Usage de drogues et prostitution de rue. Instrumentalisation d un stygmate pour la légitimation d une pratique indigne - article ; n°1 ; vol.36, pg 33-51
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Usage de drogues et prostitution de rue. Instrumentalisation d'un stygmate pour la légitimation d'une pratique indigne - article ; n°1 ; vol.36, pg 33-51

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Sociétés contemporaines - Année 1999 - Volume 36 - Numéro 1 - Pages 33-51
RÉSUMÉ: Cet article propose, après avoir rendu compte de la place de la prostitution telle qu’elle est construite socialement en France, d’examiner la façon dont l’usage de drogues s’inscrit dans ce monde social spécifique, à partir d’un travail de terrain mené essentiellement sur les trottoirs de Lille. Dans un premier temps, ce sont donc les principales interventions publiques en direction de la prostitution qui seront examinées pour rendre compte du statut ambigu qu’on accorde à la personne prostituée. Dans un second temps, après avoir porté l’accent sur la précarité des usagères de drogues à partir d’une enquête par questionnaire et des observations menées sur les trottoirs lillois, c’est la manière dont l’usage de drogues est instrumentalisé, pour relégitimer la pratique de la prostitution qui reste illégitime, qui fera l’objet de notre analyse. Garder la face et gérer une identité souillée constituent des enjeux importants pour celles qui restent considérées dans la plupart des espaces sociaux comme victimes ou délinquantes.
STÉPHANIE PRYEN
Use of drugs and street prostitution. The manipulation of a stigma to legitimize a disgraceful practice.
This article, after giving full account of the place of prostitution as it is socially organized in France, proposes to examine the way the use of drugs is deeply set in this specific social world from a field analysis carried out mainly in the streets of Lille. In a first step, the main public interventions made towards prostitution are examined to highlight the ambiguous status of the prostitute. In a second step, having stressed the precariousness of the drug addicts based on a research survey by questionnaire and on direct observation made in the streets of Lille, our analysis shall focus on the way the use of drugs is manipulated to re-legitimate the practice of prostitution, which remains illegitimate. Save one's face and deal with a soiled identity represent an important challenge for those who are still considered, in most social structures, as victims or delinquents.
19 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1999
Nombre de lectures 55
Langue Français

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      S T É P H A N I E P R Y E N       
USAGE DE DROGUES ET PROSTITUTION DE RUE L’INSTRUMENTALISATION D’UN STIGMATE POUR LA LEGITIMATION D’UNE PRATIQUE INDIGNE
RÉSUMÉ :  Cet article propose, après avoir rendu compte de la place de la prostitution telle qu elle est construite socialement en France, d’examiner la façon dont l’usage de drogues s’inscrit dans ce monde social spécifique, à partir d’un travail de terrain mené essentielle-ment sur les trottoirs de Lille. Dans un premier temps, ce sont donc les principales interven-tions publiques en direction de la prostitution qui seront examinées pour rendre compte du statut ambigu qu’on accorde à la personne prostituée. Dans un second temps, après avoir porté l’accent sur la précarité des usagères de drogues à partir d’une enquête par question-naire et des observations menées sur les trottoirs lillois, c’est la manière dont l’usage de dro-gues est instrumentalisé, pour relégitimer la pratique de la prostitution qui reste illégitime, qui fera l’objet de notre analyse. Garder la face et gérer une identité souillée constituent des enjeux importants pour celles qui restent considérées dans la plupart des espaces sociaux comme victimes ou délinquantes.  L’objectif de cet article est de montrer la place que prend l’usage de drogues sur les trottoirs de la prostitution de rue, peut-être davantage comme discours que comme pratique. Cette analyse, inscrite dans une démarche inductive et compréhen-sive, se fonde sur un travail de terrain mené essentiellement sur les trottoirs de Lille particulièrement marqués ces dix dernières années par l’arrivée de jeunes femmes concernées par l’usage de drogues et, depuis le 9 janvier 1998, par des actions poli-cières (injonctions verbales répétées, procès verbaux) visant à déplacer explicite-ment ces territoires du quartier du Vieux-Lille vers la périphérie (le Bois de Boulo-gne de Lille) (Prieur, 1998). Le cadre général dans lequel nous nous inscrivons emprunte à deux champs théoriques, celui de la sociologie des professions et celui de la sociologie de la dé-viance, dans la perspective de l’interactionnisme symbolique (Pryen, 1999). Au car-refour de ces deux problématiques, nous avons pu appréhender la prostitution comme un métier pour comprendre la manière dont il s’exerce, dont il s’apprend, en référence à un stéréotype professionnel spécifique ; mais un métier stigmatisé, ce qui implique de chercher à comprendre comment la norme se construit socialement, par
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S T E P H A N I E P R Y E N                 le biais de quelles institutions elle s’applique, et comment elle est négociée par les acteurs qui en sont la cible. Deux temps organiseront cet article. Dans un premier temps, c’est le contexte lé-gislatif et les différentes logiques d’intervention – sociales, d’ordre public, sanitaires – que nous présenterons sommairement, pour situer la place sociale octroyée à la personne qui se prostitue, et qui parfois use de drogues illicites. Dans un second temps, c’est l’instrumentalisation du stigmate de la toxicomanie pour relégitimer la pratique de la prostitution, par les personnes qui se prostituent, qu’elles soient ou non usagères de drogues, que nous examinerons. 