Aux sources de la valeur
276 pages
Français

Aux sources de la valeur , livre ebook

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276 pages
Français

Description

Nous baignons dans des valeurs : les valeurs morales portées par des êtres, mais aussi les valeurs des biens matériels. Quel est donc le rapport entre la valeur d'un être et la valeur des biens que nous acquérons de plus en plus massivement ? La science économique ne s'intéresse plus qu'à un régime de valeur, celui de l'économie de marché - la sociologie, l'anthropologie s'intéressent au lien, mais éliminent trop souvent les biens. Comment articuler ces deux visions ? La clarification des deux régimes de la valeur peut contribuer à réinterpréter bon nombre de débats sociétaux actuels.

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Informations

Publié par
Date de parution 01 juin 2006
Nombre de lectures 97
EAN13 9782296150898
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,1050€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

"Le pont est un chemin qui connecte deux berges, ou qui rend une discontinuité continue. Ou qui franchit une fracture. Ou qui recoud une fêlure. L'espace du parcours est lézardé par la rivière, il n'est pas un espace de transport. Dès lors, il n'y a plus un espace, il y a deux variétés sans bords communs (...) La communication était coupée, le pont la rétablit, vertigineusement. Le puits est un trou dans l'espace, une déchirure locale dans une variété (...) Qu'estce qu'un fermé ? Qu'estce qu'un ouvert ? Qu'estce qu'un chemin de connexion ? Qu'estce qu'une déchirure ? Qu'estce que le continu et le discontinu ? Qu'estce qu'un seuil, une limite ? Programme élémentaire d'une topologie (...) C'est qu'une culture, en général, construit, dans son histoire et par elle, une intersection originale entre de telles variétés, un nœud de connexions bien précis et particulier. Cette construction, je crois bien, est son histoire même. Ce qui différencie les cultures, c'est la forme de l'ensemble des raccordements, son allure, sa place, et, aussi bien, ses changements d'états, ses fluctuations. Mais ce qu'elles ont en commun et qui les institue comme telles, c'est l'opération même de raccorder, de connecter. Voici que se lève l'image du tisserand. De lier, de nouer, de pratiquer des ponts, des chemins, des puits ou des relais, parmi des espaces radicalement différents. De dire ce qui se passe entre eux. D'interdire. La catégorie entre, fondamentale en topologie et ici. D'interdire dans les ruptures et lézardes entre les variétés toutes closes sur soi. Closes, isolées, fermées, séparées ; closes, non souillées, pures et chastes, par exemple. Or, ce qui n'est pas chaste, incestus, peut être l'inceste. L'interdiction de l'inceste est, alors, à la lettre, une singularité locale exemplaire de cette opération en général. Travail global de connecter le déconnecté, ou à l'inverse, d'ouvrir les fermés, ou l'inverse, de réduire une déchirure, ou inversement, et ainsi de suite. Et nous voici, encore, aux mêmes lieux, par cette esthétique formelle générale (....) L'identité d'une culture est à lire sur une carte, sa carte d'identité : c'est la carte de ses homéomorphismes." Serres, in LéviStrauss 1977, p2831
Introduction ème La nouvelle économie de la fin du 20 siècle a fait long feu. Après avoir ème clamé haut et fort que les paradigmes économiques du 20 siècle étaient dépassés, la révolution Internet a dû reconnaître que les mécanismes économiques du marché s'appliquaient encore. Pourtant, en faisant une place de plus en plus grande à ce qu'on appelle l'information ou la connaissance, nos sociétés et nos économies remettent à la surface des comportements, des phénomènes que le marché, tel que nous le connaissons depuis deux siècles, avait eu tendance à éclipser. Internet suscite de plus en plus un partage accru d'avis, de critiques, d'informations et de connaissances entre ceux qui le fréquentent. Et ce partage n'est pas obligatoirement marchand, tant s'en faut. Jusqu'à nos jours, économie et gestion se sont principalement intéressés à la circulation des marchandises, aux