J'ai vu quelqu'un mourir met en scène un narrateur confronté subitement à la mort, sur son trajet quotidien. Alors qu'il se rend vers son lieu de travail, il découvre ce qui ressemble fortement à une scène de crime, protégée par des policiers. Il n'y a cependant aucun cadavre, et aucun média ne couvre l'évènement. Le narrateur se lance alors dans une introspection, et s'interroge à la fois sur la mort, le deuil et l'oubli.
1 J’ai vu quelqu’un mourir, ou pas exactement. Avez-vous déjà remarqué que lorsqu’une personne a quelque chose d’intéressant à raconter, une expérience inédite, une histoire insolite, elle en profite toujours pour en exagérer la substance, pour rendre le récit plus extraordinaire qu’il ne l’est vraiment ? Et je dois avouer que c’est exactement ce que je suis en train de faire.
En réalité, je n’ai pas vu grand-chose. J’aurais pu tout aussi bien marcher à côté sans réaliser, comme l’ont fait tant d’autres passants, j’imagine.
Ce matin-là—l’histoire commence un matin—, je marchais le long de la North Strand Road, en direction de l’Eastpoint Business Park, mon lieu de travail. Je venais à peine de passer Amiens Street, une rue dont le nom me faisait fatalement penser à mon ancienne ville. C’est curieux de trouver une Amiens Street à Dublin. Qui se soucie vraiment d’Amiens à Dublin ? Vous me direz, c’est un peu comme la rue d’Amiens, à Lille, ou encore la rue de Lille, à Paris. Je suppose que toutes les villes du monde se font stupidement écho, vieille astuce de ceux qui ont la lourde tâche d’attribuer tant de noms à d’innombrables rues.
J’en étais là de mes pérégrinations quand une scène attira mon attention. Je m’approchais à ce moment du Marino College, et l’objet de ma curiosité se situait sur le trottoir d’en face. La scène semblait banale, au premier abord. Il y avait une voiture rouge, ou bleue—les couleurs sont si peu importantes pour moi—, encadrée par deux policiers irlandais.
Reconnaissez qu’il est assez naturel de s’intéresser aux activités policières, comme si nous étions tous habités par une sorte de crainte inconsciente au contact des hommes de loi. Pour ma défense, l’uniforme jaune vif des hommes de la Garda incite d’autant plus à l’observation. En parlant de jaune, je me dois de mentionner ce qui donnait de l’intérêt à cette scène apparemment creuse : une ligne jaune, de part et d’autre de la voiture, que protégeaient les policiers.
Une simple ligne jaune. Vous savez, cette bande de plastique jaune, que l’on voit souvent dans les séries américaines ? Une ligne censée délimiter une scène de crime et que les inspecteurs desdites séries s’amusent souvent à passer avec un parfait détachement, se contentant de fixer le cadavre ou ce qu’il en reste derrière leurs lunettes de soleil avant de commencer l’enquête.
C’était une ligne comme celle-là, sans le cadavre, sans l’inspecteur, sans la scène de crime. Je n’avais qu’une voiture rouge ou bleue et deux pauvres policiers. Comme quoi la vie est souvent moins glorieuse que la fiction. Dans un film, j’aurais eu droit à des éclats de balles ou à un corps ensanglanté. Ici, rien du tout. Pas même une arme à feu, car les policiers irlandais n’en sont pas pourvus. Quelle déchéance !
J’aurais pu en rester là et ainsi ne pas réaliser que j’avais vu la mort de quelqu'un. Que voulez-vous, j’étais pressé et je n’allais tout de même pas traverser la rue comme un badaud curieux. Et ce n’était qu’une bande de plastique, une voiture et deux hommes. Rien d’extraordinaire.
Tout cela aurait été supprimé de ma mémoire si je n’avais pas repris cette rue le soir même, pour revenir à la maison. Cette fois-ci, je me trouvais du bon côté de la route. Il faut croire que je n’aime à fréquenter que le trottoir de droite, si bien qu’il m’est impossible de prendre un même côté de la rue dans les deux sens. Toujours est-il que je me trouvais à présent en face de l’un des hommes de la Garda, qui me forçait à me décaler sur la chaussée pour continuer sur ma voie.