1. QUELLE PLACE SOCIALE, AU CARREFOUR DE QUELLES LOGIQUES  D’INTERVENTION ? En France, la prostitution n’est ni interdite ni réglementée. Elle n’a pas de défini-tion légale, seule la jurisprudence donne un contenu à cette notion, en retenant deux critères, la nature sexuelle de l’acte et sa rémunération (Cazals, 1995, p. 31) – un troisième critère, celui de l’habitude, étant parfois utilisé. La prostitution est consi-dérée comme un acte privé, relevant de la morale personnelle. Pourtant, différentes interventions de politiques publiques, qu’elles relèvent du registre social, policier, sanitaire ou fiscal, conduisent à rendre public le privé des femmes (davantage que celui des hommes 1 ) qui l’exercent. Les interventions multiples les conduisent le plus souvent, dans la plupart des espaces sociaux qu’elles investissent – sauf évidemment le trottoir à partir duquel se fait la « publicité  de leur activité –, à garder le secret sur la source de leurs revenus, et le poids de ce secret au quotidien est lourd. Une place toute particulière, et ambiguë, est construite pour la prostitution. La prostitution peut ainsi être définie, dans la plupart des espaces sociaux, comme un stigmate. L’affirmation semble de prime abord s’imposer dans la société depuis la-quelle nous parlons : la prostitution est quelque chose qui « disqualifie et empêche d’être pleinement accepté par la société  (Goffman, 1975, [1963], p. 7). Les attri-buts de la prostitution sont des symboles de stigmate, des « signes dont l’effet spéci-fique est d’attirer l’attention sur une faille honteuse dans l’identité de ceux qui les portent, et qui détruisent ce qui aurait pu être un tableau d’ensemble cohérent, avec pour conséquence un abaissement de l’appréciation.  (Goffman, 1975, [1963], p. 59). LA PROSTITUEE, UNE VICTIME Ce stigmate est explicitement marqué par la place juridique qu’on réserve à la personne qui le porte. Depuis les ordonnances de 1960 qui ratifient la Convention de l’ONU du 2 décembre 1949 (Convention de New York), marquant l’adoption par la  1. Même si un nombre croissant de garçons, de travestis ou transsexuels arpente les trottoirs des villes comme à Lyon (mais pas à Lille), la place de la femme reste toute spécifique. Comme le montre Li-lian Mathieu (1996b) alors qu’il veut mettre au défi de la prostitution masculine les analyses fémi-nistes, les constructions sociales de genre traversent le monde de la prostitution : les hommes pros-titués sont moins isolés socialement, plus proches du monde professionnel légitime, moins sujets aux interventions du domaine public (exemple significatif : le proxénétisme, pour les garçons, n’est pas questionné). Et les clients sont toujours pour l’essentiel des hommes.
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       U S A G E D E D R O G U E S , P R O S T I T U T I O N , S T I G M A T I S A T I O N France du régime abolitionniste en faisant disparaître toute réglementation spécifi-que 2 , elle est en effet considérée comme une inadaptée sociale . La prostitution est un fléau social « incompatible avec la dignité humaine  : la prostituée est considé-rée comme une victime – ce qui invalide toute forme d’action collective qui n’aurait pas pour fin la réinsertion –, et il s’agit de lutter contre toute forme d’exploitation de celle-ci. Le statut du toxicomane est défini quant à lui, depuis la loi de 1970 et l’injonction thérapeutique, en fonction d’une alternative : l’univers médical – le ma-lade – ou l’univers judiciaire – le délinquant (Castel et al. , 1992), dans un contexte où la politique menée en matière de toxicomanie se fonde sur le modèle théologique de « l’abstinence républicaine  (Ehrenberg, 1995). C’est peut-être la tension entre nécessité et illégitimité qui préside à cette place toute spécifique, tendue entre privé et public. La prostitution est considérée comme un « mal nécessaire , considération dont pourtant l’abolitionnisme se défend et cherche à s’extraire. Une fonction sociale est accordée à un service sexuel qui appa-raît nécessaire pour faire face à un dysfonctionnement de l’arrangement entre les sexes, mais qui est pourtant rempli de manière illégitime, dans la mesure où il pose comme équivalents ce qui est, dans notre contexte culturel, le plus individuel – le corps, la sexualité – et ce qui est le plus générique – l’argent (Simmel, 1987 [1900]). Vis-à-vis de cette « institution bâtarde  pour reprendre le terme de E.C.Hughes (1996 [1971]), les attitudes oscillent entre relégation et tolérance. La personne qui exerce cette activité est considérée le plus souvent comme une victime, les injonc-tions à se réinsérer et la référence à l’esclavage étant plus souvent rencontrées, dans les interactions avec les intervenants sociaux spécifiques, relevant majoritairement du domaine privé et travaillant à l’abolition de la prostitution 3 . LA PROSTITUEE, UNE DELINQUANTE Par ailleurs, le fait que la première étape de la prostitution de rue se déroule sur les territoires des villes, qu’elle soit donc pour partie « au vu et au su de tous  4 ,  qu’elle occupe un espace, la rue, et le plus souvent un temps, la nuit, qui ne sont tra-ditionnellement pas accordés aux femmes, met en question l’ordre et la moralité pu-blics. Le délit de racolage 5 , né en 1946 au moment de la fermeture des maisons de tolérance pour gérer l’arrivée attendue des femmes sur les trottoirs (qui les oc-cupaient pourtant déjà, comme le montre l’historien Alain Corbin (1982 [1978]), est prévu pour faire face au désordre ainsi provoqué. C’est l’absence de troubles à  2. C’est la suppression du fichier sanitaire et social, qui avait perduré après 1946, date de la fermeture des maisons de tolérance et de la suppression « officielle  du fichier policier. 3. Des services de prévention et de réadaptation sociale (SPRS), relevant de la direction départemen-tale des affaires sanitaires et sociales – État, devaient naître des recommandations des ordonnances de 1960. Seuls huit ont vu le jour en France (celui de Lille ayant fonctionné de 1974 à 1992), l’action quant à la prostitution étant largement laissée au secteur privé (le Mouvement du Nid jouant un rôle essentiel notamment dans le département du Nord (même si son « monopole  est au-jourd’hui questionné)). Aujourd’hui, tous ces SPRS ont été fermés. 4. Ce qui réfère au premier registre élaboré par Olivier Schwartz (1990) pour rendre compte du privé et du public. 5. Jusqu’en 1994 et le nouveau Code Pénal, la distinction était faite entre racolage passif et racolage actif, les deux étant verbalisables. Depuis, seul le racolage actif, nécessitant donc une action posi-tive, est susceptible de conduire à l’établissement d’un procès-verbal.
