Proust et la peinture italienne

Eleonora Marangoni

Description

La Recherche du temps perdu est constellée de références à la peinture : elle fournit couleurs, matières et décors à la fresque proustienne. Chez Proust, c’est l’imaginaire qui crée le réel : les références picturales nourrissent la trame romanesque. Chaque peintre ou sculpteur soutient la description d’un personnage, d’une idée ou d’une image.


L’empreinte italienne est, de ce point de vue, capitale. La Recherche s’anime des lignes invisibles de ses maîtres?: le luxe et les fastes d’une soirée mondaine chez les Guermantes puisent dans les opulences vénitiennes des toiles de Carpaccio et de Véronèse, l’attitude sensuelle et languissante d’Odette de Crécy se profile dans les frêles femmes de Botticelli, tout comme le réalisme de Giotto bâtit la figure de la fidèle Françoise.


Avec 70 reproductions en couleurs, tous ces artistes sont ici réunis en suivant les empreintes d’un voyage imaginaire qui relie Paris à Venise, Padoue, Florence et Rome.


Romaine, Eleonora Marangoni est devenue Parisienne par amour de Proust. Après une formation littéraire poussée, elle s’est tournée vers les publications d’art. Aujourd’hui, elle est directrice artistique dans plusieurs maisons d’édition.

Sujets

• Beaux arts

Informations

• Publié par: Michel de Maule
• Date de parution: 01 janvier 2011
• Nombre de lectures: 223
• EAN13: 9782876235861
• Langue: Français

Extrait

l’art est une blessure qui se termine en lumiere GEOrgEs BrâqUE

Voyager c’est bien utile, ça fait travailler l'imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. […] C'est un roman, rien qu'une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais. Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C'est de l’autre côté de la vie. Louis-Ferdinand Céline, VOyâgE âU bOUT DE Lâ NUIT.

SELON GILLEs dELEUzE, âUTEUr DE L’EssâIProust et les signes, LâRecherche du temps perduEsT L’HIsTOIrE D’UN âpprENTIssâgE, LE DévELOppEmENT D’UNE INITIâTION ârTIsTIqUE. CETTE DécOUvErTE sE DérOULE sUr qUâTrE pHâsEs qUI cOrrEspONDENT À qUâTrE cLâssEs DE sIgNEs, ET L’œUvrE « sE présENTE cOmmE L’EXpLOrâTION DEs DIfférENTs mONDEs DE sIgNEs, qUI 1 s’OrgâNIsENT EN cErcLEs ET sE rEcOUpENT EN cErTâINs pOINTs ». lE HérOs DépâssE LEs sIgNEs vIDEs DE Lâ mONDâNITé (cOmmE Lâ mImIqUE mE DE M VErDUrIN), ENTrE EN cONTâcT âvEc LEs sIgNEs mENsONgErs DE L’âmOUr (LE mONDE INcONNU ET éTrâNgE émIs pâr aLbErTINE), fâIT fâcE âUX sIgNEs mâTérIELs DEs ImprEssIONs OU DEs qUâLITés sENsIbLEs (DONT L’EXEmpLE LE pLUs céLèbrE DEmEUrE cELUI DE Lâ mâDELEINE). SON âpprENTIssâgEs’âcHèvEENfINâvEcLEssIgNEsDEL’arT:UNEfOIsqUELE prOTâgONIsTE ârrIvE À péNéTrEr LEUr EssENcE, sâ mIssION EsT âccOmpLIE. lE mONDE DE L’ârT EsT LE mONDE ULTImE DEs sIgNEs qUI réâgIT sUr TOUs LEs âUTrEs : « C’EsT pOUrqUOI TOUs LEs sIgNEs cONvErgENT vErs L’ârT ; TOUs LEs âpprENTIssâgEs, pâr LEs vOIEs LEs pLUs DIvErsEs, sONT DéjÀ DEs 2 âpprENTIssâgEs INcONscIENTs DE L’ârT LUI-mêmE ». dâNs LâRecherche, qUâTrE ârTIsTEs fIcTIfs âccOmpâgNENT LE HérOs TOUT âU LONg DE cE pârcOUrs : cOmmE LEs âDjUvâNTs DâNs LEs cONTEs DE féEs, ILs LE sOUTIENNENT sUr LE cHEmIN qUI LE mèNE À Lâ DécOUvErTE DE sâ prOprE vOcâTION. CE sONT LE pEINTrE ImprEssIONNIsTE eLsTIr, BErgOTTE,LEfINLETTré,LEcOmpOsITEUrVINTEUILETLâgrâNDEâcTrIcE BErmâ. CHâcUN pOssèDE UN rôLE prépONDérâNT DâNs L’écONOmIE DU