C’était l’occasion unique pour moi de longer cette curieuse voiture rouge ou bleue qui faisait l’objet d’une garde si rapprochée. Les deux policiers étaient restés là toute la journée, il était donc désormais évident qu’un crime avait eu lieu à cet endroit. Le seul problème, une fois encore, était que je ne pouvais me permettre de rester planté face au véhicule des heures durant. Je me contentai d’un regard circulaire, sans même m’arrêter, en adressant un vague sourire au second policier.
Il s’agissait d’une simple berline, ma foi tout à fait ordinaire, voire un peu miteuse, qui présentait son capot à la route. Je n’avais aperçu aucune marque d’accident, pas même une éraflure. Le véhicule semblait simplement garé là, entre le restaurant à emporter Luigi’s et une boutique désaffectée, comme tant d’autres dans cette avenue peu prestigieuse de la capitale irlandaise.
La seule chose qui semblait un tant soit peu suspecte était une large tâche sur le capot. On aurait dit une tache de sang, en quantité suffisante pour remettre en cause la survie de celui ou celle dont il était issu. Mais pour être franc, cela aurait aussi bien pu être une peinture inégale ou encore de l’huile ou toute autre substance visqueuse. Je ne serai d’ailleurs jamais arrivé à penser à du sang si le contexte ne m’y avait pas aidé.
Passé devant cette scène de « crime » pour la seconde fois de la journée, je rentrais chez moi avec quelques questions en tête. L’esprit humain aime à tout rationaliser, à tout expliquer, et le mien ne fait pas exception à la règle.
J’avais une voiture et peut-être un mort. L’idée la plus probable était donc un accident de la route, en pleine nuit, même si l’état de la voiture et de la chaussée ne le laissait pas deviner. L’ambulance avait certainement récupéré le cadavre le matin même, avant que je puisse le rencontrer, ne laissant qu’une simple tache de sang devant laquelle je passais furtivement le soir venu.
À moins que ce soit autre chose qu’un bête accident... Un crime passionnel ? Un suicide ? Un règlement de comptes entre gangs ? Où avais-je la tête ! Je divaguais complètement. Dublin n’était pas New York, et j’imaginais mal les junkies du coin se rassembler en bandes organisées pour je ne sais quelle vengeance. Ces deux flics ne protégeaient sans doute que le lieu d’un accident. Qui sait, la voiture appartenait peut-être à un politicien irlandais.
J’oubliai ma « découverte » dans la soirée en claquant la porte de mon appartement. Un simple «Comme les autres» répondit à la sempiternelle question «Tu as passé une bonne journée ?» de ma compagne. Qu’aurais-je bien pu dire d’Que jautre ? ’avais vaguement été témoin de ce qui ressemblait de loin à une scène de crime ?
Pas vraiment de quoi en faire une histoire intéressante.
2
J’aurais rapidement oublié cette scène stupide de ma vie quotidienne si elle n’avait eu lieu sur mon trajet « boulot-dodo » (Dublin n'est pas pourvue de métro). C’était un détail qui comptait pour beaucoup, car cela m’amenait à y réfléchir matin et soir, quand je passais près de ce fameux trottoir, en face du Luigi’s et de ses grasses pizzas à emporter dont les citadins du coin semblaient friands.
Si la voiture avait disparu dès le lendemain, tout comme sa fringante escorte, je continuais malgré tout à me questionner sur la curieuse scène dont j’avais été le témoin malgré moi. Le fameux bandeau de plastique jaune posé par la Garda avait lui aussi été enlevé, jetant un doute sur mes souvenirs de la veille.
Il ne restait plus rien qui puisse laisser penser à une scène de crime ni à un accident. Pas d’éclats de verre, pas de douilles, pas de silhouette tracée à la craie ni même de tache de sang indélébile. J’aurais pu imaginer que les quelques mégots sur le trottoir étaient ceux des policiers qui avaient patrouillé toute une journée, mais les fumeurs étaient légion ici, malgré le prix des cigarettes.
