Les souffrances du jeune Werther
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Les souffrances du jeune Werther , livre ebook

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Description


Les Souffrances du jeune Werther



Goethe



Texte intégral. Cet ouvrage a fait l'objet d'un véritable travail en vue d'une édition numérique. Un travail typographique le rend facile et agréable à lire.


Les Souffrances du jeune Werther (en allemand Die Leiden des jungen Werthers), est un roman épistolaire de Goethe. La première édition est parue en 1774. Il fut le premier roman de Goethe, et reçut un succès incroyable dès sa sortie apportant de cette sorte à son auteur, du jour au lendemain pour ainsi dire, une richesse et une notoriété considérables, en Allemagne d'abord, dans toute l'Europe ensuite. Le livre fut publié anonymement et parut à l'automne 1774 à l'occasion de la foire du livre de Leipzig, et fit donc beaucoup de bruit. Aucun autre livre de Goethe ne fut autant lu par ses contemporains : le succès qui en résulta suffit à lui conférer une gloire annonçant les chefs-d'œuvre à venir. Source Wikipédia.



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Informations

Publié par
Nombre de lectures 36
EAN13 9782363073860
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Les Souffrances du jeune Werther
Goethe
1774
Livre premier
4 mai.
Comme je suis joyeux d’être parti ! Cher ami, qu’est-ce que le cœur de l’homme ? Te quitter, toi qui m’es si cher, toi dont j’étais inséparable, et sentir de la joie ! Je sais que tu me le pardonnes. Mes autres relations n’étaient-elles pas choisies par le sort tout exprès pour tourmenter un cœur comme le mien ? Pauvre Éléonore !… Et pourtant, ce n’était pas ma faute… En pouvais-je davantage, si, tandis que la grâce piquante de sa sœur me procurait un agréable amusement, une passion se développait dans son pauvre cœur ? Et pourtant… suis-je tout à fait sans reproche ? N’ai-je pas nourri ses sentiments ? Ne me suis-je pas même amusé de ce naïf langage qui si souvent nous faisait rire, si peu risible qu’il fût ? N’ai-je pas… ? Oh! qu’est-ce que l’homme, pour qu’il ose se plaindre! Je veux, cher ami, je le promets, je veux me corriger; je ne veux plus, comme je l’ai toujours fait, ruminer le moindre mal que le sort nous envoie; je veux jouir du présent, et le passé sera pour moi le passé. Assurément tu as raison, cher ami: il y aurait ici-bas moins de souffrances, si les hommes (Dieu sait pourquoi ils sont ainsi faits!) ne s’appliquaient pas, avec tant d’efforts d’imagination, à rappeler le souvenir des douleurs passées au lieu de supporter un présent tolérable.
Veuille dire à ma mère que je m’occuperai de son affaire avec le plus grand soin, et que je lui en donnerai des nouvelles au premier jour. J’ai vu ma tante, et je n’ai pas trouvé en elle, tant s’en faut, la méchante femme que l’on disait chez nous. Elle est vive, emportée, mais d’un cœur excellent. Je lui ai exposé les griefs de ma mère sur cette part d’héritage qu’elle retient: elle m’a dit ses raisons, ses motifs et les conditions auxquelles elle serait prête à livrer tout, et plus que nous ne demandions. Bref, je ne veux rien t’en écrire aujourd’hui: dis à ma mère que tout ira bien. J’ai pu voir une fois de plus, mon cher ami, dans cette petite affaire, que les malentendus et la nonchalance causent dans le monde plus de querelles, peut-être que la ruse et la méchanceté, qui du moins sont certainement plus rares.
Du reste, je me trouve fort bien ici. La solitude est pour mon âme un baume précieux dans ce paradis terrestre, et cette saison de la jeunesse échauffe de tous ses feux mon cœur, qui souvent frissonne. Chaque arbre, chaque buisson est un bouquet de fleurs, et l’on voudrait devenir une abeille, pour voltiger dans cette atmosphère embaumée et y puiser toute sa nourriture.
La ville, par elle-même, est désagréable ; mais, dans les environs, la nature est d’une inexprimable beauté. C’est ce qui avait engagé le feu comte de M… à établir son jardin sur une des collines, qui se croisent avec une diversité charmante, et forment les plus agréables vallons. Le jardin est simple, et l’on s’aperçoit, dès l’entrée, que le plan n’en a pas été dessiné par un jardinier savant, mais par un homme sensible, qui voulait y jouir de lui-même. J’ai déjà donné plus d’une larme à sa mémoire dans le petit pavillon en ruine, qui était sa place favorite, et qui est aussi la mienne. Je serai bientôt le maître du jardin ; après une couple de jours, le jardinier m’est déjà dévoué : il ne s’en trouvera pas mal.