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S T E P H A N I E P R Y E N                 l’ordre public qui définit l’ordre public dans les quartiers. Lorsque ces derniers changent de profil social, la notion d’absence de désordre change avec lui. De la même manière que les toxicomanes sont refoulés vers la périphérie (Duprez, Koko-reff, Joubert, Weinberger, 1996), la prostitution, qui depuis une quinzaine d’années prend place dans le quartier historique de Lille (le Vieux-Lille), est l’objet de tenta-tives explicites de déplacement par les autorités policières à partir du mois de janvier 1998. La transformation du paysage dans lequel elle prend place – de plus en plus favorisé socialement, accueillant des constructions immobilières nouvelles et plus luxueuses, et destiné à constituer la « vitrine  de la ville – mais également l’arrivée de nouveaux acteurs locaux (commissaire central, adjointe au Procureur de la Répu-blique)- ne supporte pas sa pérennisation dans un quartier symboliquement marqué par la présence du Palais de Justice. Surtout lorsque les formes de la prostitution el-les-mêmes évoluent. La prostitution dans ce quartier est de plus en plus visiblement liée à l’usage de drogues ; un bus d’échange de seringues y stationne, accueillant aussi bien les jeunes femmes qui se prostituent que des jeunes hommes, usagers et parfois aussi dealers dans cet espace. La pratique de la toxicomanie, liée au risque du sida 6 , a probablement contribué à changer l’approche du monde de la prostitution et à reposer la question du statut de la personne prostituée. Cette tentative de déplacement vers un lieu périphérique, sans habitation (le Bois de Boulogne de Lille), n’a pu être assumée publiquement, puisqu’elle est contraire à la Convention ratifiée par la France, qui empêche toute forme de réglementation, donc toute assignation de lieu à l’exercice de la prostitution. Par ailleurs, la loi doit être appliquée partout de la même manière sur le territoire de la République, ce qui vaut donc pour le Vieux-Lille devrait valoir pour le Bois de Boulogne. On ne com-prendrait pas que le racolage soit dénoncé sur un lieu, pas sur un autre. Les procès verbaux de racolage devraient être dressés de la même manière partout, puisqu’il s’agit d’un acte positif destiné à convaincre le destinataire de ce geste d’avoir des rapports sexuels. Cet acte positif verbalisable n’est pas spécifié en fonction d’un ter-ritoire. Pourtant, ce sont ces procès verbaux – qui peuvent être communiqués aux services fiscaux et conduire donc à un redressement fiscal pour ces personnes qui devraient normalement déclarer leurs ressources au titre des bénéfices non commer-ciaux – qui peuvent servir de moyens de pression pour modeler les territoires de la prostitution de rue. Alors que la simple présence sur le trottoir n’est pas, dans les textes, punissable, la reconnaissance de la personne comme prostituée, quelle que soit alors son activité (se prostituer, ou faire ses courses dans le quartier) a pu pour-tant constituer à Lille (et à d’autres époques et sur d’autres lieux), dans les pratiques policières, le critère à partir duquel il y a verbalisation, ou en tous les cas, intimida-tion. La notion de racolage prend un sens très étendu en fonction des changements de la « politique de la ville . La redéfinition des lieux de racolage, lorsqu’elle n’est pas l’objet de compromis et de négociations, conduit nécessairement à rendre l’activité prostitution, en tant que telle, délictueuse, et à considérer la prostituée comme délinquante – encore plus lorsqu’elle est usagère de drogues. Cette dernière ne connaît d’ailleurs pas toujours  6. Les travaux épidémiologiques européens ont souligné la faible contamination par le VIH des per-sonnes se prostituant (dans les pays européens), et par ailleurs le rôle de la pratique d’injection de drogues dans cette contamination (EWGHFP, 1993).