S’ensuivit naturellement une nouvelle série de questions : quel temps est nécessaire pour débarrasser définitivement une scène de crime ? Combien d’heures faut-il à un cadavre pour disparaître ? Pourquoi forcer deux policiers à faire le piquet une journée durant avant d’ôter une voiture pleine de sang d’une rue aussi fréquentée ? Et si c’était pour les raisons de l’enquête, l’infatigable pluie irlandaise ne gâchait-elle pas tout espoir de retrouver la moindre preuve sur le véhicule ?
N’allez pas pour autant croire que je passais mes journées à réfléchir à l’accident. Je ne voudrais pas paraître illuminé ! Je me posais simplement quelques questions, souvent lors de mon trajet et plus encore à proximité de la « scène du crime ». J’en oubliais bien souvent l’existence en saluant les collègues au bureau, ou encore en rentrant dans mon appartement, le soir venu.
L’histoire se serait arrêtée là si, moins d’une semaine plus tard, je n’étais pas tombé sur un objet tout aussi curieux, sur le même trottoir. Juste à l’emplacement de la voiture, grossièrement attaché au scotch sur une balustrade en métal, se trouvait un petit bouquet de fleurs. Rien d’extravagant, bien au contraire. Il s’agissait d’un simple bouquet un peu minable, fait à la va-vite et posé dans un gobelet transparent. Autour des tiges cerclées de scotch et de plastique, on avait attaché une lettre manuscrite.
Alors qu’un citoyenn lambda ’y aurait vu qu’un détail curieux, voire un détritus, je devinais bien évidemment que l’étrange cadeau laissé là durant la nuit avait un rapport avec la scène aperçue quelques jours plus tôt. Je n’avais aucun mérite à faire ce lien évident, moi qui me rendais chaque jour devant ce trottoir.
Reste que cette seconde découverte avait continué d’attiser ma curiosité quant à la première. J’avais désormais la confirmation que quelqu’un était mort face au Luigi’s. Je savais désormais que les deux policiers ne gardaient pas une simple berline, mais bien l’élément central d’une scène plus macabre. J’avais aussi dans l’idée que l’homme qui avait déroulé la fameuse ligne jaune l’avait fait peu de temps avant ou après avoir dégagé un corps du capot ensanglanté du véhicule.
Le drame qui s’était produit un matin ou un soir, là où je posais les pieds chaque jour de la semaine, se rejouait en moi. Ce trajet si familier, si monotone, la North Strand Road, avait été la dernière chose que les pieds d’un homme avaient foulée, avant qu’il ne se fasse écraser par une voiture rouge ou bleue.
À moins que la voiture fût celle de la victime ? S’était-elle garée précautionneusement, face au Luigi’s—? Ou un élément familier de sa vie ? peut-être son restaurant préféré — avant de se faire sauter la cervelle devant sa voiture ?
À moins que tout cela ait été une affaire plus sordide. Un camé qui, plutôt que de retirer sagement sa dose d’héroïne contre quelques billets, avait décidé de planter son dealer avec un couteau à viande ? Ou encore un client mécontent du Luigi’s, venu régler son compte au patron après une intoxication alimentaire ?
J’en étais là de mes hypothèses, que je savais quoi qu’il en soit invérifiables. J’avais passé des heures à naviguer sur les moteurs de recherche pour découvrir qui pouvait être l’éventuel mort de la North Strand Road et quelles étaient les causes de sa disparition. Mais aucun site internet, aucun journal irlandais ne daignaient distiller la moindre information à ce sujet.
Un type était mort accidentellement ou non, face à un restaurant de la capitale, en plein milieu d’une rue certes miteuse, mais néanmoins bondée, et personne n’en pipait mot ! Même les feuilles de choux vendus au Centra de Killarney Street, à deux minutes à peine de la scène, ne révélaient aucune information sur le sujet. Comment pouvait-il exister une rubrique « chats écrasés » si on n’évoquait même pas les morts humaines ?
