Couleurs et années
275 pages
Français

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Couleurs et années , livre ebook

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Description

Une ville de province en Hongrie autour de 1900. Magda est une belle jeune femme, "bohémienne à la peau blanche", pleine de vitalité. Née dans une famille de petite noblesse déchue, elle accepte un mariage avec un avocat recommandé par la famille. Mais son mari se suicide, et, son deuxième mariage se transformera en enfer.
Roman réaliste et psychologique, Kaffka y décrit les incertitudes de la femme du vingtième siècle: l'histoire de Magda est tout en nuances, à la manière impressioniste, servi d'un style musical.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 02 mai 2010
Nombre de lectures 76
EAN13 9782296697102
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,1000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Couleurs et années
Lettres Danubiennes

Collection dirigée par Maguy Albet


Déjà paru


Cornelia PETRESCU, Semper Stare, 2006.
Margit Kaffka


Couleurs et années

R oman


Traduit du hongrois
par Suzanne Horvath
avec la collaboration de Cécile Mennecier
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole-Poiytechnique, 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-11577-4
EAN : 9782296115774

Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
I
Un bel et grand silence depuis quelque temps m’entoure. Au loin, la vie continue : tracas, échanges, efforts ; et quand il m’arrive de la contempler, j’en vois tant qui sont occupés à la vivre en se posant la question de ce que le lendemain leur réserve : qu’ils soient à ce point curieux et enfantins m’étonnera toujours. Quelle bizarrerie que les jeunes d’aujourd’hui trouvent les événements aussi neufs, aussi intéressants que je les trouvais, moi, il y a trente ans. J’en suis convaincue, ce qui compte avant tout, à voir les humains se dépenser et aller et venir comme ils le font, c’est leur envie de jouer un rôle. Tout comme l’enfant qui se déclare pour un moment l’épicier, le papa ou la maman, l’aventurier qui affronte les flots déchaînés, l’adulte endosse un personnage, devenant tour à tour ambitieux ou zélé, frivole, passionné ou haineux. Il faut bien remplir le temps comme nous le pouvons, y mettre quelque chose, nous persuader un instant de l’importance des choses qui nous tiennent. Sans quoi nous serions là, sur le bord du chemin, immobiles, à nous croiser les mains, et ma foi, ce serait le plus naturel, une fois dissipées les illusions. Tant bien que mal, on se coule jusqu’au bout dans les rôles qu’on a choisis. Mais, contrairement à ce qui se passe sur la scène, qui voit le protagoniste mener le jeu et les autres se faire ses satellites, dans la vie réelle chacun s’institue personnage principal et refuse de jouer les utilités : on joue pour soi-même. De là naissent les imbroglios, et toutes ces situations épineuses qui font notre régal tant que nous nous y débattons : qui est amoureux de qui, avec qui va se conclure le mariage, quel avenir pour les enfants, quelle place dans le monde viendra couronner le combat, et dans quel état le combattant épuisé finira la lutte. Et puis, une fois qu’on est allé au bout de ses possibilités, qu’on n’a rien de plus à faire, il ne reste plus qu’à recouvrer toute sa sérénité, à condition d’avoir devant soi quelques petites années à vivre.

J’ai une bonne nouvelle pour les jeunes, qui ont la vieillesse en horreur : ce n’est pas le mal terrible et radical dont de loin elle donne l’image. Chaque étape de la vie nous apporte son lot de sensations : ce que nous ne convoitons plus ne nous manque pas. Pour peu qu’on ait encore suffisamment de santé, on ne sent pas son corps accuser la vieillesse ; on peut bouger ses mains, ses jambes – un café bien chaud, une chambre coquette, un sommeil réparateur sont capables de nous enchanter ; et ses plaisirs-là n’exigent ni que l’on paie le prix fort ni que l’on prenne de risque ; on n’a pas besoin de souffrir pour les cueillir. Je suis une vieille femme, qui depuis le printemps a dépassé la cinquantaine, une femme vieille et solitaire, mais il me suffit de jeter un coup d’œil derrière moi pour me rendre compte que j’ai bien souvent traversé des malheurs pires que ceux que me réserve la calme existence que je mène désormais, et que le bonheur véritable fut parcimonieux avec moi ; et ce bonheur même m’apparaît comme un songe. Je ne me sens pas plus mal qu’à n’importe quel moment du passé ; c’est ce qui me fait espérer que la mort, elle non plus, ne sera pas si redoutable, quelque effroi qu’elle provoque chez moi en cet instant précis.

