A la découverte du roman
208 pages
Français

A la découverte du roman , livre ebook

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208 pages
Français

Description

La question fondamentale du rôle de l’écrivain, et du pouvoir de la fiction, est au cœur de cet essai, qui s’interroge sur la capacité de la littérature à rendre compte du réel qui nous entoure. Yan Lianke retrace l’évolution d’un système de causalité absolue, à ce qu’il appelle le « mythoréalisme », la seule forme littéraire qui aille « à la recherche de ces noyaux atomiques enfouis qui font exploser la vie et la réalité » pour en découvrir les causes cachées et invisibles.
Si le mythoréalisme a toujours existé (la Bible, l’Iliade, l’Odyssée en sont de parfaites illustrations), il est aussi l’avenir nécessaire de la littérature chinoise, car il a la faculté de nous faire toucher du doigt la raison profonde « des éléments les plus chaotiques et incompréhensibles du passé et du présent ».

Informations

Publié par
Date de parution 02 mars 2017
Nombre de lectures 996
EAN13 9782809726589
Langue Français

Extrait

n contrepoint de ses romans, le grand écrivain chinois Yan Lianke mène depuis longtemps E une réflexion sur l’écriture et la littérature, qui continue de nourrir toute son œuvre. « Colère et passion sont l’âme de mon travail. » A l’origine, il y a la révolte de l’écrivain. Son désir de détruire la prison conventionnelle que les classiques lui ont léguée. De tailler en pièces le réel manipulé et falsifié de la propagande culturelle chinoise. Lorsque la réalité ressemble à un tremblement de terre prêt à tout moment à ébranler le sol où l’on marche, il faut aller chercher des causes cachées, invisibles qui puissent expliquer ce réel incompréhensible et chaotique. Remontant le temps, Yan Lianke convoque les grandes voix du réalisme, Stendhal ou Kafka aussi bien que Joyce ou Garcia Marquez, pour retracer l’évolution de la fiction dans son pouvoir à rendre compte du réel. Il nous conduit ainsi à la découverte de ce qu’il appelle audacieusement le « mythoréalisme », la seule forme littéraire susceptible de nous emmener à la découverte des contre-courants et des sombres tourbillons sous le fleuve clair du rationnel. Un manifeste littéraire qui est aussi un acte de foi en la capacité de l’humanité à survivre à la folie du monde.
YAN Lianke
À LA DÉCOUVERTE DU ROMAN
Roman traduit du chinois par Sylvie Gentil
Ouvrage publié sous la direction de CHEN FENG
DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS PHILIPPE PICQUIER
Bons Baisers de Lénine Les Chroniques de Zhalie La Fuite du temps Les Jours, les Mois, les Années Les Quatre Livres Le Rêve du village des Ding Servir le peuple Songeant à mon père Un chant céleste
Nous remercions Anne-Marie Métailié de nous avoir accordé l’autorisation de reproduire l’intégralité du récit de João Guimarães Rosa,Le Troisième Rivage du fleuve.
Titre original :Fa Xian Xiao Shuo
© 2011, Yan Lianke
© 2017, Editions Philippe Picquier pour la traduction en langue française Mas de Vert B.P. 20150 13 631 Arles cedex www.editions-picquier.fr
Conception graphique: Picquier & Protière
En couverture: © Izutsu Hiroyuki
Mise en page: Christiane Canezza - Marseille
Préparation du format ePub: LEKTI
ISBN (papier) : 978-2-8097-1251-3 ISBN (ePub) : 978-2-8097-2658-9
CHAPITRE I
LES LIMITES DU RÉALISME
1. Un fils impie du réalisme
Le « fils impie du réalisme » : c’est en ces termes que je me décrivais dansTraître à 1 l’écriture, la postface rédigée pour la version originale desQuatre Livres, un roman qui n’est malheureusement jamais sorti en Chine. J’y disais :
Se déclarer « traître à l’écriture », c’est se faire beaucoup d’honneur et j’ai longuement hésité, n’étant pas sûr d’en être digne. Si j’ai fini par m’y résigner, c’est songeant à ce que tout ce que Les Quatre Livres comprennent d’infidélités à la « littérature habituelle », lesquelles si elles ne relèvent pas exactement de l’authentique « félonie », sont malgré tout encourageantes et pourraient constituer un présage positif pour la suite de mon œuvre. Que les dés en soient jetés.
