Sommes-nous tous des individus ?
91 pages
Français

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Sommes-nous tous des individus ? , livre ebook

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Description


Individu toi-même !

Y aurait-il soixante-cinq millions d'individus au pays des droits de l'homme ? Au sens où l'entendent les policiers, cela va de soi. Selon ceux qui nous gouvernent, en fonction des alternances, la réflexion est légèrement différente car il y aurait " la France d'en haut " et celle " d'en bas ", d'après l'expression délicate de Jean-Pierre Raffarin au temps où il était Premier ministre. Avec cette certitude que les suspects ne peuvent se trouver que dans la masse des individus. Sans que cela soit clairement exprimé, il y aurait des personnes de qualité – souvent bien nées – et une masse d'individus peu recommandables avec, parmi eux, des étrangers venus polluer notre belle démocratie. Il serait trop facile d'en rester à ces constats car nombre d'individus désignés peuvent être tout aussi rétrogrades que ceux qui les dominent. Au-delà d'une triste revue de détail, il reste, pour Maurice Rajsfus, l'espoir d'assister à l'instauration d'une société apaisée où l'être humain serait considéré seulement pour ce qu'il est, et non pas d'abord ou uniquement en fonction de son statut social.



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Informations

Publié par
Date de parution 04 septembre 2014
Nombre de lectures 5
EAN13 9782749140216
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0097€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Couverture

Maurice Rajsfus

SOMMES-NOUS
TOUS DES INDIVIDUS ?

COLLECTION DOCUMENTS

Direction éditoriale : Pierre Drachline

Couverture : Séverine Coquelin.
Dessin : © José Jover.

© le cherche midi, 2014
23, rue du Cherche-Midi
75006 Paris

Vous pouvez consulter notre catalogue général
et l’annonce de nos prochaines parutions sur notre site :
www.cherche-midi.com

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

ISBN numérique : 978-2-7491-4021-6

du même auteur

Des Juifs dans la collaboration, L’UGIF, 1941-1944, EDI, 1980.

Sois Juif et tais-toi ! Les Français israélites face au nazisme, EDI, 1981.

Quand j’étais Juif, Mégrelis, 1982.

L’An prochain la Révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne, Mazarine, 1985.

Retours d’Israël, L’Harmattan, 1987.

Israël/Palestine. L’ennemi intérieur, La Brèche, 1988.

Jeudi noir, 16 juillet 1942, L’Harmattan, 1988, Manya, 1992.

Mon père l’Étranger, L’Harmattan, 1989.

Identité à la carte. Le judaïsme français en questions, Arcantère, 1989.

Palestine : chronique des événements courants, L’Harmattan, 1990.

Retour de Jordanie. Les réfugiés palestiniens dans le royaume hachémite, La Brèche, 1990.

Une terre promise, L’Harmattan, 1990.

Drancy. Un camp de concentration très ordinaire, 1941-1944, Manya, 1991, le cherche midi 1996, J’ai Lu, 2004.

Une enfance laïque et républicaine, Manya, 1992.

Le Travail à perpétuité, Manya, 1993.

N’oublie pas le petit Jésus, Manya, 1994.

L’Humour des Français sous l’Occupation (en collaboration avec Ingrid Naour), le cherche midi, 1995.

La Police de Vichy. Les forces de l’ordre françaises au service de la Gestapo, le cherche midi, 1995.

La Police hors la loi, le cherche midi, 1996.

Les Français de la débâcle, le cherche midi, 1997.

En gros et en détail. Le Pen au quotidien, Paris-Méditerranée, 1998.

Mai 68. Sous les pavés, la répression, le cherche midi, 1998.

Dix ans en 1938, Verticales, 1998.

Aphorismes subversifs et réflexions sulfureuses, Paris-Méditerranée, 1998.

La Censure militaire et policière (1914-1918), le cherche midi, 1999.

Souscription pour l’édification d’un monument au policier inconnu, L’Esprit frappeur, 1999.

Que fait la police ? (Album des 50 premiers numéros), Dagorno, 1999.