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       U S A G E D E D R O G U E S , P R O S T I T U T I O N , S T I G M A T I S A T I O N ses droits. Son expérience de l’illégitimité de son activité la conduit à se penser comme délinquante, plutôt qu’« atteinte dans sa dignité  par l’activité elle-même comme la Convention ratifiée par la France le spécifie. Beaucoup pensent d’ailleurs que la prostitution est interdite, et la plupart acceptent le fichage policier, officieux et non légal, certaines se rendant au commissariat pour se faire reconnaître en tant que telles, et allant même se faire « déficher  lorsqu’elles arrêtent leur activité. LA PROSTITUEE, CO-ACTRICE DANS LE CHAMP SANITAIRE La place accordée à la prostitution vient confirmer la place des femmes, ren-voyées à l’univers privé. Toutefois, ce statut auquel est renvoyée la personne prosti-tuée évolue dans un contexte marqué par la logique sanitaire. De la même manière qu’en ce qui concerne la toxicomanie (et peut-être surtout, à cause de la toxicomanie et de ses liens croissants avec la prostitution), le VIH a joué un rôle important dans la recomposition des logiques d’action, après une longue période (de 1960 à la fin des années 1980) durant laquelle la préoccupation sanitaire n’était plus au premier rang. Le contexte du sida réactive la longue histoire qui a lié les prostituées aux ma-ladies sexuellement transmissibles et tout particulièrement à la syphilis (Corbin, 1977), et renouvelle l’intérêt des sciences humaines pour la prostitution – les princi-paux financements des recherches actuelles proviennent de fonds destinés à la pré-vention du VIH (Fierro, Welzer-Lang, 1995, et Ortmans, 1998). La première recher-che-action née dans le contexte du sida, « Prostitution et Santé publique , menée à Paris en 1989 par une équipe pluri-disciplinaire et  des personnes prostituées, initie une nouvelle forme de prise en charge du problème prostitution, par de nouveaux acteurs, auxquels les personnes prostituées sont associées, des compétences leur étant reconnues. Ce statut de partenaire de l’action ne va pas de soi, et n’est intégré que très marginalement. Des contradictions et des tensions traversent le champ au sein d’un même ministère : l’attachement de la France à l’abolitionnisme conduit les acteurs de l’action sociale à adopter une attitude victimisante, tandis que les acteurs sanitaires tentent de travailler en parité avec les personnes concernées, dans les ter-mes de la santé communautaire (Mathieu, 1996a ; Welzer-Lang, Schutz Samson et al. , 1999). Comment est occupée cette place, sur les trottoirs de la prostitution, et surtout, comment l’usage de drogues vient-il réorganiser les discours autour de la pratique ? C’est à cette question que nous voudrions apporter quelques éléments de réponse dans le deuxième point de cet article, en présentant tout d’abord quelques données et observations rendant compte des conditions de vie des usagères de drogues (en comparant lorsque cela nous sera possible avec celles des prostituées non usagères).
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S T E P H A N I E P R Y E N                  M ETHODOLOGIE  Trois moments dans la recherche peuvent être distingués. Chacun est lié à un lieu spé-cifique, à des manières d’entrer en contact différentes, à des biais particuliers. C’est seu-lement sur la durée, et uniquement en appréhendant ces trois moments ensemble, que nous pouvons justifier d’un regard global sur la prostitution. Le premier est celui des trottoirs, dans les rues de Lille (Pryen, 1996b). La prise de contact était individuelle, sur les lieux et temps de l’activité prostitutionnelle. Les person-nes étaient donc directement accostées sur le trottoir, certaines pouvant être connues anté-rieurement par nos premières recherches dans le cadre du service social spécifiquement adressé aux personnes prostituées (Service de prévention et de réadaptation sociale). La demande était définie uniquement par les objectifs de l’enquête, cette fois dégagés de la première question liée au sida, et dégagés également du contexte du travail social – même si les interprétations du statut de l’enquêtrice, toujours renégociées, pouvaient parfois em-prunter à d’autres registres, comme celui du journalisme, ou du travail social. La période concernée s’étale du mois de juin 1993 au mois d’avril 1995. Les entretiens, pas toujours enregistrés, ont été menés dans des conditions très diverses, plus ou moins appropriées et comparables, dans des lieux différents (au domicile des personnes, sur le trottoir, dans des cafés), avec des personnes plus ou moins connues au préalable (certaines n’ont été ren-contrées que pour l’entretien, avec d’autres les relations sont suivies depuis plusieurs an-nées, et se situent sur des modes différents). La consigne de départ pour ces entretiens, se-mi-directifs, était la suivante : « J’aimerais que l’on parle de la manière dont vous vivez la prostitution – ou dont vous la viviez . Les questions du rapport au passé et du rapport à l’avenir étaient centrales lors des entretiens. La compréhension interprétative se heurtait toutefois aux limites propres au contexte dans lequel étaient énoncés ces discours. Si ces derniers faisaient sens, indépendamment de leur caractère « véridique , le poids du contexte sur la production de la parole était par-ticulièrement perceptible : la toxicomanie en tant que pratique nous échappait – même si elle pouvait être dite ; et les caractéristiques de la relation d’enquête « atomisaient  de manière forte la personne interrogée, conduite à prendre ses distances vis-à-vis d’un monde social stigmatisé dont, pourtant, elle faisait partie. On ne saisissait pas les liens en-tre les personnes évoluant dans ce monde. On ne percevait pas non plus la manière dont ces acteurs sociaux communiquaient avec d’autres mondes sociaux, représentant ou non l’ordre social légitime, et comment ils négociaient ces attributs négatifs dans des interac-tions spécifiques. La confrontation des différents modes de recueil de données, et le recours à l’observation directe ont permis de lever une partie de ces obstacles. Comment les person-nes vivent-elles