10 mai.
Une merveilleuse sérénité s’est répandue dans tout mon être, pareille aux douces matinées
de printemps, dont je jouis avec délices. Je suis seul, et me félicite de vivre dans cette contrée, qui est faite pour les âmes telles que la mienne. Je suis si heureux, mon cher ami, si entièrement absorbé dans le sentiment d’une existence tranquille, que mon art en souffre. Je ne saurais dessiner maintenant, je ne saurais faire un trait de crayon, et je ne fus jamais un plus grand peintre. Lorsque la gracieuse vallée se voile de vapeurs autour de moi, que le soleil de midi effleure l’impénétrable obscurité de ma forêt, et que seulement quelques rayons épars se glissent au fond du sanctuaire ; que, dans les hautes herbes, couché près du ruisseau qui tombe, et plus rapproché de la terre, je découvre mille petites plantes diverses ; que je sens, plus près de mon cœur, le tourbillonnement de ce petit univers parmi les brins d’herbe, les figures innombrables, infinies, des vermisseaux, des mouches ; que je sens enfin la présence du Tout-Puissant, qui nous a créés à son image, le souffle de l’amour infini, qui nous porte et nous soutient, bercés dans une joie éternelle : mon ami, si le jour commence à poindre autour de moi, si le monde qui m’environne et le ciel tout entier reposent dans mon sein, comme l’image d’une bien-aimée, alors je soupire et je me dis : « Ah ! si tu pouvais exprimer, si tu pouvais exhaler sur ce papier ce que tu sens vivre en toi avec tant de chaleur et d’abondance, en sorte que ce fût le miroir de ton âme, comme ton âme est le miroir du Dieu infini !… » Mon ami… Mais je m’abîme, je succombe sous la puissance de ces magnifiques apparitions.
12 mai.
Je ne sais si des génies trompeurs planent sur cette contrée, ou si elle est dans mon cœur, l’ardente et céleste fantaisie qui donne l’air du paradis à tout ce qui m’environne. À l’entrée de la ville est une fontaine, une fontaine où je suis enchaîné par un charme, comme Mélusine avec ses sœurs… On suit la pente d’une petite colline, et l’on se trouve devant une voûte ; on descend une vingtaine de marches, et l’on voit l’eau transparente jaillir du rocher. Le petit mur qui forme l’enceinte, les grands arbres qui ombragent la place alentour, la fraîcheur du lieu, tout vous attire et vous cause un secret frissonnement. Il ne se passe aucun jour où je ne vienne m’asseoir une heure en ce lieu. Les jeunes filles y viennent de la ville puiser de l’eau, fonction innocente et nécessaire, que remplissaient jadis les filles mêmes des rois. Assis à cette place, je vois soudain revivre autour de moi les mœurs patriarcales ; je vois les hommes d’autrefois faire connaissance et chercher femme à la fontaine, et, autour des fontaines et des sources, planer des génies bienfaisants. Jamais, dans un jour d’été, après une marche pénible, il n’a goûté, près d’une source, une fraîcheur salutaire, celui qui ne peut sentir ce que je sens.
13 mai.
Tu me demandes si tu dois m’envoyer mes livres ?… Mon ami, au nom du ciel, ne m’embarrasse pas de ce fardeau. Je ne veux plus être guidé, excité, animé : ce cœur fermente assez de lui-même. Ce qu’il me faut, c’est un chant qui me berce, et je l’ai trouvé abondamment dans mon Homère. Combien de fois j’apaise, à ses chants, mon sang qui bouillonne ! Car tu n’as rien vu d’aussi inégal, d’aussi changeant que mon cœur. Mon ami, ai-je besoin de te le dire, à toi qui as souffert si souvent, à me voir passer de la tristesse au dérèglement, et d’une douce mélancolie à une passion dévorante ? Aussi, je traite mon pauvre cœur comme un enfant malade : je lui accorde tout ce qu’il demande. Ne le dis à personne : il y a des gens qui m’en feraient un crime.
15 mai.