Police et droits de l’homme, L’Esprit frappeur, 2000.

De la victoire à la débâcle (1919-1940), le cherche midi, 2000.

Journal discordant, fin de millénaire, Dagorno, 2001.

La Rafle du Vél’d’Hiv. 16 juillet 1942, Que sais-je ?, PUF, 2002.

Paris 1942. Chronique d’un survivant, Noésis, 2002.

Opération étoile jaune, suivi de Jeudi noir, le cherche midi, 2002, J’ai lu, 2005.

Ordre public, désordre privé, L’Esprit frappeur, 2002.

La Police et la peine de mort, L’Esprit frappeur, 2002.

1953. Un 14 juillet sanglant, Agnès Viennot, 2003.

Le Vocabulaire policier, L’Esprit frappeur, 2003.

La Rafle du Vél’d’Hiv, adaptation théâtrale de Philippe Ogouz, le cherche midi, 2003.

Face à la marée bleue, L’Esprit frappeur, 2004.

La Libération inconnue. À chacun sa résistance, le cherche midi, 2004.

L’Affaire Pascal Taïs. Autopsie d’une bavure, L’Esprit frappeur, 2004.

Le Chagrin et la colère, le cherche midi, 2005.

Collapsus. Survivre avec Auschwitz en mémoire, Lignes, 2005.

La France bleue marine. De Marcellin à Sarkozy, L’Esprit frappeur, 2006.

Criminalisation de l’immigration, Éditions du Monde libertaire, 2006.

Moussa et David. Deux enfants d’un même pays, illustrations de Jacques Demiguel, Tartamudo, 2007.

Portrait physique et mental du policier ordinaire, Après la lune, 2008.

Les Mercenaires de la République, Éditions du Monde libertaire, 2008.

17, rue Dieu, Le Temps des cerises, 2008.

À vos ordres ? Jamais plus !, Éditions du Monde libertaire, 2009.

Le Petit Maurice dans la tourmente, illustrations de Mario Dagostino, Tartamudo, 2010.

L’Intelligence du barbare, Éditions du Monde libertaire, 2010.

France d’en haut, France d’en bas, Éditions du Monde libertaire, 2011.

Je n’aime pas la police de mon pays !, Libertalia, 2012.

Chaque pierre a son histoire, Ginko éditeur, 2012.

À la mémoire du citoyen qui prenait les armes

« Le citoyen est une variété de l’homme ; variété dégénérée ou primitive, il est à l’homme ce que le chat de gouttière est au chat sauvage… »

Remy DE GOURMONT

Épilogues

En guise d’avertissement

Individu toi-même !

Au Moyen Âge, les personnes dites de qualité, parlaient des manants pour évoquer les gens du petit peuple. Les manants étaient, généralement, assujettis à la justice seigneuriale, tout comme nos tenants actuels de l’idéologie sécuritaire doivent estimer qu’ils dominent une population globalement suspecte qu’il convient de tenir à distance. Tout aussi vulgairement, les grands de l’époque se méfiaient également des vilains ; ces paysans pressurés par les seigneurs et les moines-abbés, alors que le servage était pourtant en voie de disparition. On se méfiait de ces sous-hommes que l’on savait capables de mettre en danger la société féodale depuis ces jacqueries qui avaient démontré que les faibles pouvaient se révolter contre les puissants.

Considéré comme un malappris, le manant était généralement décrit comme un être grossier et, en tout cas, mal élevé. Plus tard, au XIXe siècle, l’homme du peuple sera considéré comme inquiétant et dangereux dans les quartiers bourgeois. Pour les vilains, l’approche n’était guère différente, et même s’ils commençaient à s’affranchir de la domination des nobliaux, la dîme qui leur était imposée jusqu’à la Révolution de 1789 les maintenait d’une certaine manière dans une situation de semi-servage. Plus généralement, le simple roturier pouvait être traité tel un manant ; parce que, selon le code du langage en usage : il n’était « pas né… ».