la prostitution, et parlent-elles de cette pratique dans des contextes divers ? De quelle façon le monde prostitutionnel s’organise-t-il ? De quelle manière les personnes entrent-elles en interaction ? Et comment, dans des systèmes d’action concrets, se construit du sens ? Autant de questions auxquelles les réponses n’étaient encore que partielles. Nous avons profité d’une rencontre avec le comité régional de l’association AIDES de lutte contre le sida en janvier 1996 pour chercher à mieux y répondre. Cette équipe a mis en place un dispositif qui d’une part accueille des usagers de drogue au sein d’une antenne mobile, intervenant notamment sur un lieu de prostitution (projet réduction des risques, RDR), et d’autre part va au devant des personnes prostituées avec le préservatif comme support de relation (projet Prévention et Écoute en Milieu Prostitution (PEMP)). L’accompagnement du premier dispositif durant les mois de mai à août 1996 (Pryen, 1997a) a pu alors permettre d’observer et de saisir pour partie, sur un territoire spécifique – celui du quartier sur lequel s’exerce, de manière publique, l’activité prostitutionnelle –, les interactions multiples et diverses qui s’y déroulent. C’est donc à partir de ce dispositif d’échange de seringues, destiné aux usagers de drogue par voie intraveineuse, lorsqu’il in-tervient sur un site spécifiquement lié à la prostitution, que notre interrogation s’est « territorialisée . Nous avons alors choisi d’interroger le territoire de ce dispositif et de ses environs proches comme un espace social qui contraint pour partie, mais pour partie seulement, les interactions qui s’y déroulent. Ce sont ces dernières qui ont alors constitué
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       U S A G E D E D R O G U E S , P R O S T I T U T I O N , S T I G M A T I S A T I O N l’objet de notre attention. Le dispositif constitue une scène sociale particulière, sur laquelle les individus usagers de drogue et/ou prostitués (le deuxième terme étant, sur ce territoire spécifique, exclusivement décliné au féminin), les salariés du dispositif, la sociologue, les visiteurs occasionnels, les clients des prostituées, la police, interagissent, se définissent, établissent des classements, en tant qu’interactants participant d’autres espaces sociaux et de la société plus globale. Nous nous sommes attachée à rendre compte des codes et des règles qui traversent cette scène. L’observation des échanges lors de l’action en milieu prostitution (PEMP) a permis quant à elle de saisir des dimensions plus individuelles de l’expérience prostitutionnelle, et au passage quelques préoccupations quant à la prévention du VIH pour ce qui concerne les pratiques sexuelles – et pas seulement toxicomaniaques. Enfin, dans le prolongement de ce travail, avec la collaboration du comité de AIDES, un aperçu des conditions de vie et d’exercice de la prostitution a pu être dessiné en dernier lieu par l’intermédiaire d’un questionnaire passé auprès des personnes prostituées de Lille au mois de septembre 1996 (Pryen, 1997b). Il a pu rejoindre quelques-unes des interroga-tions levées par l’analyse du questionnaire passé auprès de trois cent cinquante-cinq per-sonnes prostituées fréquentant six des sept dispositifs de prévention du VIH en France du-rant le mois de mai 1995 (Serre et al. , 1996). Suite à ce questionnaire, nous avons cherché à retrouver quelques-unes des personnes usagères de drogues y ayant participé, pour mener avec elles des entretiens. Pour cela, nous nous sommes alors à nouveau rendue dans le dis-positif d’échange de seringues, cette fois en hiver, et un hiver particulièrement rigoureux (1996-1997), redécouvrant alors, si nous l’avions oublié, le poids de l’environnement, en l’occurrence climatologique, dans l’exercice de la prostitution. Seulement deux personnes ont pu être interviewées dans ce cadre, quant aux liens spécifiques entre toxicomanie et prostitution, mais notre présence a été l’occasion de nouvelles observations. D’autres dimensions de l’enquête viennent compléter le dispositif, en s’adressant à quelques autres personnages du théâtre de la prostitution. Nous avons pu profiter de quel-ques présences dans les cafés servant de point de rencontre, de pause, pour quelques-unes des personnes prostituées, notamment travesties. Une analyse secondaire des données de l’enquête sur les comportements sexuels en France a permis d’interroger, par un traitement statistique, la figure de l’homme ayant payé pour avoir des rapports sexuels dans les cinq années précédant l’enquête (Bajos, Pryen, Warszawski, Serre, ACSF, 1997). Des entre-tiens semi-directifs ont été menés avec des travailleurs sociaux de différentes structures et les membres des Brigades des Mœurs et des Mineurs, un questionnaire étant passé auprès de l’ensemble des services sociaux relevant du Conseil Général du Nord (Plancke, Pryen, 1993 ; 1995). De façon continue, tout au long de notre travail, nous avons rencontré les différents intervenants plus ou moins impliqués dans ce champ – et nous avons donc aussi joué un rôle dans ce champ (Conseil communal de prévention de la délinquance de la ville de Lille, comité régional de l’association AIDES, préfecture, services de police, Direction départementale des affaires sanitaires et sociales, Conseil Général, Conseil Régional, Ob-servatoire régional de la santé, associations travaillant dans le champ de la toxicomanie). De façon générale, la perspective que nous avons adoptée, qui s’inscrit dans cet espace de questions que Corcuff désigne du terme de constructivisme social (Corcuff, 1995), a conduit à rester attentive et en éveil, de façon permanente et dynamique, quant à la produc-tion des données ou des catégories d’analyse (Devereux, 1980 [1967]). Les données empi-riques ne sont pas neutres. La manière dont elles ont été construites doit être selon nous exposée et discutée dans les productions finales. Elle est aussi résultat. Nous avons veillé à contextualiser au maximum les résultats et analyses présentés dans leur dynamique de pro-duction, en nous attachant particulièrement à la relation sociale que constitue la relation d’enquête (Pryen, 1996 ; 1997a).