Depuis longtemps je caressais le rêve d’écrire autr ement qu’à « fin de publication ».Les Quatre Livresen a été une tentative, débridée : je ne prétends pas l’avoir semé de céréales, pas plus que de jolies fleurs et de pleines lunes, mais pas non plus des fientes de poule ou crottes de chien qui rebuteraient le lecteur. Non, il s’agissa it d’affirmer la possibilité de raconter une histoire comme j’en aurais envie. Que ce soit par le biais de divagations ou de propos en l’air, peu importait : ce qui comptait c’était de faire tomber les barrières de la construction littéraire et de détruire la prison conventionnelle que les cl assiques ont léguée à l’écrivain. De lui accorder une liberté radicalement anarchiste, la latitude d’un vocabulaire et d’un récit dégagés de toute entrave, lui permettre d’instaurer un nouvel ordre narratif. Car tel est le rêve de tout littérateur un peu mûr. Jamais je ne me suis senti aussi bien que pendant la rédaction de cesQuatre Livres. Tout convergeait vers moi. Je n’étais plus esclave des mots mais empereur de l’écriture, adieu l’enfant sage qui obéissait à ses maîtres. De toutes mes forces j’essayais de me comporter autant en souverain qu’en traître. A m’entendre ainsi délirer on peut imaginer le point de rage, de partialité et d’insolence où m’avait mené mon impatience de fuir certaine forme d’écriture. Mais pourquoi ? L’illumination m’est venue au moment où j’ai pris la plume : si je voulais trahir, c’était probablement que j’étais un fils impie du réalisme. Un jeune écrivain de talent m’a un jour expliqué qu’il y a, sur l’Internet chinois, un site dédié aux enfants des années 1980 et 1990 où ils vomissent la haine que leur inspirent leurs parents. Un espace qui permet à ces jeunes, par ailleurs prisonniers de la morale, de faire tomber les chaînes qui les brident et d’insulter allègrement père et mère. De clamer haut et fort ce qu’il y a de plus ridicule e t haïssable chez eux. De dénoncer leurs comportements absurdes, vils et méprisables. En gro s, libérés des contraintes qu’impose la vertu, de s’en prendre à eux comme à leurs pires ennemis. Quitte à s’autoriser des sorties aussi choquantes qu’un « Qu’est-ce que j’aimerais les tuer ! » en étant sûr de rencontrer un écho et d’exprimer le cri du cœur de sa génération. Il m’en a parlé de manière si vivante que j’en suis resté abasourdi – sans un instant mettre son propos en doute. Mais de fait, quand aujourd’hu i je m’époumone, hurlant avec la plus grande sincérité sur ma page que « je larderais bien de coups de couteau » le réalisme spécifique à notre pays – un réalisme aux couleurs socialistes , celui de la littérature chinoise contemporaine –, honnêtement je me comporte exactement comme eux. « A coups de couteau ! » Je suis vraiment le fils impie du réalisme. Mon dégoût et ma rébellion sont tels que j’ai dû mal à garder mon sang-froid – plus ou moins à la ma nière d’un criminel qui sur le point de commettre un meurtre en perd le sommeil parce qu’il lui reste un peu de sens moral : son pire
ennemi n’est pas son adversaire, mais sa conscience. Moi, quand j’insulte le réalisme, c’est la confusion de mon âme qui me plonge dans les tourments. Ce que je porte en moi de rationalité littéraire m’a peu à peu fait comprendre qu’il est impossible de radicalement lui dire adieu et lui échapper ; et encore plus de le tuer. Au poteau d’exécution, et hop ? Mais à l’instant où il poserait le couteau sur la gorge de ses géniteurs, ce qui viendrait au fils rebelle ce serait la bonté avec laquelle ils l’ont éduqué, la peine qu’ils se sont donnée pour lui. D’un autre côté, cet enfant cruel, tous les bienfaits du monde ne suffiraient pas à lui faire baisser l’arme. Si bien qu’au bout du compte, prisonnier de mes contradicti ons et contrairement à toute logique incapable de choisir, je ne peux que m’enfuir le plus loin possible en éructant des injures, errer solitaire dans la steppe déserte et désolée d’une écriture privée de direction. Ou alors m’y dresser, dans cette campagne sauvage, et en silence y divaguer :