Cela n’a guère changé, depuis, et l’exploité, devenu salarié, qui subit parfois des contraintes peu enviables, est toujours tenu à distance par les hommes (et les femmes) de pouvoir, qui n’hésitent jamais à le désigner sous le terme peu flatteur d’individu. On se méfie toujours autant de celui, décrit au XIXe, comme un dangereux partageux ; cet intrus qui ambitionnait de vivre dans une société égalitaire. L’homme de peu ayant appris à se défendre, et même à réagir, on ne peut que se méfier de lui. À droite, on réprime cet insolent, tandis qu’à gauche, on tente malgré tout de refréner ses élans.

Du printemps 2002 au printemps 2012, Nicolas Sarkozy régnant au ministère de l’Intérieur, puis au sommet de l’État, nous étions majoritairement réduits au statut d’individus. Le vibrion de l’Élysée ne craignait rien tant que ces « corps intermédiaires », considérés comme des gêneurs institutionnels. Entre le président de la République, autoproclamé chef de l’État, et le peuple désormais magnifié, mais vidé de son pouvoir, rien ne devait brouiller le contact direct de la base avec le sommet, de nature bonapartiste. D’où ma réaction exprimée dans un éditorial du bulletin Que fait la police ? daté de février 2003, qui était titré : « Individu toi-même ! »

« Pour la police de la République, drivée par Nicolas Sarkozy, le pays est peuplé par soixante millions d’individus. Pas par des citoyens dignes du minimum de respect. Soixante millions de possibles suspects hantent nos villes et nos campagnes. Au premier rang d’entre eux, les jeunes des banlieues – surtout s’ils sont colorés – les précaires et les chômeurs, mécontents de leur sort. Bien sûr, les sans-papiers tiennent une place de choix parmi ceux qui sont déjà désignés mais il s’agit là d’un décompte supplémentaire… »

Le décor était planté de ce triste panorama peuplé d’individus menaçant notre belle République. Déjà, Nicolas Sarkozy marquait sa volonté de s’intéresser aux bambins des écoles maternelles, pour y détecter de possibles délinquants en devenir, cette graine de canailles capables, dans le futur, de se détourner de la bonne morale et, peut-être, d’ouvrir les vannes de la contestation. Comme ce constat n’était pas suffisant, je poursuivais, en essayant de faire court pour être plus direct :

« … Sommes-nous excessifs avec cette réflexion qui paraît indispensable ? Est-ce seulement du persiflage ? Soyons objectifs et retranchons de ces soixante millions de marginaux les enfants en bas âge et les vieillards grabataires. Il n’empêche, le vivier reste immense où nos policiers peuvent se lancer à la chasse aux individus. Pour nos défenseurs de l’ordre public, l’individu n’est pas une individualité – ce qui signifierait une personne libre de son choix. Ce serait plutôt, vulgairement parlant, un énergumène ordinaire, quelqu’un de louche, une personne peu recommandable, sans doute quelque voyou. En tout cas un pékin dangereux pour nos institutions, tel que se le représentent les policiers. »

Très remonté contre un corps policier, toujours disponible pour des tâches parfois inhumaines, souvent brutales, généralement proches de la dérive antidémocratique, je ne pouvais que retourner le fer dans la plaie représentée par des forces de l’ordre satisfaites d’avoir trouvé un maître convenant à leurs aspirations. Ceux-là, depuis le mois de mai 2002, ne pouvaient qu’être persuadés de leur importance au point d’imaginer qu’au beau pays de France, patrie des libertés, il y avait effectivement soixante millions d’individus d’un côté, et quelque 150 000 policiers de l’autre. Pourquoi cet acharnement contre un corps policier tellement fidèle au nouveau régime ? Très simplement parce que, dans le sabir des gardiens de l’ordre public, tous les hommes, loin d’être égaux, comme le stipule la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, notre France, jadis terre de liberté serait surtout peuplée d’individus. Cette expression n’a cessé de gangrener le langage et c’est ainsi que même les journalistes, lorsqu’ils reprennent fidèlement les communiqués émanant de la préfecture de police, ou du ministère de l’Intérieur, se limitent à un triste copié-collé, en usant eux aussi de ce mot devenu passe-partout : individu. D’où ma conclusion de cet article :