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S T E P H A N I E P R Y E N                 2. LE PROFESSIONNALISME, ORDONNER LE DESORDRE UNE PRECARITE PLUS GRANDE Les conditions de vie et d’exercice de la prostitution apparaissent largement plus précaires pour les personnes usagères de drogue.  Paris, l’équipe de l’Institut de recherche en épidémiologie de la pharmacodépendance (IREP), qui a d’abord pour intérêt l’usage de drogues, a été conduite à s’interroger sur la spécificité du travail sexuel (Ingold et al. , 1993). L’équipe souligne l’existence de plusieurs formes : tra-vail sexuel pour la drogue/drogue pour le travail sexuel, sachant que les frontières sont loin d’être tranchées. En parallèle avec la question de la rareté de l’accès aux soins est posée celle de l’omniprésence des problèmes de santé : maladies infectieu-ses (MST, hépatites), accidents ou suites d’accidents de la voie publique, problèmes dentaires, maladies psychiatriques (dépression) et autres pathologies. Cette recher-che montre surtout combien les exigences des deux modes de vie, des deux types de pratique, sont toujours extrêmes, et parfois contradictoires : « travail sexuel et toxi-comanie apparaissent bien comme deux mondes et deux pratiques qui s’opposent l’un à l’autre. Les exigences de l’un et de l’autre entraînent le sujet dans un perpé-tuel dépassement de lui-même, lequel aboutit inéluctablement à une perte de contrôle dans l’un ou l’autre domaine, si ce n’est dans les deux.  (Ingold et al. , 1993, p. 56). Nos données, issues d’un questionnaire passé en octobre 1996 auprès de 55 per-sonnes prostituées rencontrées sur des lieux et à des horaires diversifiés, parmi les-quelles 30 ont déclaré avoir consommé des drogues (héroïne) dans le dernier mois, attirent l’attention sur cette précarité. La population des personnes usagères de drogues est plus jeune : l’âge médian est de 26 ans, alors qu’il est de 35 ans pour les personnes non usagères. Si elles ont moins souvent des enfants (elles sont plus jeunes), elles restent plus de la moitié à en avoir (57 % (N=17) versus  68 % (N=17)). Et elles ont moins souvent leurs enfants avec elles. Pour 15 mères sur 17, ils sont placés, dont 9 à leur demande, chez un membre de la famille (N=6), dans une famille d’accueil (N=6) ou dans une institu-tion (N=3). Pour 9 mères sur 17 non usagères, ils ne sont pas avec elles, mais si pour trois d’entre elles, les enfants sont placés chez un membre de la famille, les autres sont adultes (N=5) ou décédé (N=1). Les personnes ayant consommé un produit durant le dernier mois sont logées dans des conditions beaucoup plus précaires, puisque plus des trois quarts logent soit à l’hôtel, soit chez des amis, soit dans la famille (respectivement N=10 versus 0, N=7 versus 2, N=7 versus 2). Elles sont moins souvent remboursées de leurs frais de santé [63 % (N=19) ver-sus 92 % (N=23)]. Lorsqu’elles le sont, c’est en plus grande proportion par le biais du Revenu minimum d’insertion [47 % (9/19) versus 61 % (14/23)] que par un tra-vail salarié ou un chômage récent [47 % (9/19) versus 30 % (7/23)]. Elles sont plus nombreuses à n’avoir jamais exercé d’autres activités que la prostitution [47 % (N=14) versus 32 % (N=8)], mais plus nombreuses à avoir déjà arrêté la prostitution [77 % (N=23) versus  56 % (N=14)], et sont moins nombreuses à déclarer avoir d’autres ressources [33 % (N=10) versus  56 % (N=14)]. La moitié d’entre elles est inscrite à l’ANPE [50 % (N=15) versus 64 % (N=16)].