À croire que l’on pouvait mourir sans laisser une trace... Si ce n’est bien sûr quelques taches de sang sur le capot d’une voiture et un maigre bouquet de fleurs. J’ignore si c’était l’empathie ou plus cyniquement une curiosité malsaine, mais je ne cessais de penser à ce mort anonyme que la plupart des gens semblaient avoir déjà oublié.
Et après tout, quelle idée de venir mourir là ? En plein milieu de mon existence, sur un trajet qu’il m’était impossible de contourner. N’était-ce pas une manière de se jouer de ma curiosité, de me pousser à me questionner sur la vacuité de nos vies ?
Qui voulait d’ailleurs mourir sur la North Strand Road, un quartier ma foi plutôt anonyme et fade du centre de Dublin ? Pourquoi mourir là quand il n’aurait fallu que quelques minutes pour rejoindre la mer ou les docks, paysages ô combien plus agréables pour cracher un dernier soupir ?
Je suppose qu’on ne choisit pas toujours le lieu de sa mort. Mais celui-là était particulièrement mal choisi.
Je gardais au fond de moi une certaine peine pour le pauvre larron dont le dernier regard s’était probablement porté sur la grille rouillée d’un collège désertique ou sur le rideau de fer de chez Luigi, fast food à emporter vaguement italien, perdu entre quelques maisons abandonnées.
3
Y a-t-il plus incorrigible que la curiosité humaine ? Des semaines après la découverte de cette voiture, je continuais de réfléchir à ce jour où j’avais vu quelqu’un mourir, tout du moins dans les grandes lignes. Il faut dire que je croisais chaque matin ce minable bouquet de fleurs, collé à sa rambarde et planté dans son ridicule gobelet de plastique, et sa lettre grossièrement attachée aux tiges.
Comment cette chose pouvait-elle d’ailleurs encore rester là ? Pourquoi le vent n’avait-il pas fait voler ce cadeau posthume en quelques jours à peine ? Pourquoi la pluie n’avait-elle pas altéré l’encre et fait baver les confessions ou adieux que cette lettre contenait ? Pourquoi un agent de propreté dublinois n’avait-il tout simplement pas dégagé ce qui ressemblait tant à un vieux détritus ?
Fidèle à moi-même, je n’avais pas osé braver le jugement de la foule en m’arrêtant un jour devant le bouquet, et encore moins en essayant de déchiffrer quelques mots de cette fameuse lettre. Nous vivons dans un monde pressé, et qui serait prêt à sacrifier quelques minutes de son temps par curiosité ? D’autant plus que tout arrêt aurait paru suspect. Et si la Garda cherchait toujours l’auteur du meurtre ? Si meurtre il y avait eu.
Après plusieurs semaines, j’avais cessé de m’interroger sur les causes de l’accident ou les raisons du crime. J’avais cessé de me demander ce que cette voiture avait à voir avec le drame. J’avais cessé de me poser des questions sur ce que savaient les deux policiers qui attendaient sagement de part et d’autre de la bande jaune. Les circonstances n’étaient plus un problème pour moi.
Mais comme mes trajets restaient tout aussi monotones, il fallait bien quelque chose pour occuper mon esprit. Et c’est sur la victime qu’avait fini par se focaliser mon attention. Quelque temps après le drame, je n’avais cessé de chercher des informations à son sujet, mais rien ne filtrait. S’il n’y avait eu ce fameux bouquet de fleurs, je me serai d’ailleurs persuadé que nul n’était mort ici.
Mais à présent que je savais qu’une personne avait perdu la vie dans le plus complet des silences, je ne pouvais m’empêcher de penser à son pauvre destin. Qui peut donc mériter de mourir sans être l’objet d’au moins une ligne dans les journaux, ne serait-ce que dans la rubrique nécrologique ? Tout cela me dépassait.
Une fois encore, je n’étais pas à court d’hypothèses pour justifier l’absence totale d’intérêt médiatique et humain pour ce pauvre cadavre. Mais toutes mes suppositions restaient aussi bancales que mal amenées.