« … Si nous manquions du minimum de savoir-vivre, et du respect qui devrait s’imposer envers ceux qui se désignent comme le meilleur rempart de la République, nous ne dirions pas policiers mais argousins. Vous savez, ces officiers des galères chargés de mater la chiourme. Fort heureusement, nous n’en sommes pas encore là ! »

Nous n’étions alors qu’à l’aube de l’ère Sarkozy et nul ne pouvait encore imaginer l’importance du pouvoir donné à une police triomphante face à des « individus » de plus en plus placés sous haute surveillance. Déjà, la moindre délégation syndicale se rendant à un ministère se voyait escortée de quelques fourgons de CRS ou de gendarmes mobiles. Normal, les individus constituant ce groupe de dangereux revendicateurs risquaient tout naturellement de troubler l’ordre public. Finalement, tout en nous étonnant de cet état d’esprit ultrasécuritaire, les individus que nous sommes pouvaient déjà être bien persuadés de l’immense trouille que pouvait ressentir ce pouvoir qui se voulait fort. D’où cette fierté de n’être que des individus face à des mercenaires décidés à en découdre, si l’ordre leur en était donné, tout en y mettant la manière forte, bien évidemment.

Sortons de ce domaine de l’ordre public, où l’individu tient un rôle majeur, alors que les délinquants en col blanc sont relativement protégés. Même si la gauche revenue au pouvoir, en 2012, est peut-être moins excessive dans l’expression, les mauvaises habitudes sont loin d’avoir disparu. Notre société est malade de ces mauvaises habitudes consistant à tirer la révérence devant ceux dont le statut permet de ne jamais douter de leur innocence. En fait, il y aurait suffisamment de mauvais sujets au sein d’une population parfois rétive pour n’avoir pas à s’intéresser à la malfaisance des grands de ce monde, souvent coupables des pires perversions sociales. Généralement, la chronique ne retient que les faits et gestes du petit peuple. C’est pourquoi ce mot d’individu va apparaître plusieurs centaines de fois dans les pages qui vont suivre.

1

Je suis un individu !

Je suis un individu ! Triste constat. Pauvre définition de l’être humain confiné dans une catégorie mineure. Ainsi catalogué, le citoyen n’a d’autre recours que de bien se tenir, faute de quoi, s’il est « bien connu des services de police », comme ils disent, il peut devenir suspect jusqu’à la fin de ses jours. C’est peut-être mon cas. Qui peut savoir ? Comme le policier est rémunéré pour « loger » un maximum d’individus, il est difficile d’échapper à son regard suspicieux, bien exercé pour repérer celles et ceux qui risquent de déroger aux édits. Sans oublier cette période très ancienne où les archers du Roy s’intéressaient à l’adolescent affolé que j’étais, alors qu’eux-mêmes s’étaient tranquillement mis au service d’une puissance totalitaire décidée à éliminer certaines minorités…

Je suis un individu. C’est ainsi que la police pourrait me désigner. Il est vrai que les serviteurs de l’ordre ne connaissent pas de citoyens. Sur cette bonne terre démocratique ne se trouveraient que des suspects, face à de braves défenseurs de l’ordre public pour les surveiller. On nous explique donc que c’est fort heureux pour notre communauté humaine qui a le plus grand besoin de garde-fous et d’hommes résolus pour contrôler le bon fonctionnement d’institutions évidemment décrites comme républicaines. Ainsi protégés contre le danger d’un pouvoir autoritaire, les Françaises et les Français peuvent espérer vivre paisiblement sans craindre les possibles fauteurs de troubles qui seraient toujours à l’affût pour mettre à mal cette société qui ne connaît que la menace et la répression pour s’imposer.