C’est plutôt le monde extérieur qui nous fait ressentir le poids de l’âge, nous rappelant que peu à peu nous restons en arrière de tout sans même qu’on s’en inquiète : si on se laisse distancer, c’est bien qu’on l’a voulu… La comédie recommence, mais c’est une autre mise en scène, une autre distribution des rôles aussi ; on a frappé les trois coups, le spectacle commence ; mais nous ne sommes plus curieux. Parfois, nous aimerions interpeller les acteurs : "Arrêtez ! Que l’intrigue tourne comme ci ou comme ça, qu’est-ce que ça change ? Cela revient au même ! " Pourtant, nous avons tort : la pièce, c’est la leur. Nous l’avions jouée à peu près de la même façon avec nos partenaires.
Adieu buts et perspectives certes, mais ce n’est pas aussi dramatique que le croient les jeunes. Pour se représenter la vieillesse, ils ne s’en réfèrent qu’à ce qu’ils ressentent, eux, oubliant que la vie déjà nous a faits autres, et que ce n’est pas là le privilège de la mort ; la preuve : je ne peux répondre des actions d’un quidam qui se trouvait, il y a vingt ans, porter mon nom, et qu’il m’arrive de tenir pour une personne étrangère. Regardez quelle lutte on mène pour le bien de ses enfants, en se figurant que cela durera toujours, du moins à en juger par ce qui se produit dans le grand âge, où souvent pour les vieillards la progéniture est l’unique raison de vivre ; en réalité, ce n’est jamais là que mise en scène, oui, comme si nous étions sur les planches – les enfants sont déjà loin de nous, qui nous leurrons lorsque nous faisons mine de nous intéresser à leurs projets; dans cette distance, quel dessein, quelle transformation, peuvent passer pour une nouveauté, comment sauraient-ils revêtir une importance quelconque ? Mettons qu’il n’y ait pas lieu d’en faire une loi : ce que je sais, c’est que moi, je me suis retrouvée seule, très seule.
S’il y a quelque chose dont je suis bien sûre, c’est qu’en dressant ce constat, je n’ai nulle envie de déplorer ma solitude ni de me plaindre d’un horizon bouché. Et Dieu sait si j’aimais l’agitation du monde, si j’avais toujours quelque chose après quoi courir. Et voilà que je me tiens, silencieuse, au cœur de ce jardin minuscule et chaud que me fait, par-delà mes volets, le feuillage des acacias de la rue que je contemple ; je ne sors que rarement et des semaines peuvent s’écouler sans que j’aie ouvert à quiconque. J’en viens parfois à regretter que l’heure ait déjà sonné pour les autres de se déshabituer de moi à ce point. En fait, j’ai l’impression de m’être lassée de tout.
Je suis capable de rester ainsi sans bouger, les mains jointes sur mes genoux : chose à peine croyable. On peut quitter mon petit chez-moi par la porte du fond, et après quelques pas on gagne une étroite ruelle : c’est le chemin que je prends pour aller à l’église ; de la sorte, je m’évite de sortir par la porte des propriétaires, des Souabes âgés, aisés. Je peux tout de même, s’il m’arrive quoi que ce soit, compter sur ce couple doux et placide, dont la proximité me rassure. Je me mets sur un siège sous le porche, à entendre les cloches résonner dans l’air bleu et blanc de cet après-midi paisible, dans ce jardin large comme la main qu’embaume le parfum chaud de mes petites fleurs de vieille femme.. Au pied du mur coupe-feu du voisin éclosent des violettes, avec, par-devant, un bouquet de résédas et de vanilliers, puis grimpent des capucines et des clématites, et enfin pousse du basilic ; en contrebas du porche s’élèvent quelques roses trémières et trois baquets s’alignent où l’on peut voir des lauriers-roses en fleur. C’est moi qui avais prélevé des boutures sur d’autres lauriers-roses vénérables ayant grandi et fleuri dans ma famille depuis toujours. A l’intérieur, dans mon unique pièce avec cuisine, un fatras de vieux meubles ; tous reçus avec mon trousseau il y a trente-deux ans de cela. C’est incroyable, dire que je me suis délestée de tant de choses tout au long des années et que maintenant, après avoir tout jeté par-dessus bord, je tiens bon devant mes enfants au point de refuser à jamais de quitter cette petite ville, ce réduit, et tout cela pour ce tas de vieilleries ! C’est ici que ma vie s’est écoulée, ici tout le monde me connaît et n’ignore rien de moi ; personne ne cherche à savoir qui je suis ni ne se demande de quoi je vis. Si les jeunes me regardent d’un drôle

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