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       U S A G E D E D R O G U E S , P R O S T I T U T I O N , S T I G M A T I S A T I O N Elles exercent la prostitution en moyenne depuis moins longtemps [4 ans (durée équivalente à deux mois près au temps moyen de leur consommation de drogues) versus 9 ans et demi], mais elles ont commencé plus jeunes. L’âge moyen auquel les premières ont commencé la prostitution est de 21 ans et 10 mois, versus 28 ans et 10 mois pour les autres. Toutes les personnes usagères de drogues dans le dernier mois déclarent travail-ler en voiture et à l’hôtel, aucune en studio spécifique. Elles déclarent moins que les autres exercer leur activité à leur domicile, mais deux fois plus souvent chez le client ou dehors [47 % (N=14) versus 20 % (N=5)], et déclarent plus souvent que les non usagères travailler la nuit et le week-end [60 % (N=18) versus 40 % (N=10) ; 83 % (N=25) versus  52 % (N=13)], conditions d’exercice dont on peut supposer qu’elles sont en lien avec l’insécurité physique. Elles sont d’ailleurs plus nombreuses à avoir été agressées dans les six derniers mois [67 % (N=20) versus 52 % (N=13)], et elles l’ont été plus souvent (en moyenne, elles ont été agressées 2,25 fois dans les six mois 7 , versus 1,38 fois pour les non usagères de drogue). La prison leur est par ail-leurs deux fois plus souvent connue [23 % (N=7) versus 12 % (N=3)]. Elles n’exercent pas sur les mêmes territoires, nous en préciserons plus loin les enjeux. Ainsi, seulement une personne sur les huit rencontrées dans le quartier de la gare a consommé de l’héroïne dans le dernier mois, contre 11 sur 19 dans le quartier de la place aux Bleuets (situé entre la gare et le Vieux-Lille), et 18 sur 28 dans le quartier du Vieux-Lille (avenue du Peuple Belge). De façon générale, les conditions de vie des personnes se prostituant sont parti-culièrement difficiles, et encore davantage quand elles sont usagères de drogues. Les processus d’exclusion ne se définissent pas seulement par rapport au monde du tra-vail, vis-à-vis duquel les personnes prostituées sont plus ou moins distantes. Les nombreuses recherches-actions (Fierro, Welzer-Lang, 1995) ont largement montré la fragilité économique, sociale, sanitaire, relationnelle, des personnes se prostituant. Le temps d’observation au sein de l’antenne mobile de réduction des risques de AIDES permet de souligner quelques constats quant aux usagères de drogues, qui, s’ils ne sont pas quantifiés, restent particulièrement significatifs. Le premier d’entre eux concerne la continuité des territoires. Celles qui arrivent aujourd’hui sur les trottoirs de Lille se connaissent entre elles, connaissent égale-ment les jeunes hommes qui y sont présents (pour trafiquer ou se rendre au bus d’échange de seringues), depuis leurs quartiers d’origine, qui sont ces quartiers dési-gnés comme « difficiles , ceux de Lille-Sud, de Roubaix, de Tourcoing. Si les cher-cheurs (Duprez et al. , 1996) ont pu montrer que ces quartiers n’étaient pas seule-ment fermés sur eux-mêmes, qu’ils n’avaient pas qu’un effet négatif sur ceux qui les habitaient, ils ont également pu souligner le fait qu’il n’était pas toujours possible de se les approprier de manière positive autrement qu’en empruntant les chemins de la toxicomanie et/ou de la prostitution pour sortir, plus ou moins heureusement, des conditions sociales « invalidantes  de leur lieu de vie. Le « queman  – le manque –, l’argent, le produit – qu’il soit illicite ou prescrit –, le projet et la perspective d’en arrêter la consommation, le corps, la prison,  7. La moyenne reste plus élevée (égale à 1,84) si l’on exclut la personne ayant déclaré plus de 10 agressions (le nombre maximal déclaré étant par ailleurs égal à 4).
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S T E P H A N I E P R Y E N                 l’agression, sont des dimensions particulièrement présentes sur les trottoirs. Elles sont du même coup largement banalisées. « Tiens, tu sais qu’Untel est tombé ? (est en prison)  , ou « Alors, tu es sorti quand ?  . L’agression – qui ne vient pas forcé-ment de l’extérieur, elle peut venir également des autres personnes prostituées – est ainsi rarement suivie d’une plainte, la banalisation de l’atteinte au corps allant de pair avec un rapport aux institutions souvent vécu comme difficile. Le mensonge est également très présent, concernant des pratiques largement stigmatisées – que ce soit au regard de l’opinion publique, ou des travailleurs so-ciaux, ou des « collègues  lorsqu’il y a manquement aux règles définies –, parfois illégales – que ce soit les moyens utilisés pour se « débrouiller , ou la vie commune qualifiée de proxénétisme, ou l’usage de stupéfiants –, et doivent ou non être tenues secrètes selon les contextes – selon la personne à qui le message s’adresse, et selon qu’il s’agit de prostitution et/ou de toxicomanie. C’est le mensonge de cette jeune femme, qui dit ne pas se prostituer en reprochant à un jeune homme, usager de dro-gue, de laisser sa petite amie sur le trottoir, auquel répond le mensonge de ce jeune homme qui prétend qu’il n’est plus avec elle justement depuis qu’elle est sur le trot-toir, alors qu’il est sollicité comme « son homme  lorsqu’elle subit une agression. Mensonge encore, celui de cette jeune femme qui, dans ce contexte de morale d’abstinence dont parle Ehrenberg, prétend au début d’une conversation avec des volontaires du groupe Prévention et Écoute en Milieu Prostitution qu’ elle « ne tape plus  , qu’elle n’a recours qu’à des médicaments prescrits, mais qui ensuite, pour expliquer sa fatigue, se rappelle avoir fumé un joint quelques heures auparavant ; qui encore un peu plus tard, « avoue  qu’elle « tape  encore, mais seulement le matin, et juste pour le « queman , seulement « un alu  8 , et qui craque enfin en reconnais-sant qu’elle en est à 4 grammes par jour. En quittant les volontaires de l’association, elle leur demande s’ils ne donnent pas de seringues. Les conditions d’accès aux soins sont le plus souvent vécues comme le parcours du combattant. L’attente pour entrer en cure décourage. Le fait d’être accueilli en psychiatrie quand on sollicite l’hôpital pour se soigner est dissuasif. Les démarches pour obtenir l’aide médicale gratuite paraissent infaisables, notamment dans le dé-partement du Nord où le Conseil Général (RPR) a pu contrôler la délivrance des feuilles jaunes (une feuille, un acte gratuit), pour les toxicomanes, à partir du seuil de 5 bons pour un trimestre 9 . Un « médecin contrôleur  était d’ailleurs chargé ex-plicitement de cette question – alors que les termes de la loi ne placent pas cette aide sociale sous contrôle. Certaines personnes épuisaient ces cinq feuilles en un mois et demi pour leur traitement de substitution au Subutex, mais elles n’envisageaient pas de payer l’acte pour pérenniser leur traitement car l’argent est aussi lié au mode de vie. « Ah ben maintenant que tu es sous Subutex, tu dois avoir de la thune !  , jette un usager de drogue à un ex-usager. « L’argent, tu l’as quand tu cherches la drogue. Quand tu ne cherches plus la drogue, tu n’as plus l’argent  , s’entend-il répondre. La limitation de l’aide médicale gratuite était vécue comme un manque d’intérêt des pouvoirs publics pour la toxicomanie, et comme une volonté de la gérer plutôt que de la traiter. La relation médicale ne prend pas le même sens selon qu’elle est consi- 8. L’héroïne est consommée en « fumette . Elle est chauffée sur une feuille d’aluminium et les fu-mées sont inhalées. 9. Règlement départemental d’aide sociale du Nord voté par délibération le 5 juillet 1993.
