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Description
Sujets
Informations
Publié par | Éditions David |
Date de parution | 26 septembre 2014 |
Nombre de lectures | 13 |
EAN13 | 9782895974857 |
Langue | Français |
Informations légales : prix de location à la page 0,0500€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.
Extrait
LES OISEAUX DE NUIT FINISSENT AUSSI PAR S’ENDORMIR
Martine L. Jacquot
Les oiseaux de nuit finissent aussi par s’endormir
ROMAN
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada
Jacquot, Martine L., 1955-, auteur Les oiseaux de nuit finissent aussi par s’endormir / Martine Jacquot.
(Voix narratives) Publié en formats imprimé(s) et électronique(s). ISBN 978-2-89597-432-1. — ISBN978-2-89597-484-0 (pdf). — ISBN 978-2-89597-485-7 (epub)
I. Titre. II. Collection : Voix narratives
PS8569.A36O38 2014 C843’.54 C2014-905526-9 C2014-905527-7
L’auteure remercie Arts Nouvelle-Écosse pour son appui à la création.
Les Éditions David remercient le Conseil des arts du Canada, le Secteur franco-ontarien du Conseil des arts de l’Ontario, la Ville d’Ottawa et le gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada.
Les Éditions David 335-B, rue Cumberland, Ottawa (Ontario) K1N 7J3 Téléphone : 613-830-3336 | Télécopieur : 613-830-2819 info@editionsdavid.com | www.editionsdavid.com
Tous droits réservés. Imprimé au Canada. Dépôt légal (Québec et Ottawa), 3 e trimestre 2014
Nous traversons le présent les yeux bandés. Tout au plus pouvons-nous pressentir et deviner ce que nous sommes en train de vivre. Plus tard seulement, quand est dénoué le bandeau et que nous examinons le passé, nous nous rendons compte de ce que nous avons vécu et nous en comprenons le sens. Milan Kundera J’ai enfin réussi à t’échapper. Là où ma vie la plus profonde se déroule, tu n’en as pas idée. Les profondeurs les plus intimes de mon âme, tu n’y as pas accès. Anaïs Nin
1
Les aspérités de ma vie m’appartiennent. Ne cherche pas à les comprendre. J’ai moi-même de la difficulté à en explorer chaque épine. À éviter sa pointe acérée. À palper sa rugosité sans me blesser. C’est un peu comme ça pour tout le monde, non ? On fait de son mieux, un sourire aux lèvres ; on côtoie son double au visage masqué qui semble plongé dans la réalité du monde et on se demande s’il ressemble à notre nudité. On s’habitue. Plus ou moins. On a beau tout faire pour s’aimer soi-même, il y a des moments où ça va, d’autres où ça accroche. Personne n’est entièrement beau si on regarde dans les recoins de son âme.
Ève aurait voulu répondre tout cela à Dacha, quand elle lui posait des questions sans doute bien intentionnées, mais qu’elle trouvait un peu niaises. Cependant, elle aimait bien sa vieille amie et elle lui répondait vaguement et poliment, comme le font les adolescents qui veulent la paix face à la gentillesse suave de leur mère. Elle l’aimait même beaucoup pour sa force de caractère et sa débrouillardise. Elle se réjouissait de savoir que son amie avait obtenu une bourse de recherches qui lui permettrait de venir à Ottawa d’ici quelques jours. Elle la recevrait chez elle. Toutes les deux reprendraient le dialogue laissé en suspens dans les rues de Moscou.
Dans sa tête se rejouait leur conversation, après sa dernière séance de travail.
— Tu aimes te sentir invisible, n’est-ce pas ? Regarder sans être vue, te faire petite souris, comme tu dis souvent. Si tu vivais ici à Moscou, je pourrais comprendre, mais là…
— Oui, tu as sans doute raison. Mais c’est personnel, pas de raison particulière et c’est mieux comme ça, il me semble. Une mouche sur la vitre, ça me convient !
— Mais que crains-tu donc, Ève ?
— Tu sais Dacha, je me sens libre comme l’air ! J’aime juste être tranquille. Mon bonheur, c’est de laisser mes pas me guider, que ce soit ici ou ailleurs, et ne pas me faire remarquer. Poursuivre plus loin, toujours plus loin, comme les nomades. Explorer encore et encore. Il y a constamment des détails nouveaux autour de mes points de chute, que je n’avais pas remarqués lors d’une précédente visite. Ça fait ma joie.
« Et puis, pourquoi tenter de justifier ce qu’on n’arrive pas à comprendre soi-même ? On est comme on est, c’est tout », se dit-elle.