11

rOmâN : BErgOTTE EsT L’ârcHéTypE DE Lâ créâTION LITTérâIrE ; VINTEUIL ET sâsonatesymbOLIsENT L’UNIvErs mUsIcâL ; Lâ BErmâ – À TrâvErs sON INTErpréTâTION DEPhèdreDE RâcINE – LE THéATrE ; LEs pâysâgEs mârINs pEINTs pâr eLsTIr sONT DEs syNEcDOqUEs DE L’ârT fIgUrâTIf. RIgOUrEUsE DIscIpLINE INTELLEcTUELLE ET pOINT D’âppUI sOLIDE, L’ârT EsT EN mêmE TEmps créâTEUr DEs présENcEs mysTIqUEs, DEs pOINTs DE rEpèrE épHémèrEs cHârgés DEs cONTEmpLâTIONs ENvOûTâNTEs, récOm- pENsE D’UNE qUêTE DIffIcILE qUI sE mâTérIâLIsE DâNs L’éLâN LUmINEUX DE Lâ créâTION. lE cULTE DE Lâ bEâUTé répOND âUX EXIgENcEs DE sUpérIOrITé ET D’EXcELLENcE DU sâcré, sON cHâmp D’âcTION EsT LE LIEU DE rENcONTrE ENTrE éTHIqUE ET EsTHéTIqUE. lE mOT « cULTE », DU LâTINcolere, « cULTI- vEr », INDIqUE UNE prâTIqUE âssIDUE, DévOILE UN prOcEssUs qUOTIDIEN, sUggèrE UN HOmmâgE récUrrENT ; cETTE vérITâbLE « fOI » mârqUE INé- vITâbLEmENT LEs râppOrTs ENTrE PrOUsT ET LEs ârTs, qUI « rEprésENTâIENT L’IDéE mêmE DE Lâ DIvINITé ET éTâIENT pOUr LUI LE pOINT DE rENcONTrE DE sON éTHIqUE ET DE sON EsTHéTIqUE. Sâ vIE INTELLEcTUELLE ET sâ vIE pHysIqUEfUrENTDèsLOrsENTIèrEmENTsUbOrDONNéEsÀcEbUT 3 sUprêmE ». l’ârT, DâNs TOUTEs sEs EXprEssIONs, sE vEUT UNE cLEf DE vOûTE ; Lâ bEâUTé EsT LE bUT sUprêmE DE Lâ vIE cOmmE DE LâRecherche. MâIs IL EsT âUssI UN mOyEN. iL pErmET À L’ârTIsTE DE rEsTITUEr sâ vIsION, L’EssENcE DEs cHOsEs, « EN cE qU’IL EsT pLUs réEL qUE Lâ vIE, ET cONsTITUE 4 Lâ vrâIE vIE ». PârmI TOUTEs LEs fOrmEs D’EXprEssION ârTIsTIqUE, LEs bEâUX ârTs sONT cHEz PrOUsT LEs pLUs rEprésENTés ET, mêmE s’IL prOpOsE « LE rêvE rOmâNTIqUEETsymbOLIsTE,qU’ONTpârTâgéMâLLârméETWâgNEr,D’UNE 5 syNTHèsE DE TOUs LEs ârTs, pEINTUrE, mUsIqUE, ârcHITEcTUrE », L’écrIvâIN mONTrE TOUTEfOIs UNE préDILEcTION Très NETTE pOUr Lâ pEINTUrE. iL s’âgIT D’UNE préférENcE mârqUéE, évIDENTE mêmE DâNs LE fâIT qUE, DEs qUâTrE