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       U S A G E D E D R O G U E S , P R O S T I T U T I O N , S T I G M A T I S A T I O N dérée ou non comme un soin gratuit et qu’elle est ou non reconnue comme un droit. Depuis novembre 1998, avec le nouveau Conseil Général (PS), il a été mis fin à cette pratique, l’accès aux soins pour les plus démunis étant ouvert sans restriction avec la mise en place d’un « Passeport Santé , plus discret et plus pratique, valable deux ans, et évitant aux bénéficiaires de redemander des bons au-delà de cinq consultations trimestrielles. L’INSTRUMENTALISATION DU STIGMATE Les conditions de vie et d’exercice de la prostitution pour les usagères de dro-gues sont plus précaires, et la place sociale qui leur est accordée très spécifique. In-dépendamment des pratiques réelles, la toxicomanie sert à établir une ligne de par-tage au sein de l’univers prostitutionnel, et permet de revaloriser la pratique de la prostitution qui, si elle reste illégitime, peut davantage se poser du côté de la partici-pation au maintien de l’ordre social. Les modalités d’occupation de territoires spécifiques – ceux de la prostitution, ou ceux mis à disposition des usagers de drogue (Pryen, 1997a) – mettent en évidence cette ligne de partage. Les quartiers de la prostitution renvoient à des populations différenciées en termes d’âge, d’ancienneté et de pratique d’usage de drogue : les plus anciennes exerceraient au centre de Lille, dans le quartier de la gare, tandis que les jeunes toxicomanes auraient « envahi  / seraient « reléguées  dans le quartier du Vieux Lille – c’est justement dans ce quartier que le niveau de tolérance par rap-port à la prostitution est particulièrement bas. L’enjeu est de tenter de préserver une réputation, qui n’est déjà pas très bonne. Lorsque la question de savoir si les jeunes posent problème est posée, la réponse est claire : « On les vire ! Comme on a été vi-rées il y a 18 ans.  Le Vieux-Lille est évoqué à travers sa réputation passée : « Tout le Vieux-Lille, pourri, le Vieux-Lille. Ouais. Tout des drogués... tout des jeunes. Et en plus, beaucoup des maghrébines maintenant, qui viennent de Roubaix, Tour-coing, et qui viennent tapiner.   Une jeune toxicomane raconte avoir dû « faire les quatre coins de Lille  depuis qu’elle exerce cette activité, rejetée par celles qui oc-cupaient déjà le territoire. Elle ne dispose pas des ressources, nécessaires et suffisan-tes, pour s’opposer à la légitimité et à la connaissance des codes du milieu des « anciennes . Ces dernières refusent que les « toxicos  s’installent sur leurs terri-toires, se montrant intransigeantes vis-à-vis des jeunes usagères de drogues. La manière dont les personnes prostituées s’engagent ou non dans l’espace du dispositif de réduction des risques, qui s’adresse aux usagers de drogues par voie intraveineuse, est également significative de ces interactions problématiques entre les deux pratiques. Certaines femmes refusent d’entrer dans l’espace intérieur du bus. La formulation de leur demande se limite pour certaines à une interjection du type : « Tu  peux m’en mettre 30 ?  (des préservatifs), ou « Je peux en avoir 10 ? , sans qu’aucune formule de salutation ne soit empruntée pour entrer en matière, ou parfois simplement un vague « Salut . La personne choisit de n’utiliser que les ser-vices très pragmatiques qui sont offerts, limitant les contacts avec les autres usagers, signifiant ainsi son refus de s’engager dans le même univers. On peut parler de stra-tégies d’évitement au sens de Goffman (1974). Il s’agit par exemple (mais pas seu-lement) de certaines prostituées non toxicomanes, qui viennent se procurer des pré-servatifs, mais qui marquent, de façon physique, corporelle, territoriale, leur non-
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