Réalistes… ô mes parents, plus près de moi je vous prie.
Réalisme… ô mon tombeau, plus loin de moi je te prie.
2. Le réel fallacieux
En 1719, quandRobinson Crusoéa été publié, Daniel Defoe n’imaginait sans doute pas qu’il venait de poser deux des pierres angulaires de l’éc riture réaliste, soit l’expérience et l’expression du réel. L’expérience est le terreau du réalisme, ce que chaque lecteur ressent dans son corps. Il y a là-dessus entente tacite entre l’auteur et le lecteur. Quant au réel, ce sont les fruits qu’on y a plantés, le but auquel tend l’auteur. Si ce qu’il ambitionne de transmettre par le biais de l’expérience est le poids dans la balance, celui qui permettra de la faire pencher du côté de la reconnaissance et du respect, l’expression du réel est sa monnaie, plus il en possède et plus il peut échanger. L’expérience ne saurait véritablement constituer une richesse, c’est le réel qui sera la banque de sa célébrité. Construit avec en guise de briques et de tuiles ses personnages, leur environnement, leur histoire, les intrigues, les détails et la psychologie, etc., ce réel qu’il exprime à sa manière propre est l’ent repôt de sa fortune, là où il entassera les revenus de sa renommée, dont il espère que résultera le plus véridique des paysages, celui qui aura l’éclat incomparable de la réalité. Bien sûr, sur le chemin qui y mène, auteur et lecteur se sont mis d’accord sur une vision des personnages – là encore il y a accord, et des plus importants. Au point que le premier n’écrit qu’en le respectant à la lettre, et que le second en contrôle scrupuleusement le produit. Cela fait penser à l’invention de l’argent : au départ simple moyen pratique, le but étant l’échange, devenu au fil du temps objectif en soi quand les hom mes se sont aperçus qu’il permettait d’atteindre tous les autres. D’où les invasions de fausse monnaie. Et afin d’en freiner la prolifération, la nécessité d’aller sans cesse plus loin dans l’invention de méthodes pour endiguer la contrefaçon, de sans cesse les renouveler et les inventer. De la même manière, la représentation du réel dans le réalisme est perpétuellement en modification, perpétuellement on l’approfondit et on la développe. Si bien que, quels que soient le domaine, la région, l’époque et l’arrière-plan culturel, le réalisme à la chinoise tend aujourd’hui à l’exprimer de quatre manières. Il y a :
1. Le réalisme fallacieux, où le réel exprimé est c elui d’une société sous contrainte, une image falsifiée et contrôlée. 2. Le réalisme mondain, où le réel est considéré sous son aspect extérieur et superficiel. 3. Le réalisme vital, où le réel est vu sous l’aspect de l’expérience et de la vie. 4. Le réalisme spirituel, où l’expression du réel consiste en une exploration des profondeurs de l’âme humaine.
Apartir du moment où l’expression du réel est devenue la clé de l’écriture réaliste, elle s’est répartie sur les quatre étages de ce théâtre. Elle ne peut, obligatoirement, que relever de l’un ou l’autre de ces niveaux. D’où il ressort que pour l’essentiel ce sont les tréteaux sur lesquels les écrivains déambulent ou se lamentent. Ceux d’entre eux qui, du premier étage, ne proposent que mots fabriqués et chants vides sont bien obligés, pour obtenir la confiance des foules, de sauter plus ou moins à leur cœur défendant, à la manière de ces comédiens qui descen dent de scène pour serrer la main des spectateurs, jusqu’au deuxième étage où ils se donnent de grands airs – mais familiers ! – afin que la foule ignorante