Les petites gens de l’endroit me connaissent déjà, et ils m’aiment, surtout les enfants. Au commencement, quand je m’approchais d’eux, et leur faisais telle ou telle question amicale, quelques-uns croyaient que je voulais m’amuser à leurs dépens, et ils se débarrassaient de moi grossièrement. Je ne m’en fâchai point ; mais je sentis vivement ce que j’avais déjà souvent observé, c’est que les personnes d’un certain rang se tiennent toujours froidement à distance du petit peuple, comme si elles croyaient perdre à s’en rapprocher ; et puis il se trouve des étourdis et de mauvais plaisants qui feignent de descendre, pour faire d’autant mieux sentir leur arrogance aux pauvres gens.
Je sais bien que – nous ne sommes pas égaux, que nous ne pouvons pas l’être ; mais j’estime que celui qui croit nécessaire de s’éloigner de ce qu’on appelle le peuple, pour se faire respecter, est aussi blâmable qu’un lâche, qui se cache devant son ennemi, parce qu’il a peur de succomber.
Dernièrement je me rendis à la fontaine et je trouvai une jeune servante qui avait posé son seau sur la dernière marche de l’escalier, et cherchait des yeux une de ses pareilles, qui voulût l’aider à le placer sur sa tête. Je descendis, et, arrêtant mes yeux sur elle : « Vous aiderai-je, mon enfant ? » lui dis-je. Elle devint rouge comme le feu. « Oh ! monsieur… dit-elle. – Sans façon… » Elle arrangea son coussinet et je l’aidai. Elle me remercia et remonta les degrés.
17 mai.
J’ai fait toute sorte de connaissances : je n’ai pas encore trouvé de société. Je ne sais ce que je puis avoir d’attrayant, mais beaucoup de gens me prennent en gré et s’attachent à moi, et j’ai des regrets, quand nous n’avons à faire ensemble qu’un bout de chemin. Si tu me demandes comment sont les gens de ce pays, je te dirai : « Comme partout. » C’est une chose bien uniforme que l’espèce humaine. La multitude emploie la plus grande partie de son temps à travailler pour vivre, et le peu de liberté qui lui reste lui pèse tellement, qu’elle cherche tous les moyens de s’en débarrasser. Ô destinée de l’homme !
Mais de très bonnes gens ! Si je m’oublie quelquefois, si quelquefois je goûte avec eux les plaisirs qui sont encore accordés aux hommes, comme de jaser gaiement, avec franchise et cordialité, autour d’une table proprement servie ; d’arranger à propos une promenade, une danse ou quelque autre partie de plaisir, cela produit sur moi un excellent effet, pourvu que je ne vienne pas à songer qu’il est en moi bien d’autres facultés, qui se rouillent faute d’exercice, et que je dois cacher soigneusement ! Ah ! cela serre le cœur… Et pourtant, être méconnu est la destinée de chacun.
Hélas ! pourquoi l’amie de ma jeunesse n’est-elle plus ! Pourquoi l’ai-je connue !… Je me dirais : « Tu es un insensé ; tu cherches ce qu’on ne saurait trouver ici-bas ; » mais je l’ai possédée ; j’ai senti ce cœur, cette grande âme, en présence de laquelle je me figurais être plus que je n’étais, parce que j’étais tout ce que je pouvais être. Alors, bon Dieu, une seule force de mon âme restait-elle inactive ? Ne pouvais-je pas développer devant elle toute cette merveilleuse sensibilité avec laquelle mon cœur embrasse la nature ? Notre commerce
n’était-il pas un enchaînement perpétuel des sentiments les plus délicats, des saillies les plus vives, dont toutes les modifications, jusqu’au trait burlesque, portaient l’empreinte du génie ? Et maintenant !… Hélas ! les années qu’elle avait de plus que moi l’ont emportée la première dans la tombe. Je ne l’oublierai jamais ; jamais je n’oublierai sa ferme raison et sa divine indulgence.
Il y a quelques jours, je rencontrai M. V…, jeune homme ouvert et franc, et d’une très heureuse physionomie. Il sort de l’université. Il ne se flatte pas précisément d’être un génie, mais il croit cependant en savoir plus que d’autres ; au reste, il a travaillé : je m’en aperçois en bien des rencontres. Bref, il a de jolies connaissances. Ayant appris que je m’occupe beaucoup de dessin, et que je sais le grec (deux phénomènes en ce pays), il vint à moi et il étala beaucoup de science, depuis Batteux jusqu’à Wood, depuis de Piles jusqu’à Winkelmann ; il m’assura qu’il avait lu toute la première partie de la théorie de Sulzer, et qu’il possédait un manuscrit de Heyne sur l’étude de l’art antique. Je l’ai laissé dire.
