Violence légitime et violence illégitime. À propos des pratiques et des représentations dans la crise afghane - article ; n°144 ; vol.37, pg 51-67
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Violence légitime et violence illégitime. À propos des pratiques et des représentations dans la crise afghane - article ; n°144 ; vol.37, pg 51-67

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L'Homme - Année 1997 - Volume 37 - Numéro 144 - Pages 51-67
17 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1997
Nombre de lectures 19
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Pierre Centlivres
Violence légitime et violence illégitime. À propos des pratiques
et des représentations dans la crise afghane
In: L'Homme, 1997, tome 37 n°144. pp. 51-67.
Citer ce document / Cite this document :
Centlivres Pierre. Violence légitime et violence illégitime. À propos des pratiques et des représentations dans la crise afghane.
In: L'Homme, 1997, tome 37 n°144. pp. 51-67.
doi : 10.3406/hom.1997.370358
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1997_num_37_144_370358PIERRE CENTLIVRES
Violence legitime et violence illégitime
A propos des pratiques et des représentations
dans la crise afghane
Dans un article consacré à l'anthropologie de la souffrance, J. Davis
(1992) distingue deux anthropologies : l'une qui s'intéresse aux struc
tures et aux organisations sociales considérées comme fonctionnant
plus ou moins normalement, l'autre « relative aux pannes et dépannages ». Cette
dernière étudie des populations « parcourues par un ou plusieurs cavaliers de
l'apocalypse » {ibid. : 149), et qui souffrent de famines, de guerre, d'épidémies
et autres désastres exceptionnels. Mais, s'interroge-t-il, dans quelle mesure les
catastrophes naturelles ou humaines, et la souffrance qui en résulte, sont-elles
exceptionnelles ? N'y a-t-il pas une normalité de la souffrance, une souffrance
ordinaire (ibid. : 150), soumise aux vicissitudes de l'histoire comme aux condi
tions mêmes de la vie sociale ?
Il en est de la violence, et de la violence actuelle en Afghanistan, comme de
la souffrance qui lui est si intimement associée. Pour l'anthropologue, elle
apparaît liée à la mémoire collective comme à l'expérience quotidienne ; elle
semble indissociable de l'ordre social et constitutive de la culture qui l'orga
nise, la gère et la contient selon des normes qui lui sont propres. Comme dans
d'autres sociétés tribales qualifiées de guerrières (Gellner 1981 : 20), la vio
lence en Afghanistan est inscrite dans la culture ; elle n'est pas en rupture avec
elle. Elle est donc un événement, une présence quotidienne, « traditionnelle »,
pourrait-on dire, et récurrente. Peut-être, ici ou là, est-elle poussée à un degré
extrême, mais nullement anormal. On peut même parler d'une valorisation de
la violence, dans la mesure où elle est, avec ses règles strictes que la société
afghane partage avec d'autres types de sociétés, inséparable de l'honneur, de
l'idéal de l'homme libre, de la gestion correcte de ses affaires, d'une éthique
du conflit (Jamous 1981 ; Pitt-Rivers 1983 : 180). « On a dit de ces sociétés »,
précise Pitt-Rivers (ibid.), « qu'elles étaient sans loi ou anarchiques et il est
vrai qu'elles sont enclines à la violence intestine, mais leur violence même
obéit à des règles aussi strictes que celles d'un jeu sacré. » Dans quelle mesure
L'Homme 144, oct.-déc. 1997, pp. 51-67. 52 Pierre Centlivres
pourtant la guerre interminable en Afghanistan, avec ses pertes, ses souf
frances, les viols et les tortures1, ne dessine-t-elle pas un au-delà de la norme,
une situation de rupture avec un système où meurtres, raids, vengeances
avaient leur place certes, mais qui possédait des mécanismes pour en limiter les
excès et les dérapages ?