12

âDjUvâNTs qUI sOUTIENNENT LE HérOs DâNs sâ qUêTE INTérIEUrE, sEULE Lâ 6 fIgUrE DU pEINTrE eLsTIr sUrvIT jUsqU’À Lâ fIN DU rOmâN . lâ pEINTUrE EsT pOUr PrOUsT UNE «cosa mentale», UNE « cHOsE DE L’EsprIT ». iL EmprUNTE cETTE EXprEssION À cELUI qU’IL DEsIgNE, DâNs sON qUEsTIONNâIrE DE 1890, cOmmE sON pEINTrE fâvOrI ET qUI âvâIT DéfINI âINsI LE TrOIsIèmE ârT DâNs sONTrattato della pittura: « CE qUI sEmbLE EXTérIEUr, c’EsT EN NOUs qUE NOUs LE DécOUvrONs.Cosa mentale, DIT léO- 7 NârD DE VINcI DE Lâ pEINTUrE, pEUT s’âppLIqUEr À TOUTE œUvrE D’ârT .» C’EsT DONc sEULEmENT À TrâvErs L’INvIsIbLE qUE L’ON pârvIENT À pé- NéTrEr LE vIsIbLE. uN TâbLEâU N’EXIsTE pâs sâNs sON INTErpréTâTION ET TOUTE EXprEssION ârTIsTIqUE sE sITUE DONc À mI-cHEmIN ENTrE Lâ mâTIèrE ET L’EsprIT : Lâ pEINTUrE EsT DONc À Lâ fOIs ImITâTION ET âcTE créâTEUr, ELLE réUNIT DâNs sON gEsTE DEUX mOUvEmENTs OppOsés ET cOmpLémEN- TâIrEs grAcE âUXqUELs L’EsprIT s’INcârNE DâNs Lâ mâTIèrE. d’UNE pârT, Lâ pEINTUrE crIsTâLLIsE Lâ bEâUTé DU mONDE EXTérIEUr ; DE L’âUTrE, Lâ pErcEpTION DE Lâ réâLITé sE cONsTrUIT À TrâvErs LEs ImâgEs pEINTEs. lE spEcTâTEUr DOIT êTrE pârTIE prENâNTE DâNs LE prOcEssUs âr- TIsTIqUE câr, À TrâvErs Lâ cONTEmpLâTION, NON sEULEmENT IL pErçOIT, mâIs IL INvENTE DE NOUvELLEs réâLITés : « MEs yEUX INsTrUITs pâr eLsTIr À rE- TENIr précIsémENT LEs éLémENTs qUE j’écârTâIs vOLONTâIrEmENT jâDIs, cONTEmpLâIENT LONgUEmENT cE qUE Lâ prEmIèrE âNNéE ILs NE sâvâIENT 8 pâs vOIr . » lâRechercheEsT UNE vérITâbLE sOUrcE DE référENcEs pIcTUrâLEs ET L’EmprEINTE ITâLIENNE EsT, DE cE pOINT DE vUE, câpITâLE : LEs écOLEs ITâ- LIENNEs DE FLOrENcE ET VENIsE vIENNENT âU prEmIEr râNg, À pârITé âvEc L’écOLE frâNçâIsE, LOIN DEvâNT LEs écOLEs HOLLâNDâIsEs OU fLâmâNDEs. dâNs sON œUvrE,PrOUsT fâIT référENcE À UNE cENTâINE DE pEINTrEs, DONT 36 âppârTIENNENT À L’écOLE frâNçâIsE, 27 À L’écOLE ITâLIENNE, 10 À