J’ai fait encore la connaissance d’un brave homme, le bailli du prince, caractère franc et loyal. On dit que c’est un charme de le voir au milieu de ses enfants. Il en a neuf. On fait surtout grand cas de sa fille aînée. Il m’a invité à l’aller voir, et j’irai au premier jour. Il habite à une lieue et demie d’ici, une maison de chasse du prince, où il a demandé la permission de se retirer après la mort de sa femme : le séjour de la ville et de la maison bailliale lui était devenu trop pénible.
Du reste, j’ai rencontré sur mon chemin quelques originaux bizarres, chez qui tout me semble insupportable, et plus insupportables que tout le reste, leurs démonstrations d’amitié.
Adieu. Cette lettre te conviendra : elle est tout historique.
22 mai.
La vie de l’homme n’est qu’un songe, on l’a dit souvent, et ce sentiment m’accompagne aussi sans cesse. Quand je considère les étroites limites dans lesquelles les facultés actives et la pénétration de l’homme sont renfermées ; quand je vois que l’objet de tous nos efforts est de pourvoir à des besoins qui n’ont eux-mêmes d’autre but que de prolonger notre misérable existence, et qu’ensuite toute notre tranquillité, sur certains points de nos recherches, n’est qu’une résignation rêveuse, que l’on goûte à peindre de figures bigarrées et de brillantes perspectives les murs entre lesquels on se trouve prisonnier : tout cela, Wilhelm, me réduit au silence. Je rentre en moi-même, et j’y trouve un monde, mais de pressentiments et de vagues désirs, plutôt que de réalités et de forces vivantes. Alors, tout flotte devant mes yeux, et je poursuis en souriant mon rêve à travers le monde.
Que les enfants ne sachent pas pourquoi ils veulent, c’est un point sur lequel tous les doctes instituteurs et gouverneurs sont d’accord ; mais que les hommes faits, comme les enfants, s’avancent eux-mêmes sur cette terre d’une marche chancelante, et, comme eux, ne sachant pas d’où ils viennent, où ils vont, agissent tout aussi peu dans un but véritable, et soient tout aussi bien menés avec des biscuits, des gâteaux et des verges, c’est ce que personne ne veut croire, et moi, je trouve que la chose est palpable.
Je t’accorderai volontiers (car je sais ce que tu pourrais me répondre) que ceux-là sont les plus heureux, qui vivent au jour le jour comme les enfants, promènent leur poupée, l’habillent
et la déshabillent, tournent, avec un grand respect, autour de l’armoire où la maman a serré les bonbons, et, s’ils finissent par attraper la friandise convoitée, la croquent à belles dents, et crient : « Encore… » Ce sont là d’heureuses créatures. Ils sont heureux aussi, ceux qui donnent à leurs occupations frivoles, ou même à leurs passions, des noms magnifiques, et les portent en compte au genre humain, comme des œuvres de géants, entreprises pour son salut et son bonheur… Heureux qui peut vivre de la sorte ! Mais celui qui reconnaît, dans son humilité, où toutes ces choses aboutissent ; celui qui voit comme tout bourgeois à son aise sait façonner son petit jardin en un paradis ; avec quelle ardeur aussi le malheureux poursuit sa route, haletant sous le fardeau, et comme tous aspirent également à voir, une minute de plus, la lumière du soleil : celui-là est tranquille, et se fait aussi un monde, qu’il tire de lui-même, et il est heureux aussi, parce qu’il est homme. Et, si étroite que soit sa sphère, il porte toujours dans le cœur le doux sentiment de la liberté, et il sait qu’il pourra quitter cette prison quand il voudra.
26 mai.
Tu connais dès longtemps ma manière de m’établir, de m’arranger, dans quelque lieu tranquille, une cabane, et de m’y loger le plus étroitement du monde : eh bien, j’ai trouvé encore ici un petit coin qui m’a séduit.
À une lieue de la ville est un village du nom de Wahlheim. Sa situation au pied d’une colline est très agréable ; et, lorsque, sortant du village, on monte le sentier, on embrasse d’un coup d’œil toute la vallée. Une bonne hôtesse, déjà vieille et pourtant joyeuse et prévenante, vend du vin, de la bière et du café. Ce qui vaut mieux que tout le reste, ce sont deux tilleuls, qui couvrent de leurs vastes rameaux la petite place devant l’église : alentour sont des maisons rustiques, des fermes et des granges. J’ai vu rarement un asile aussi secret, aussi paisible. C’est là que je fais porter, de l’auberge, ma petite table et ma chaise, que je prends mon café et que je lis mon Homère.
