Normandie, les histoires extraordinaires de mon grand-père
134 pages
Français

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Normandie, les histoires extraordinaires de mon grand-père , livre ebook

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Description

Rares sont les ouvrages qui vont chercher ce qui se cache derrière cette terre de cartes postales. Or cette vieille province possède bien d’'autres trésors, bien d'’autres richesses, un patrimoine oral particulièrement original et varié, transmis de génération en génération depuis ces temps que l'’on dit "immémoriaux". Ce sont ces histoires, à faire sourire, à faire peur, à faire rêver... que nous raconte ce livre.


Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 27 décembre 2012
Nombre de lectures 1 383
EAN13 9782365729734
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0026€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le repas des Anciens

Le père Morfouace avançait à petits pas en s’aidant de sa canne, sur le chemin inégal qui menait à l’école. Oh ! Il n’avait pas l’intention de reprendre des études abandonnées depuis… enfin, depuis bien longtemps ! Non : il se rendait au repas des Anciens, que la commune offrait généreusement chaque année à ses vieux. Il n’en avait manqué aucun et comptait bien que cela continuerait.
- « Je n’suis pas encore l’doyen d’l’assemblée, se disait-il. Mais ça viendra ben un jour, quand la mère Lécallard sera partie… J’sais ben qu’nos est pas au rang et que j’peux ben partir avant elle malgré que j’sois plus jeune…
C’est vrai qu’il était plus jeune que la mère Lécallard. Trois petites années seulement, mais c’est ce qui faisait la différence : elle était la doyenne et avait le droit de s’asseoir à la droite de Monsieur le maire, alors que lui, seulement vice-doyen, était placé à côté de l’adjoint. Tiens, justement, la voici qui arrivait elle aussi pour le repas où elle savait qu’elle serait la vedette.
- Alors, la jeunesse ! lança-t-elle joyeusement.
Elle l’énervait, à l’appeler ainsi « la jeunesse », chaque fois qu’elle le rencontrait. Quatre-vingt-dix ans au lieu de quatre-vingt-treize… On ne peut vraiment pas parler de jeunesse !… Il s’arrêta néanmoins pour l’attendre, car elle ne marchait guère plus vite que lui. Et ils reprirent leur chemin vers l’école, l’un penchant à droite, l’autre à gauche, si bien qu’on croyait qu’ils allaient s’écrouler à chaque pas. Mais clopin-clopant, les deux vieillards avançaient, tel un bateau ballotté par les flots.
Les cloches carillonnaient la fin de la messe de onze heures, et des groupes se dirigeaient vers le lieu du festin.
Les convives s’étaient arrêtés devant la porte de la salle de classe promue salle de banquet. Personne n’osait entrer, attendant que quelqu’un fasse le premier pas. Ils étaient toujours impressionnés d’entrer dans la classe où, enfants, ils avaient usé leurs fonds de culottes, suivant l’expression consacrée. Pourtant, ils ne risquaient aucune retenue, aucune punition !
- Alors, vous auriez-ti peur d’entrer ast’heure ? lança une voix impatiente.
C’est à ce moment-là que le couple de nonagénaires à la démarche incertaine apparut au coin de la place.
- Ah ! Voilà nos doyens ! Honneur à la jeunesse !… Faites place !
Les invités s’écartèrent et nos deux bons vieux passèrent au milieu d’eux.
- Nos pourrions p’têt’faire une haie d’honneur avec nos cannes !… fit un jeunot de 70 ans
- Oui, et comme nos n’aurions pus rin pour nos t’ni, nos tomberions tertous par terre !
Au bout d’un bon quart d’heure, tous étaient entrés. Après que le maire eut placé ses deux vedettes, l’une à sa droite, l’autre à côté de l’adjoint, le reste des invités s’installa dans un joyeux brouhaha suivant les affinités de chacun. Les conseillers municipaux avaient pour consigne de se répartir dans l’assemblée.
Monsieur le Curé doyen fit son entrée alors que tous étaient assis. Il inclina plusieurs fois la tête en se frottant les mains comme il le faisait chaque fois qu’il était en chaire et s’apprêtait à prononcer son prêche, si bien qu’on crut qu’il allait dire son sermon sur le pas de la porte. Mais non ! Il s’avança vers la place qu’on lui avait réservée, à la gauche du maire, sans cesser de saluer l’assistance d’un air bonhomme.