13

L’écOLE fLâmâNDE ET HOLLâNDâIsE. l’ârT ITâLIEN fOUrNIT cOULEUrs, mâTIèrEs ET DécOrs À L’ImmENsE frEsqUE prOUsTIENNE, ET TOUTE LâRechercheEsT mârqUéE pâr LEs LIgNEs INvIsIbLEs DE L’ârT DE GIOTTO, DE MâNTEgNâ ET DE bIEN D’âUTrEs pEINTrEs TrâNsâLpINs. PrOUsT sE sErT DEs œUvrEs DEs grâNDs mâîTrEs pOUr NOUs pLONgEr DâNs DEs DécOrs, cârâcTérIsEr sEs pErsONNâgEs, pEâUfINEr LEs DEscrIpTIONs, sUbLImEr DâNs DEs vâLEUrs éTErNELLEs LEs pérIssâbLEs réâLITés sOUmIsEs âU tEmps. dâNs LâRe- cherche, Lâ pEINTUrE N’EsT pLUs « UN DécOr DE rOmâN, cOmmE cHEz BâL- zâc OU ZOLâ, mâIs UNE pérIpéTIE, UN évéNEmENT, vOIrE UN pErsONNâgE. lE rOmâN sE pLIE À sEs LOIs, âccEpTE sON INfLUENcE ET prâTIqUE À sON TOUr cEs TrâNspOsITIONs D’ârT, cHèrEs À GâUTIEr ET À BâUDELâIrE, mâIs qUI sONT DésOrmâIs pâsséEs DU cHâmp DE Lâ pOésIE À cELUI DE Lâ Nârrâ- 9 TION ». CE qUE PrOUsT rEcHErcHE cHEz LEs pEINTrEs, cE N’EsT pâs UNE sImpLE référENcE EsTHéTIqUE mâIs UNE NOUvELLE pErspEcTIvE, UNE vIsION DU mONDE UNIqUE ET EN mêmE TEmps UNIvErsELLE, éTErNIséE DâNs LE gEsTE DE L’écrITUrE. dâNs LE jEU pErpéTUEL ENTrE bEâUTé ET vérITé, cHâqUE pEINTrE âppOrTE sâ prOprE OrIgINâLITé : LE LUXE ET LEs fâsTEs D’UNE sOIréE mONDâINE cHEz LEs GUErmâNTEs pUIsENT DâNs LEs OpULENcEs vé- NITIENNEs DEs TOILEs DE CârpâccIO ET DE VérONèsE, L’âTTITUDE sENsUELLE ET LâNgUIssâNTE D’oDETTE DE Crécy sE prOfILE DâNs LEs frêLEs fEmmEs DE BOTTIcELLI, Lâ sImpLIcITé INgéNUE DE GIOTTO INcârNE LEs TrâITs pLEINs D’UNE jEUNE DOmEsTIqUE. dâNs L’EsTHéTIqUE prOUsTIENNE, Lâ vIE ET L’ârT sONT éTrOITEmENT LIés, cOmmE LE sONT âUssI LITTérâTUrE ET pEINTUrE, ET LâRechercheâTTEsTE DE cETTE INTImITé prOfONDE qUI rELIE cEs DOUbLEs DImENsIONs : cHEz PrOUsT, c’EsT L’ImâgINâIrE qUI vâ créEr LE réEL.

PrOUsT sE pâssIONNE pOUr LEs ârTs vIsUELs Dès sON ENfâNcE. aDULTE, L’écrIvâIN rEsTE TOUjOUrs UN âmâTEUr Très sENsIbLE EN mâTIèrE DE