La première fois que je vins par hasard sous les tilleuls, par une belle après-midi, je trouvai la place solitaire. Tout le monde était aux champs. Seulement un petit garçon, qui pouvait avoir quatre ans, était assis par terre, et tenait, des deux bras, contre sa poitrine, un autre enfant de cinq ou six mois, assis entre ses jambes, lui formant ainsi une sorte de siège, et, malgré la vivacité avec laquelle il portait de tous côtés ses yeux noirs, il restait assis, parfaitement tranquille. Cet objet me charma. Je m’assis sur une charrue, qui se trouvait vis-à-vis, et je dessinai avec beaucoup de plaisir cette scène fraternelle. J’ajoutai la haie voisine, une porte de grange et quelques roues brisées, le tout comme il se trouvait, sur les divers plans, et je vis, au bout d’une heure, que j’avais fait un dessin bien composé, très intéressant, sans avoir mis du mien la moindre chose. Gela me confirma dans la résolution de m’en tenir désormais uniquement à la nature. Elle seule est d’une richesse infinie ; elle seule forme le grand artiste. On peut dire beaucoup de choses à l’avantage des règles, à peu près ce qu’on peut dire à la louange de la société civile. Un homme qui se forme d’après les règles ne produira jamais rien d’absurde et de mauvais, comme celui qui se modèle sur les lois et la bienséance ne peut jamais devenir un voisin insupportable, jamais un insigne scélérat ; mais aussi, quoi qu’on en dise, toute règle étouffera le vrai sentiment et la vraie expression de la nature. « C’est trop fort, diras-tu ; la règle ne fait que nous renfermer dans de justes bornes ; elle émonde les rameaux luxuriants…» Mon ami, faut-il te faire une comparaison ? Il en est de cela comme de l’amour. Un jeune homme s’attache absolument à une femme ; il passe auprès d’elle toutes ses journées ; il prodigue toutes ses forces, tout son bien, pour lui
prouver, à chaque moment, qu’il se donne à elle sans réserve. Vienne alors un bourgeois, un homme en place, qui lui dise : « Mon joli monsieur, aimer est de l’homme, mais il vous faut aimer en homme. Partagez vos heures ; consacrez-en une partie au travail, une autre au délassement, à votre maîtresse ; faites le compte de votre bien, et, quand vous aurez mis à part le nécessaire, je ne vous défends pas de faire, du surplus, un présent à votre amie, mais pas trop souvent ; à sa fête, par exemple, et à son jour de naissance… » Si notre amoureux l’écoute, il devient un jeune homme utile, et je conseillerai même au prince de lui donner de l’emploi ; mais c’en est fait de son amour, comme de son art, s’il est artiste. Ô mes amis, pourquoi le torrent du génie déborde-t-il si rarement ? d’où vient que si rarement il bouillonne à grands flots et fait frémir vos âmes étonnées ?… Chers amis, c’est que sur les deux rives habitent des bourgeois tranquilles, dont les jolis pavillons, les planches de tulipes et les carrés d’herbages seraient ravagés, et qui savent, par conséquent, avec des digues et des saignées, prévenir à propos le danger qui les menace.
27 mai.