Peut-être était-ce un espion ou un agent spécial dont la mort en mission devait rester secrète ? Mais dans ce cas, qui aurait bien pu poser cette lettre à l’endroit du décès ? Et pourquoi aucune organisation gouvernementale ne l’avait-elle enlevée après des semaines ? Cela ne tenait pas debout.
Peut-être que le défunt n’était qu’un monstre inhumain qui ne méritait aucun intérêt ? C’était stupide ! Les meurtriers, les criminels de guerre, les mafieux, les tueurs en série ou les terroristes étaient certainement ceux qui recevaient le plus d’attention de la part de la presse au moment de leur décès.
Peut-être n’y avait-il eu aucun mort ici, juste un accident sans perte humaine ? Dans ce cas qui aurait été assez bête pour laisser une lettre d’adieu ? À moins que la victime soit restée paralysée ou en état de mort cérébrale ? On lui laisserait alors un message, par simple procuration. Impossible ! La presse à sensation irlandaise se serait certainement ruée sur l’affaire. Qui passerait à côté duparaplégique de la North Strand Road?
À la vérité, chaque hypothèse que j’essayais de formuler devenait de plus en plus stupide. À tel point que je me sentais ridicule d’essayer ainsi de justifier une mort anonyme. Si le principe du rasoir d’Ockham était juste, je savais déjà ce qui s’était passé : un pauvre type était mort, face au Luigi’s, dans la plus totale indifférence. Seule une personne sur terre avait daigné lui dédier un modeste bouquet et une lettre manuscrite. N’y avait-il pas plus triste révélation ?
On dit souvent que ça n’arrive pas qu’aux autres, mais je me suis toujours demandé jusqu’où était vraie cette pensée populaire. Jugez votre propre vie, par exemple, ou celle de votre entourage : avez-vous déjà vu quelqu’un mourir ? Vous a-t-on déjà tiré dessus ? Un malade a-t-il déjà voulu vous écraser en pleine rue ?
Et si cette expérience avait pour but de m’apprendre que tout cela arrivait plus souvent qu’on ne le pensait ? Combien de personnes sont mortes cette année sur la North Strand Road ? Ou dans cette rue dont vous ne connaissez pas le nom, juste à côté de chez vous ? Si cet homme s’est fait écraser ou tuer sans même qu’on écrive une seule ligne à ce sujet, combien sont dans son cas ?
La sirène de police que vous entendez à l’instant, c’est peut-être une personne que l’on vient d’exécuter, d’un tir à bout portant. Mais le corps aura déjà été enlevé quand vous sortirez, et plus personne n’en parlera, pas même les rares témoins. Vous ne serez jamais mis au courant de cet incident, à moins que quelqu’un ait l’idée sordide de scotcher un vieux bouquet de fleurs sur les lieux du crime.
Et quand bien même : combien de services de propreté citadins ont pour mission de décrocher les bouquets mortuaires qui fleurissent dans nos villes au fil des assassinats et des accidents ? Chaque jour, ce sont peut-être des bennes entières remplies de lettres manuscrites qui sont envoyées à la décharge. Et qui pourrait bien les y découvrir ? Avez vous déjà visité une décharge, vous ?
À la vérité, ce qui m’effrayait le plus après cette découverte n’était pas que ces drames du quotidien pouvaient survenir à n’importe quel moment et à n’importe quel endroit de ma ville ou de la vôtre. Ce qui me terrifiait était clairement que ces choses pouvaient arriver dans le silence le plus total, dans un royal anonymat.
Quel monstre cynique et sans amour-propre pourrait imaginer disparaître sans causer aucun remous ? Pas le moindre ? Imaginez donc que votre décès n’occasionne qu’un maigre bouquet de fleurs et les préoccupations métaphysiques d’un pauvre type que vous ne connaissez ni d’Ève ni d’Adam. Et qui ne vous connaîtra jamais.
Voilà où ma curiosité et le fil de ma pensée m’avaient mené. J’étais à présent conscient d’une vérité horrible : si une personne vous écrase ou vous tue, en ce jour, vous ne soulèverez peut-être que quelques tiges fanées, noyées dans un triste gobelet que le temps aura vite fait de balayer.