14

10 pEINTUrE. MêmE s’IL « N’EsT pâs DOUé pOUr LE DEssIN, ET IL EN sOUffrE », IL rEmpLIT sEs cârNETs DE grIbOUILLâgEs, DE fIgUrEs EsqUIsséEs, DE pErsONNâgEsgrIffONNés.SâpENséEéTâITTELLEmENTImprégNéEDE pEINTUrE qUE « LOrsqU’IL vOULâIT sE fâIrE UNE IDéE D’UNE vILLE qU’IL NE cONNâIssâIT pâs, sON prEmIEr sOIN éTâIT cELUI D’âLLEr cHErcHEr Lâ vIsION 11 DEs grâNDs ârTIsTEs qUI L’âvâIENT rEprésENTéE ». iL écrIT À VâUDOyEr, sON âmI crITIqUE D’ârT ET cOrrEspONDâNT âssIDU DEpUIs 1910 : « JE rE- grETTE D’âvOIr mâL rEgârDé Lâ vUE DE ROmE sUr LâqUELLE sE DéTâcHE UN DEs HOmmEs pEINTs pâr iNgrEs (LE pOrTrâIT DE L’ârcHITEcTE GrâNET). COmmE jE NE cONNâIs pâs ROmE, jE vOUDrâIs À fOrcE DE vUEs DE cE gENrE ET À grâND rENfOrT DE COrOT […] DEvINEr. » dâNs sâ fOrmâTION ârTIsTIqUE, LEs référENcEs cULTUrELLEs, LEs INspI- râTEUrs ET LEs mâîTrEs DE L’écrIvâIN ONT éTé Très vârIés, mâIs cE prOLI- fIqUE DIâLOgUE pEUT sE résUmEr EN TrOIs pHâsEs DIsTINcTEs. dâNs UN prEmIEr TEmps, ON cONNâîT UN PrOUsT âDOLEscENT, pâs- sIONNé D’œUvrEs D’ârT, LIé À UN cErTâIN cLImâT « DécâDENT, EXTéNUé, EsTHéTIsâNT, qUI TrOUvâIT DâNs LE cOmTE RObErT DE MONTEsqUIOU UN 12 mODèLE EXEmpLâIrE ». CE « prOfEssEUr DE bEâUTé », qU’IL rENcONTrE LE 13 âvrIL 1893 cHEz MâDELEINE lEmâIrE, céLèbrE âqUârELLIsTE DE L’épOqUE, LUI révèLE LEs gOûTs DécâDENTs DE Lâ fIN DU sIècLE, LE jâpO- NIsmE ET L’arT nOUvEâU. eN 1921, PrOUsT écrIT À JâcqUEs BOULâNgEr qU’À sEs yEUX MONTEsqUIOU éTâIT « LE mEILLEUr crITIqUE D’ârT DE NOTrE TEmps […] ON épâIssIT âUTOUr DE sâ vIEILLEssE […]. C’EsT UN crITIqUE D’ârT, UN EssâyIsTE mErvEILLEUX, qUI pEINT cOmmE pErsONNE, EN prOsE, 13 L’œUvrE D’UN pEINTrE, D’UN scULpTEUr qU’IL âImE ». SOUs sON égIDE, L’écrIvâIN âpprOcHE EN DéTâIL L’œUvrE DE léONârD DE VINcI, âpprOfONDIT, ENTrE âUTrEs, sâ cONNâIssâNcE DE MOrEâU ET DE WHIsTLEr (DONT LE pOrTrâIT DE MONTEsqUIOU LUI INspIrE cELUI DE CHâr-