Je m’aperçois que je suis tombé dans l’extase, les comparaisons et la déclamation ; et, là-dessus, j’ai oublié de te conter jusqu’au bout ce qui m’est arrivé avec les enfants. Plongé dans le sentiment d’artiste que ma lettre d’hier t’expose en termes fort décousus, je restai bien deux heures assis sur ma charrue. Vers le soir, une jeune femme, un panier au bras, vient chercher les enfants, et crie de loin : « Philippe, tu es un bon garçon ! » Elle me salue ; je la salue à mon tour ; je me lève, je m’approche, et lui demande si elle est la mère de ces enfants. Elle me dit que oui, et, en donnant à l’aîné un petit pain blanc, elle prend le plus jeune et l’embrasse, avec toute la tendresse d’une mère. « J’avais chargé mon Philippe de tenir le petit, me dit-elle, et je suis allée à la ville, avec mon aîné, acheter du pain blanc, du sucre et un poêlon déterre. » Je voyais tout cela dans le panier, dont le couvercle était tombé. « Je veux faire, ce soir, une petite soupe à mon Jean. » C’était le nom du plus jeune. « Mon aîné, l’étourdi, m’a cassé hier le poêlon, en se disputant avec Philippe pour le gratin de la bouillie. » Je demandai où était l’aîné, et, comme elle me disait qu’il pourchassait dans le pré une couple d’oies, il revint en sautant, et apporta au second une baguette de noisetier. Je m’entretins encore quelques moments avec cette femme, et j’appris qu’elle était la fille du maître d’école, et que son mari était allé en Suisse pour recueillir l’héritage d’un cousin. « Ils voulaient le tromper, dit-elle, et ils ne répondaient pas à ses lettres : alors il est allé lui-même. Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur ! Je suis sans nouvelles de lui. » J’ai eu de la peine à me séparer de cette femme ; j’ai donné un kreutzer à chacun des enfants et un autre à la mère pour le plus petit, afin d’acheter un pain blanc pour sa soupe, quand elle ira à la ville, et, là-dessus, nous nous sommes quittés.
Je te jure, mon ami, que, si je me sens agité, tout ce tumulte s’apaise, à la vue d’une créature comme celle-là, qui parcourt, dans une heureuse tranquillité, le cercle étroit de son existence, se tire d’affaire au jour le jour, et voit tomber les feuilles, sans que cela lui dise aucune chose, sinon que l’hiver approche.
Depuis ce temps, je me tiens souvent là dehors. Les enfants se sont accoutumés à moi parfaitement. Je leur donne du sucre, quand je prends mon café, et, le soir, ils partagent avec moi les tartines de beurre et le lait caillé. Le dimanche, le kreutzer ne leur manque jamais, et, si je ne suis pas lu au sortir de l’église, l’hôtesse a l’ordre de le distribuer à ma place.
Ils sont familiers ; ils me racontent toute sorte d’histoires, et je m’amuse surtout de leurs
passions et des naïves explosions de leurs désirs, quand d’autres enfants du village se rassemblent.
J’ai eu beaucoup de peine à tranquilliser la mère, inquiète à l’idée que ses enfants pourraient incommoder le monsieur.
30 mai.
Ce que j’ai dit, l’autre jour, de la peinture, est aussi vrai delà poésie : il suffit de reconnaître l’excellent et d’oser l’exprimer. À la vérité, c’est beaucoup dire en peu de mots. Aujourd’hui j’ai assisté à une scène qui, fidèlement rendue, ferait la plus belle idylle du monde ; mais, poésie, scène, idylle, qu’importé ? Faut-il, quand nous devons nous intéresser à une manifestation de la nature, qu’elle soit artistement combinée ?
Si, après cet exorde, tu attends quelque chose de grand et de relevé, tu seras bien loin de compte : c’est tout uniment un jeune villageois qui m’a inspiré cette vive sympathie… Comme d’ordinaire, je raconterai mal, et, comme d’ordinaire, tu me trouveras, je pense, exagéré. C’est encore Wahlheim, et toujours Wahlheim, qui produit ces merveilles.
Une société était réunie sous les tilleuls, pour prendre le café. Comme elle n’était pas trop dé mon goût, je pris un prétexte pour me tenir à l’écart.
Un jeune paysan sortit d’une maison voisine, et se mit à raccommoder quelque chose à la charrue que j’avais dessinée naguère. Son air me plut et je lui adressai la parole ; je le questionnai sur sa position. La connaissance fut bientôt faite, et, comme il m’arrive d’ordinaire, avec celle sorte de gens, elle fut bientôt de l’intimité. Il me conta qu’il était en service chez une veuve, et qu’il en était fort bien traité. A tout ce qu’il sut m’en dire, et aux grands éloges qu’il en fit, je reconnus bientôt qu’il lui était dévoué de corps et d’âme. Elle n’était plus jeune, disait-il, elle avait eu à souffrir de son premier mari ; elle ne voulait plus du mariage, et son récit faisait si clairement paraître combien elle était belle, combien elle était ravissante, à ses yeux, combien il souhaitait qu’elle voulût bien le choisir, pour effacer le souvenir des torts de son premier mari, que je devrais tout redire, mot pour mot, pour te rendre parfaitement la pure inclination, l’amour et la fidélité de cet homme. Il me faudrait avoir le talent du plus grand poète pour te représenter, en môme temps, d’une manière vivante, l’expression...
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