en soit émue au point de pleurer de joie. Ce réel joué/fabriqué au premier étage – le réel fallacieux – est essentiellement prédominant dans les pays où le pouvoir est fort, ou centralisé, là où l’idéologie politique est profondément implantée. Plus le pouvoir dans un pays sera totalitaire, plus l’idéologie s’y exprime ra de manière intense, et plus le réalisme fallacieux et son réel feront preuve de gigantisme et de sommaire. S’il est impossible de nier que l’Allemagne d’Hitler ait eu un art et une littérature, la fin du régime nazi a aussi signifié celle de ces voix rudimentaires qui vociféraient au premier niveau. Ce qui a disparu, autrement dit, ce n’est pas seulement une littérature au réel fallacieux, mais toute forme de réalité 2 3 fallacieuse dans la société. Voyez Kolbenheyer et Goebbels .Paracelse, le roman historique du premier, a été la grande œuvre littéraire du Troisième Reich ;Michael, le roman-fleuve du second, destin allemand couché dans les lignes d’un journal intime, modèle littéraire regroupant toutes les caractéristiques du fascisme et du nazisme, a en ces temps de pouvoir brutal fasciné nombre de jeunes exaltés. Mais le cours du temps les a relégués à la chambre froide, personne n’en fait plus mention et ils ne sont désormais que momies enterrées sous la poussière de l’histoire littéraire allemande, simple matériau pour les chercheurs qui iront fouiller et balayer parmi les débris du passé. La littérature russe à l’époque soviétique a certes produit nombre d’œuvres relevant du réalisme fallacieux, mais tout à fait « vraies », e n ce qu’elles étaient issues d’une société 4 fallacieuse. Ce que Viktor Erofeev explique avec la plus grande clarté dans son fameux essai Requiem pour la littérature soviétique,publié après la chute de l’URSS :
Les plus beaux temples de la littérature soviétique sont ceux qui ont été édifiés à partir du projet élaboré par Staline et Gorki pour les généra tions futures. De style baroque, ils 5 6 7 comprennent les Alexis Tolstoï, les Fadeïev , les Pavlenko , les Gladkov et bien d’autres, trop nombreux pour être mentionnés. Même si dans ce corpus les œuvres de vile qualité, juste là pour faire nombre, ne manquent pas, ce sont des monuments qui en dépit de toutes les 8 intempéries sont allés jusqu’à influencer la culture des autres pays du bloc socialiste .
Un propos qui nous permet de voir le dessous de deux cartes : d’abord, que ce qui est à la racine du réel fallacieux – des productions du réalisme fallacieux – est bien le pouvoir ; ensuite, que cette littérature sous contrôle et falsifiée a influencé celle des autres pays du bloc socialiste. Si Viktor Erofeev ne s’étend pas sur ces sujets, pour nous, écrivains et lecteurs chinois, cela va de soi. Nous sommes au courant, nous avons toujours su de quelle fontaine venait l’eau que nous buvions, et la prenons pour ce qu’elle est. L’utilisation du mot « fallacieux » a, au sens où j e l’entends, une implication première et évidente : on parle ici en quelque sorte de « tarif imposé ». Tout pouvoir exerce un contrôle, mais si c’est par la force, cela s’appelle de l’opp ression. Si c’est le pouvoir qui fixe le prix lorsqu’il passe commande, l’accord se fait avec un écrivain qui signe et paraphe le bon, puis paye avec un chèque sur sa conscience et fait le deuil de sa personnalité. L’objet de l’échange est pourtant un produit invisible. Ce à quoi, d’un commun accord, les deux parties s’engagent, c’est la production d’un réel littéraire à la fois quasi inexistant mais obligatoirement doué d’existence, qui brillerait comme une comète au ciel de l’histoire, quoique fondé sur une fiction tirée du néant et un mode d’expérience totalement outrancier, ainsi que sur la généralisation de cas complètement uniques et particuliers. Dans une telle fiction l’expression d’un prétendu
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