Je suis un individu. Ce qui peut signifier inconvenance et impudence, alors qu’il faudrait être conforme à un modèle obligé. L’individu ne peut être qu’un malappris, un impertinent peu digne d’intérêt. C’est un grossier personnage, surtout désireux de choquer, et même de provoquer le scandale pour déséquilibrer les institutions. Est-ce bien certain ? Comment en douter car l’individu est rarement modeste et se flatte même de détenir des qualités qu’il ne possède pas. Pour lui, la libre expression ne connaît pas de limites, et tout est bon à dire au risque de provoquer les pires désordres. Rien ne pourrait être prohibé, selon son éthique approximative. Odieux par nature, l’individu ne ressent pas plus la honte que la volonté de se réhabiliter. Il est délibérément discordant, tout comme l’indiscrétion lui paraît une arme indispensable. Le mauvais goût lui sert d’étendard, et rien ne lui fait plus plaisir que d’être présenté comme un déclassé.

Étant un individu, je serais nécessairement inculte. Mon esprit en friche contient tellement de lacunes qu’il pourrait être comparé à un sol infertile, doivent estimer les grands esprits. Comme tous mes semblables, opposés à l’ordre et à la bonne morale, je ne peux que représenter une menace pour ceux qui respectent les lois et s’inclinent même devant les décisions autoritaires. Je ne suis peut-être pas un repris de justice mais il convient, néanmoins, de me tenir à l’œil. Ne serait-ce qu’à cause du mauvais exemple que je risque de donner. Face à des trublions de mon espèce, il convient surtout d’éloigner les jeunes, souvent admiratifs de ces originaux qui s’obstinent à offusquer le sens commun.

Je suis un individu. Un être supposé braillard. Un triste sire peu respectueux des lois. Paraissant velléitaire, je me contenterai, bien souvent, de lanterner, après avoir bercé d’espoir ceux qui se seraient risqués à m’écouter. Mon état d’individu ne peut que me conduire à louvoyer, provoquer l’inquiétude, tout en ménageant la chèvre et le chou. Je me plairais pourtant à exciter les esprits, tout en conservant une attitude des plus ambiguës, laissant planer le doute sur mes véritables choix. J’userais même de faux-fuyants, laissant croire que tout serait possible si l’on s’appliquait à faire chanceler les principes moraux qui nous accablent. C’est le portrait stupide que l’on aimerait faire de moi.

Je suis un individu, donc suspect car peu soucieux de m’investir pour l’intérêt commun. Confus dans ma réflexion, je ne peux qu’être inconsistant. Paraissant amorphe, cela me permettrait de semer de sourdes rumeurs, attendant tranquillement le résultat de mes malversations. Agent à double face ? Ce ne serait pas étonnant de me voir ainsi présenté. Égoïste car également individualiste ? Ce sont les imbéciles qui en sont persuadés. Apparemment calme, je ne peux qu’avoir le cœur sec alors que notre environnement attendrait plutôt des élans de générosité. Comique, n’est-ce pas, mais l’individu supposé n’est jamais neutre. Il est même persuadé que l’amitié, lorsqu’elle est authentique, constitue le bien le plus précieux qui soit.

2

L’individu ordinaire possible source
de désordre

Notre excellent ami Petit Robert rappelle utilement que l’individu peut être défini comme : « Tout être formant une unité distincte dans une classification. » Facile à formuler mais bien plus difficile à démontrer. Ainsi, il y aurait, peut-être, autant d’individus que de roseaux pensants. Autre proposition du génial dictionnaire : « Corps organisé vivant d’une existence propre et qui ne saurait être divisé sans être détruit. » À ce stade, l’explication se complique d’autant plus que rien ne saurait la remettre en cause, mais pas davantage la justifier. Autre version possible : « Personne quelconque que l’on ne veut pas nommer. » Ce qui conforte, finalement, la volonté des policiers de considérer toute personne étrangère à sa corporation comme quelqu’un de louche, bizarre dans son comportement et, finalement, peu recommandable. Arrêtons là cette liste de qualifications qui, à l’occasion, risque de conduire un spécimen d’humanité sur la paille humide des cachots de la République, toujours prête à l’accueillir.