15

LUs), IL DécOUvrE sON âmOUr pOUr CHârDIN, DONT LEs NâTUrEs mOrTEs LUI âpprENNENT LE gOûT DE Lâ frUgâLITé : « avâNT D’âvOIr vU DEs CHâr- DIN, jE NE m’éTâIs jâmâIs rENDU cOmpTE DE cE qU’âvâIT DE bEâU, cHEz mEs pârENTs, Lâ TâbLE DEssErvIE, UN cOIN DE NâppE rELEvé, UN cOUTEâU 14 cONTrE UNE HUîTrE vIDE . » CEs mêmEs âNNéEs cOrrEspONDENT À UNE fréqUENTâTION âssIDUE DU lOUvrE ET D’âUTrEs mUséEs pârIsIENs, prâTIqUE qUI âvIvE L’INTérêT DE L’écrIvâIN pOUr LEs prObLèmEs DE Lâ pEINTUrE TOUT EN éLEvâNT sâ cULTUrE vIsUELLE. à L’épOqUE, LE mUséE éTâIT L’EspâcE pUbLIc pâr EXcELLENcE, prEmIEr LIEU DE cULTUrE, « rIvâL TrIOmpHâNT DU THéATrE, DE Lâ bIbLIO- 15 THèqUE ET DE L’égLIsE ». C’EsT DâNs LEs gâLErIEs DE L’âNcIEN pâLâIs rOyâL qUE LE jEUNE écrIvâIN DONNE rENDEz-vOUs À sEs âmIs ; lUcIEN dâUDET, LE cOLLEcTIONNEUr ET mârcHâND RENé GImpEL, LE mêmE MON- TEsqUIOU ET LE mONDâIN CHârLEs hââs ENTrE âUTrEs, qUI « prIrENT sOIN 16 DE L’INITIEr âUX sEcrETs râffINés DE L’âmâTEUr DE TâbLEâUX ». CHârLEs epHrUssI, cOLLEcTIONNEUr ET DIrEcTEUr DE LâGazette des Beaux-arts, LUI OUvrE LEs pOrTEs DU bUrEâU DE Lâ rUE FâvârT, qUI âbrITâIT Lâ bIbLIO- THèqUE DE Lâ rEvUE, vérITâbLE sésâmE mâgIqUE cONTENâNT TOUTEs LEs pUbLIcâTIONs LEs pLUs prEsTIgIEUsEs EN mâTIèrE D’ârT, DONT LEBurlington MagazineET LEs câTâLOgUEs DEs vENTEs âUX ENcHèrEs. SEs rELâTIONs mONDâINEs NE TârDENT pâs À LUI OUvrIr LEs pOrTEs DEs sâLONs pârIsIENs : cHEz LEs STrâUs, PrOUsT âDmIrE DEs MONET ; cHEz epHrUssI, IL cONTEmpLE DEs MâNET ; GEOrgEs CârpENTIEr LUI mONTrE sEs RENOIr, JEâN COcTEâU LUI présENTE PIcâssO. PrOUsT rENcONTrE âUssI MONET, dEgâs, FOrâIN, RODIN, BOLDINI. iL NE fâUT pâs OUbLIEr sON âmI- TIé âvEc LE pEINTrE JâcqUEs-ÉmILE BLâNcHE, âUTEUr DE sON pOrTrâIT LE pLUs céLèbrE : pOUr cE DErNIEr, IL écrIT Lâ préfâcE D’UN rEcUEIL DE crI- TIqUEs D’ârT qUE LE pEINTrE âvâIT râssEmbLéEs sOUs LE TITrEDe David à

16

Degas. eN 1900, L’écrIvâIN âssIsTE À Lâ mémOrâbLE EXpOsITION DEsNym- phéasÀ Lâ GâLErIE dUrâND-RUEL, À PârIs, qUI cONsâcrErâ L’ImprEssION- NIsmE. iL âssIsTErâ prOgrEssIvEmENT âU crépUscULE DU symbOLIsmE, À L’âpOgéE DU cUbIsmE, À L’âUbE DU sUrréâLIsmE. PrOUsT â DONc cONNU DIrEcTEmENT DE NOmbrEUX mâîTrEs DE sâ géNérâTION,ILLEsâvUsâUTrâvâILDâNsLEUrsâTELIErsETâDécOUvErT, DâNs L’UNIvErs prIvILégIé DEs cOLLEcTIONs pârTIcULIèrEs, LEs âTTITUDEs ET LEs TENDâNcEs DE L’ârT pIcTUrâL DE sON TEmps. CEpENDâNT, pOUr UN E HOmmE DU DébUT DU xx sIècLE, IL N’éTâIT pâs âIsé DE DécOUvrIr LEs cHEfs-D’œUvrE DE Lâ pEINTUrE mONDIâLE. eN EffET, À cETTE épOqUE, pEU DE LIvrEs D’ârT, ET LEs rEprODUcTIONs DE TâbLEâUX éTâIENT EN NOIr ET bLâNc : « lâ cONNâIssâNcE DE Lâ pEINTUrE pOUr UN PârIsIEN sE LImITâIT sOUvENT âUX cOLLEcTIONs pUbLIqUEs ET À DE rârEs cHEfs-D’œUvrE UNI- vErsELLEmENT cONsâcrés ». PrOUsT, DONT Lâ cULTUrE EsTHéTIqUE éTâIT sI prOfONDE, âvâIT DONc âpprOcHéde visupEU DE cHEfs-D’œUvrE ET sâ cONNâIssâNcE DIrEcTE DE Lâ pEINTUrE éTâIT LImITéE. lE mUséE ImâgINâIrE DE L’écrIvâIN, rEsTrEINT pâr sâ cLâUsTrâTION ET sâ sâNTé prEcâIrE, sE rENOUvELâIT EN pârTIE grAcE âUX LIvrEs ET âUX rEprODUcTIONs D’ârT. GrAcE À cEs DErNIErs, DâNs Lâ sOLITUDE DEs âNNéEs DE Lâ mâTUrITé, Lâ pEINTUrE INTégrErâ prOfONDé- mENT sâ vIE ET DEvIENDrâ UN DEs pILIErs DE sON œUvrE. COmmE L’â bIEN sOULIgNé tHIErry lâgET, LEs pâgEs DE L’ENcycLOpéDIE prOUsTIENNE NE sONT DONc pâs « ImprIméEs âvEc Lâ mêmE ENcrE : ON y TrOUvE, D’UNE pârT, DEs pEINTrEs DONT IL â vU LEs œUvrEs OrIgINâLEs ET, D’âUTrE pârT, cEUX DONT IL NE cONNâîT LEs TâbLEâUX qUE grAcE À DEs rEprODUcTIONs ET À DEs DEscrIpTIONs LITTérâIrEs. aUX prEmIErs, IL résErvE sâ crITIqUE âr- 17 TIsTIqUE, âUX sEcONDs, sON rêvE ».