À cette époque, voici quelques décennies, le curé et l’instituteur, avec le médecin lorsqu’il y en avait un, faisaient partie des notabilités. Cela a bien changé !… L’instituteur se considérait un peu comme leur égal, étant, suivant les mots de Victor Hugo « médecin de l’ignorance et prêtre de l’idée ».
Tiens justement ! Voici l’instituteur, toujours pressé. Il est ici chez lui car le repas a lieu dans la classe vidée de ses tables, la commune étant trop petite pour posséder une salle des fêtes. Les murs sont encore couverts des cartes de géographie Vidal de la Blache, où la mer est uniformément bleue et lisse, de cartes de sciences où les organes du corps étalent leurs couleurs criardes. Il est placé en face du maire, donc pas loin du prêtre dont il apprécie la droiture et l’honnêteté intellectuelle. Mais en ce XXème siècle naissant, leurs relations se bornaient à une politesse de circonstance. Ne lui avait-il pas dit un jour :
- Monsieur le Curé, si nous fréquentons la même clientèle, nous ne leur proposons pas les mêmes articles !
- Je sais, avait répondu doucement le prêtre habitué aux remarques ironiques de l’instituteur. Mais on se perd en conjectures sur les vôtres, qui hésitent entre le défini et l’indéfini, tandis que mes articles de foi ne souffrent aucune contestation !
- Cela dépend pour qui !…
Il s’en était suivi une discussion serrée et passionnée. Pour le moment, l’endroit ne se prêtait pas à la pédago-théologie… Les fourchettes cliquetaient dans les assiettes et les conversations étaient encore d’un faible niveau sonore.
Que pouvaient bien se raconter ces bons vieux qui se connaissaient, certes, mais restaient parfois des semaines sans se voir ? Mais de leur jeunesse, bien sûr ! Ah ! Dans leur jeune temps, la vie était bien plus agréable. Quand on a vingt ans, on voit tout en rose, c’est connu. Et le vin échauffant les têtes, ils se laissaient aller à des confidences, souvent les mêmes que l’année précédente. Ainsi, on ressortait des secrets enfouis au fond des mémoires depuis… un an. Secrets de polichinelle que tous connaissaient mais dont on riait comme si chacun les découvrait aujourd’hui.
Dans un coin de la salle, à un bout de table, quatre septuagénaires se remémoraient l’époque de leur jeunesse où les garçons n’étaient pas insensibles à leurs charmes, et réciproquement. Ah ! Il s’en était passé des choses sous les pommiers !… Ou dans le foin… Ou ailleurs… C’était à qui aurait eu le plus d’aventures ! Bah ! Elles étaient à l’âge où c’était permis ! Maintenant, il y a prescription !…
Mais cela leur faisait manifestement plaisir de ressortir tous ces souvenirs.
Le ton de leur voix se fit soudain plus confidentiel car l’une d’elles évoquait un ancien amoureux qui lui avait fait plus qu’un brin de cour à une époque, lointaine. Pensez donc : il l’avait préférée, elle, à la fille du… mais chut !… Personne n’en avait rien su. Les copines gloussaient de satisfaction. Elles en avaient autant à raconter.
Déjà l’animation était plus vive. Quelques chants se hasardaient timidement. Des chants d’autrefois, des vrais !…
- Allez, Père Jules, vos allez bin nous chanter une p’tit’chanson !… »
L’intéressé, qui attendait certainement qu’on le prie, se leva et entonna d’une voix chevrotante le dernier succès d’il y a fort longtemps : « Bohémienne, aux grands yeux noirs… »
Dès lors, les chants succédèrent aux histoires que certains racontaient en patois normand, avec un certain talent. Même Monsieur le Curé alla de sa petite anecdote. Mais lorsqu’il commença par ces mots : « festina lente, tempus edax rerum… », on crut qu’il allait faire un sermon car il avait pris l’habitude de les commencer tous par une citation latine, au grand agacement de ses ouailles qui n’entendaient point le latin. Non, il voulait simplement conseiller aux bons vieux de ne point se presser, car le temps dévore tout.
Précaution bien inutile, car nos braves Anciens ne voulaient ni ne pouvaient aller vite !… L’instituteur ne voulut pas être en reste et entonna de sa belle voix grave « Ma Normandie », entraînant tous les convives dans ce chant, véritable hymne normand. Les invités se quittèrent vers 19 heures, en se donnant rendez-vous l’année suivante.
C’était ainsi tous les ans. Les rangs s’éclaircissaient au fil des années, mais de nouveaux « Anciens » remplaçaient les absents. Et la vie coulait, simple et tranquille, dans ce petit village normand.

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