Pour le public européen, éveillé ou du moins entretenu par les médias,
l'Afghanistan a passé par plusieurs phases dans ce second demi-siècle. Pays
quasi inconnu, domaine réservé des archéologues et des anthropologues tout
d'abord, puis parcouru par les amateurs d'aventures, par les fervents de la Route
et du Voyage dans les années 1960-1970, l'Afghanistan fait la une des journaux
et alerte la conscience morale et politique de l'Occident lors du coup d'État
marxiste d'avril 1978 à Kaboul et surtout depuis l'intervention des troupes
soviétiques le 27 décembre 1979. L'intérêt pour la résistance afghane, pour ces
petits groupes de combattants luttant seuls contre la superpuissance soviétique
et ses alliés afghans, se maintient jusqu'à la chute de la capitale afghane et de
son régime en 1992, ou du moins jusqu'au départ des troupes soviétiques en
février 1989. C'est durant cette période que se diffuse en Europe et aux États-
Unis l'image de moudjahidins enturbannés, affrontant les chars et les hélico
ptères soviétiques avec des armes dérisoires, fortifiés qu'ils sont par la foi rel
igieuse et le devoir du djihad2.
Après la victoire des moudjahidins afghans, la prolongation du conflit entre
les factions et les partis de l'ancienne résistance au pouvoir marxiste conduit a
un désintérêt pour l'Afghanistan. L'information d'ailleurs se raréfie, comme si
à la disparition de l'enjeu — le départ des troupes soviétiques, puis la dissolu
tion de l'Union soviétique — faisait suite en Europe une sorte de déception,
voire de dégoût, devant la violence et la discorde récurrentes à Kaboul. Cette
désaffection de nombre de ceux pour qui les moudjahidins afghans symbolis
aient une lutte de libération s'est trouvée renforcée par la transformation du
djihad en violence jugée aveugle que l'affrontement prolongé des chefs de
guerre a désacralisée. Aujourd'hui F inintelligibilité apparente de cette « anar
chie » continuelle concourt à décourager la recherche du pourquoi et du com
ment.
Pour tenter de saisir cette « logique de la violence », il est nécessaire de
suivre deux filières : l'une concernant l'analyse des faits d'organisation sociale,
l'autre l'étude des images et des symboles culturels permettant aux Afghans
d'interpréter leur histoire passée et présente.
1. Le rapport 1994 d' Amnesty International (p. 40), se fondant sur des cas hélas très nombreux, parle
de viols, de tortures, d'exécutions : « Des centaines de civils ont été délibérément tués par les
troupes gouvernementales et par d'autres groupes de moudjahidins, à Kaboul et ailleurs. D'autres
civils, parmi lesquels figuraient des enfants ont été incarcérés et dans certains cas torturés ou malt
raités. Des viols auraient été commis et des cas de morts consécutives à des tortures ont été signal
és. » /
2. Traduit souvent par « guerre sainte » ; il serait plus juste de parler de « lutte dans la voie de Dieu ». De la violence dans la crise afghane 53
Organisation sociale et « code » tribal afghan
La société afghane prérévolutionaire, dominée par les Pachtouns3, groupe
ethnique numériquement le plus nombreux, peut être qualifiée de tribale, ou
plutôt marquée en profondeur par un modèle « tribal » lié à un système de patri-
lignages territoriaux, avec ses normes, ses valeurs, son code de l'honneur, alors
même que toutes les collectivités afghanes ne constituent pas sociologiquement
des « tribus », et même si de grandes villes, telles Kaboul, Herat, Mazar-i Sharif,
comportent une bourgeoisie commerçante dont la structure et les valeurs tr
ibales sont absentes.
En dehors des villes, la société afghane se regroupe en villages, souvent dif
ficiles d'accès, vu le relief montagneux du pays ; les vrais nomades éleveurs
représentent une petite minorité, à peine plus d'un demi-million de personnes.
Elle est structurée en groupes de solidarité, qawm, terme qu'on peut traduire
selon les cas par lignage, groupe de parents ou groupe local (Centlivres &
Centlivres-Demont 1988 : 18 et 36-38). Elle revendique fortement son apparte
nance à l'islam, même si les représentants de l'orthodoxie sunnite dénoncent et
cherchent à corriger des pratiques déviantes. Les villages de montagne sont
relativement égalitaires, alors que les plaines connaissent, dans une certaine
mesure, le régime de la grande propriété foncière, et le sud-ouest du pays des
chefferies avec dépendants (Tapper 1983 : 43-44).
Les tribus et les qawm ne sont en rien des isolats mais vivent depuis plu
sieurs siècles dans un cadre étatique selon un modèle politique qui n'est pas
sans analogie avec celui décrit par Ibn Khaldûn (1967). L'État est incarné par
une famille dynastique conquérante affaiblie par son succès même et en butte à
son tour à l&

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