17

à pârTIr DE 1892, LEs crIsEs D’âsTHmE DEvIENNENT DE pLUs EN pLUs fréqUENTEs : Lâ mâLâDIE LE cONfINE À sON DOmIcILE ET PrOUsT sE vOIT cONTrâINT DE rENONcEr À Lâ pLUpârT DEs sOrTIEs mONDâINEs ET cULTU- rELLEs. oN sâIT qU’ENTrE 1897 ET 1922, âNNéE DE sâ mOrT, PrOUsT N’â pâs éTé pLUs DE TrOIs fOIs âU lOUvrE. QUâND sON âmI JEâN-lOUIs VâU- DOyEr LUI DEmâNDE D’INDIqUEr HUIT TâbLEâUX qUI, À sON âvIs, âUrâIENT mérITé DE fIgUrEr DâNs UNEtribune française, PrOUsT répOND : « JE N’âI pâs éTé âU lOUvrE DEpUIs pLUs DE qUINzE âNs. J’IrâI prOcHâINEmENT, 18 Dès qUE jE pOUrrâI mE LEvEr LE jOUr . » eN 1920, IL N’âvâIT pâs ENcOrE pU réâLIsEr sON DésIr : « iL y â vINgT âNs qUE jE N’âI pâs éTé âU lOUvrE ET jE N’âI réUssI qU’UNE fOIs, âprès UN DOpâgE DE HUIT jOUrs, À âLLEr À 19 UN cONcErT . » JEâN COcTEâU â écrIT À cE prOpOs : « lEs sOrTIEs DE jOUr DE PrOUsT âvâIENT LIEU UNE OU DEUX fOIs L’âN. nOUs EN fîmEs UNE mE ENsEmbLE. C’éTâIT pOUr âLLEr vOIr LEs GUsTâvE MOrEâU cHEz M ayEN ET ENsUITE, âU lOUvrE, LESaint SébastienDE MâNTEgNâ ETLe Bain turc 20 D’iNgrEs . » dâNs UNE LETTrE NON DâTéE, PrOUsT cONfIE À DE MONTEsqUIOU : « lâ câUsE DE L’éTâT TErrIbLE Où jE vIENs D’êTrE pENDâNT pLUsIEUrs jOUrs vIENT DE cE qUE j’âI vOULU âLLEr vOIr LEs WHIsTLEr pOUr fâIrE pOUr UN mOrT cE qU’ON NE fErâIT pâs pOUr DEs vIvâNTs, EN pENsâNT âU “jâmâIs pLUs”, âU “âImEz cE qUE jâmâIs ON NE vErrâ DEUX fOIs” qUE mE DIsâIENT cEs 21 bEâUTés NOmâDEs prêTEs À rEpârTIr pOUr BOsTON . » eN 1921, À L’Oc- câsION D’UNE EXpOsITION DEs mâîTrEs HOLLâNDâIs âU JEU DE PâUmE, PrOUsT fâIT sâ DErNIèrE vIsITE À UN mUséE. iL NE pEUT résIsTEr À Lâ TEN- TâTION D’âLLEr vOIr LE « pâN DE mUr jâUNE » DE LâVue de DelftpEINT pâr VErmEEr, ET IL prIE VâUDOyEr DE L’âccOmpâgNEr : « JE NE mE sUIs pâs cOUcHé, pOUr âLLEr vOIr cE mâTIN VErmEEr ET iNgrEs. VOULEz-vOUs 22 cONDUIrE LE mOrT qUE jE sUIs ET qUI s’âppUIErâ À vOTrE brâs ? » CETTE