L’individu, ce n’est personne. Ce n’est qu’un pauvre hère parmi les autres. Pourrait-il seulement être considéré comme un interlocuteur présentant un minimum d’intérêt ? Pour la police, il est, avant tout, une fiche signalétique avec, parfois, photo face et profil et empreintes digitales et génétiques. S’il a été photographié, suite à une interpellation violente, il offrira aux enquêteurs un visage tuméfié pouvant laisser croire, plus tard, qu’il s’agit de son aspect habituel. L’individu, en effet, ne peut que présenter une mine patibulaire, et cela convient parfaitement à ceux qui prétendent régenter une société où l’ordre représente la principale préoccupation des moralistes de tous bords qui hantent les allées du pouvoir.

Nous avons déjà signalé que, dans les dictionnaires classiques, ordre précède ordure. L’ennui, c’est que nul n’est vraiment capable de préciser où se situe cette fange que les puissants prétendent nettoyer pour que l’ordre règne. Étant bien entendu que l’individu ne peut qu’être source de désordre et, de plus, dangereux pour la société qu’il aimerait transformer aux fins d’une existence meilleure pour ses semblables. L’individu ne peut donc qu’être marginalisé – de gré ou de force – pour éviter une contagion dommageable pour le plus grand nombre, certes, mais surtout pour les puissants. Comment pourrait-il en aller différemment, faute de voir se développer ce désordre social tant attendu par les pêcheurs en eaux troubles. Les tuteurs habituels du monde industriel savent bien ce qu’il en est lorsque les soupapes deviennent incontrôlables. Le moindre conflit laissant apparaître un signe de faiblesse de la part du dominant ne peut que précéder une agitation permanente, l’émeute ou la sédition, voire l’insurrection annonçant l’anarchie. Ce que les plus modérés ne manqueront pas de qualifier de pétaudière ou de chienlit.

Le tuteur proclamé de l’individu ne peut se permettre de telles dérives. Pour que la société reste bien en équilibre sur ses appuis naturels, il lui faut réduire les anomalies sociales nées d’un laisser-aller coupable. Ainsi de cette permissivité tellement préjudiciable au bon fonctionnement des institutions comme des entreprises. Toute société permettant de grandes libertés et trop de dialogues démocratiques ne peut que préparer le chaos, estiment ceux qui, de tout temps, se sont considérés comme les dirigeants naturels d’un système de domination qu’ils ont eu tellement de difficultés à mettre en place. Ceux-là ne sont pas tout à fait idiots, et ils ont appris à réduire la voilure par gros temps, surtout lorsque la tempête menace, mais finissent toujours par dompter les intempéries après avoir fait mine de relâcher la pression. Le temps de reprendre rudement les commandes. Les individus naïfs qui ont pu croire à la concertation entre « partenaires sociaux » en seront pour leurs frais. Jurant bien sûr qu’on ne les y reprendrait plus – jusqu’à la prochaine tromperie, bien entendu, car l’individu moyen n’étant pas retors il ne peut qu’être le dindon habituel du soi-disant dialogue social.

L’individu est ainsi fait qu’il ne peut croire en sa force naturelle. On lui a toujours enseigné qu’il lui faut faire confiance aux institutions, et que le désordre ne peut être constructif. Le mal ne pouvant venir que de l’insoumission, tout comme du refus de négliger l’importance des élites qui s’efforcent de nous indiquer la meilleure voie à suivre. Ceux qui « savent » ne peuvent tolérer l’évidente inconséquence de leurs contemporains décidés à accepter de s’intéresser à ceux d’en bas. De la même façon, ceux-là font en sorte de présenter la moindre revendication « raisonnable » comme source de désordre. Ne peuvent manquer de suivre de lourdes menaces, voire des troubles fomentés pour démontrer qu’il est nécessaire de s’en remettre à des mentors autoproclamés qui ne cessent de s’affirmer comme les meilleurs remparts de la République contre des individus représentant, évidemment, une menace permanente pour les institutions. Fort heureusement, il reste ce pays d’en bas, toujours résigné, et peu décidé à s’attaquer à ceux qui se considèrent comme les leaders naturels du pays des libertés.

3

Une triste complicité

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