Ève avait fini sa mission à Moscou. Elle allait rentrer chez elle ; elle ferait escale à Paris, mais ne s’arrêterait pas à Saint-Romain, sa petite ville natale, non loin de là. Pourquoi en faire tout un plat ? Les ombres qu’elle avait fuies ne regardaient pas les autres. Elle avait fait trop d’efforts pour les oublier. Alors, pourquoi revenir sur ce sujet ? « Tenir bon, ne pas tourner les pages en arrière », se disait-elle chaque fois qu’elle sentait une faiblesse l’envahir.
Ève ne lui raconta pas que, dans ses rêves, elle tentait encore parfois de revenir à Saint-Romain, mais qu’elle s’y voyait comme une forme sans nom. Comment expliquer, même à son amie, ce sentiment étrange que provoquait en elle l’idée d’être ainsi anonyme dans un lieu qui fut jadis chez elle ? Retourner marcher dans mes rues sans reconnaître de visages, songeait-elle, sans être hélée par une voix familière, sans être connue, tout simplement… Cette pensée l’effrayait. Pourtant, partout ailleurs, elle se sentait à l’aise, invisible, mais tellement à l’aise. Aucune racine sectionnée ne la troublait. Par contre, elle avait l’impression que si elle s’était tenue quelque part dans sa ville et seulement à cet endroit précis, elle aurait eu la sensation de n’avoir jamais existé, comme si tout le reste avait été oblitéré. Saurait-elle encore identifier certains petits détails de ce qui fut le cadre de son quotidien ? Paysage changeant. Tel magasin repeint, tel arbre coupé, telle personne déménagée, telle route nouvellement tracée. Sa porte fermée. Ne plus savoir emboîter le pas à ses anciennes habitudes. Elle n’aimait pas parler de cela. D’ailleurs, comment pouvait-elle être certaine de ce qui la tourmentait ? Comment parler d’une appréhension non vérifiée ? Mieux valait éviter le sujet, tout simplement.
« J’aime être incognito un peu partout, finalement… Dans toutes ces villes où je me rends souvent, je me glisse dans les coulisses et j’erre ; je me sens légère. J’aime surtout séjourner à Paris, de façon intermittente. J’ai l’impression d’y connaître chaque recoin et que ces lieux me reconnaissent. Je ne peux m’empêcher de m’y offrir le luxe d’une petite évasion chaque fois que je le peux », songea-t-elle.
*
Dans le haut-parleur de la salle d’attente de l’aéroport Charles-de-Gaulle où Ève se trouvait, une voix féminine désincarnée venait d’annoncer l’embarquement immédiat. Enfin, Ève allait pouvoir rentrer chez elle ! Vol direct en partance pour Toronto, puis elle prendrait une correspondance pour Ottawa. Elle n’était pas pressée, cependant, contrairement aux voyageurs qui l’entouraient. L’attente avait été longue, si longue, mais que pouvait-on contre la neige ? Elle avait été si abondante en ce début d’hiver qu’elle avait paralysé le rythme de la vie et frigorifié les gens.
Comme elle l’avait pressenti, son bref séjour parisien lui avait fait du bien. Une escale sans obligations, sans rendez-vous, sans horaire. Un petit séjour qui ne ressemblait pas aux autres. Elle avait pu rôder seule comme une louve, simplement heureuse d’être là. Comme si les silhouettes qu’elle croisait lui étaient familières et lui parlaient silencieusement. Si près du cœur de la cible, mais sans en subir de vertige ni de remise en question.
À l’annonce de l’embarquement, ses réflexes lui avaient automatiquement commandé de se lever. Une tasse de café en carton presque vide dans une main, sa sacoche à l’épaule, son manteau sur le bras, son sac de voyage et des paquets-cadeaux — d’où pointait du papier de soie de différentes couleurs — ramassés précipitamment sur le siège à côté d’elle, elle s’était spontanément dressée. Cependant, une autre moitié de sa conscience l’avait empêchée d’avancer. Son regard était resté rivé à l’écran de télévision qui, fixé au mur de la salle d’attente, diffusait les informations. On y parlait surtout du changement climatique et du mauvais temps qui sévissait sévèrement sur la France. Mais il y avait aussi d’autres nouvelles. L’appel pour l’embarquement était venu couvrir la fin d’une phrase, qui avait retenu son attention. Néanmoins, elle avait clairement entendu, lui semblait-il, le journaliste prononcer le nom de Charles. En tout cas, pour le prénom, elle en était certaine, mais le nom de famille ? La sonorité ne faisait-elle que ressembler à celui qui soudain s’animait sur le livre de ses souvenirs ? Et si c’était lui, que lui était-il arrivé ?
Comme lors d’un retour au réel après un choc post-traumatique qui l’aurait plongée pendant une durée indéterminée dans une sorte d’abstraction à sa propre vie, elle avait soudain senti les muscles de son cou se raidir. Elle avait écarquillé les yeux, tendu l’oreille, mais l’interférence causée par l’appel l’avait empêch