18

sOrTIE LUI INspIrErâ L’épIsODE Lâ mOrT DE BErgOTTE, qUI EXprImE NOmbrE DEs âNgOIssEs qU’IL éprOUvâ À cE mOmENT ET qUI EsT EN mêmE TEmps 23 UNE vérITâbLE « prOmOTION DU mUséE cOmmE LIEU rOmâNEsqUE ». uNE DEUXIèmE pérIODE EsT mârqUéE pâr Lâ présENcE ET L’INfLUENcE fErvENTEs DE JOHN RUskIN. PENDâNT âU mOINs UNE DécENNIE (1895- 1905), L’EsTHèTE âNgLâIs DEvIENDrâ L’INcONTEsTâbLE mâîTrE DE L’écrIvâIN EN mâTIèrE DE bEâUTé. dâNsPastiches et mélanges,ON LIT:« l’UNIvErs rEprIT TOUT D’UN cOUp À mEs yEUX UN prIX INfINI. eT mON âDmIrâTION pOUr RUskIN DONNâIT UNE TELLE ImpOrTâNcE âUX cHOsEs qU’IL m’âvâIT fâIT âImEr, qU’ELLEs mE sEmbLâIENT cHârgéEs D’UNE vâLEUr pLUs grâNDE mêmE qUE cELLE DE Lâ vIE […]. C’EsT LE pOUvOIr DU géNIE DE NOUs fâIrE âImEr UNE bEâUTé, qUE NOUs sENTONs pLUs réELLE qUE NOUs, DâNs cEs cHOsEs qUI âUX yEUX DEs âUTrEs sONT âUssI pârTIcULIèrEs ET âUssI pérIs- 24 sâbLEs qUE NOUs-mêmEs . » PrOUsT ENTrE prObâbLEmENT EN cONTâcT âvEc RUskIN pâr LE bIâIs DU DIpLOmâTE âNgLâIs RObErT DE BILLy. or LE crITIqUE âNgLO-sâXON âvâIT INTErDIT qU’ON TrâDUIsE sON œUvrE DE sON vIvâNT ET PrOUsT NE mâîTrI- sâIT pâs âssEz bIEN L’âNgLâIs pOUr âpprécIEr sEs écrITs EN LâNgUE OrIgI- NâLE. iL NE pUT DécOUvrIr L’écrIvâIN âNgLâIs qUE grAcE âUX ârTIcLEs ET OUvrâgEs qUI LUI âvâIENT éTé cONsâcrés, NOTâmmENT À TrâvErs DEs EX- TrâITs TrâDUITs DâNs LEBulletin de l’Action MoraleâINsI qUE DâNs DEUX ârTIcLEs DE lâ SUzErâNNE pârUs DâNsLa Revue des Deux Mondes. lEs écrITs DE RUskIN âvâIENT UN âTTrâIT pârTIcULIEr pOUr PrOUsT : ILs DévOILâIENT DâNs UN sTyLE OrIgINâL LEs sEcrETs DE L’ârT pIcTUrâL ET Dé- vELOppâIENT UNE THéOrIE EsTHéTIqUE fONDéE sUr Lâ « vérITé DEs ImprEs- sIONs », THèmE qUI sE révéLErâ résOLUmENT pOrTEUr DâNs LâRecherche. MâIs cETTE rENcONTrE EsT, âvâNT TOUT, Lâ mIsE EN LUmIèrE DE L’œUvrE DEs grâNDs mâîTrEs ITâLIENs : L’ImâgINâIrE prOUsTIEN, DéjÀ TOUrNé vErs

19