rapports des êtres, des individus, aux biens et services qu'ils peuvent acquérir ou céder… entre eux. C'est le rapport d'un sujet, l'acheteur ou le vendeur, à un objet, la marchandise, qui attire l'attention de ces sciences, qu'il s'agisse de son utilité ou de son attractivité. Et, bien que l'on évoque fréquemment la relation clientfournisseur, qui rappelle qu'audelà de ce rapport du sujet à l'objet, il existe un rapport entre deux sujets, ce dernier est de facto médiatisé par deux rapports sujetobjet, celui du vendeur à la marchandise, et celui de l'acheteur à la marchandise : le lien entre les parties disparaît au profit de leur rapport au bien, objet de l'échange, dont ils se cèdent la propriété. Depuis deux siècles, la prédominance de ce rapport des hommes aux choses a prévalu sur le rapport des hommes entre eux, champ éventuel de la sociologie ou de la psychologie, mais peu des sciences économiques et de gestion. Or, le commerce électronique, ou ce qui est nommé comme tel, fait ressurgir d'autres considérants. De nombreux sites favorisent l'échange entre internautes, que ce soit leur avis sur des ouvrages, des films, des hôtels ou autres prestataires, que ce soit le partage d'expériences sur de multiples forums, que ce soit l'échange direct intracommunautaire ou plus large de biens personnels, que ce soit même leurs vécus, leurs émotions, leurs perceptions (blogs, webcams…). Ces sites deviennent canaux de communication au sein de communautés culturelles, ethniques, professionnelles ou d'affinité diverse. Et s'il est vrai que ces sites ont un intérêt bien compris à le faire pour accroître leur fréquentation, il est non moins vrai qu'ils réintroduisent dans le rapport marchand un rapport interpersonnel que le commerce traditionnel avait peu à peu éliminé. De là notre questionnement : la médiation électronique réintroduit la fréquentation des hommes, le "commerce" des êtres, qui n'avait certes jamais disparu, mais qui fut pendant un temps négligé. Il n'est pas neutre que, dans de 7
nombreux commerces, l'affluence attire l'affluence, même de ceux qui pourraient l'éviter, mais cette recherche de fréquentation, qui au demeurant, 1 restait extrêmement limitée, n'a été considérée que par de rares auteurs . Le commerce électronique nous révèle à nouveau l'importance de la fréquentation des hommes dans le fait commercial. Il nous interroge sur ce qui fait la valeur de la relation marchande, valeur principalement réduite aujourd'hui à la valeur de la marchandise. Or, tout nous porte à croire que la valeur avant que d'être issue du rapport d'un sujet à un objet, est principalement conditionnée par le rapport des sujets entre eux. C'est là l'objet de notre investigation : comment s'articulent ces deux niveaux de valeur, la valeur que l'on porte aux choses et la valeur que l'on porte aux hommes ? En cherchant à approfondir ce qui fait que l'on recherche la fréquentation d'autrui, son commerce, on est conduit à aller bien audelà des champs de l'économique et de la gestion et à tenter de comprendre les ressorts intimes de cette demande : qu'estce qui fait valeur ? La notion de valeur porte à confusion. D'un côté, on parle de la valeur des choses, de l'autre de valeurs humaines : si on dit de tel bien qu'il a de la valeur (en ce sens que d'aucuns s'en porteraient acquéreur pour une bonne somme), on qualifie également de valeur ce qui est bien, beau, juste et reconnu comme tel dans une société (valeurs morales, éthiques, esthétiques, sociales, etc.) et on qualifiait autrefois de valeureux celui qui portait haut et fort ces valeurs. Or, ces valeurs se partagent, elles ne se marchandent pas. Le mot valeur est donc de plus en plus ambigu : dans un cas (l'économie) il réfère à une échelle individuelle (ce qui a de la valeur pour moi, collectionneur par exemple, peut ne pas en avoir pour un autre), dans d'autres (sciences sociales), il réfère à une échelle collective. L'économie ne considère plus au bout du compte aujourd'hui que des échelles individuelles de valeur et les formalise comme un ordre de préférences. "Quel rapport y atil entre la valeur au sens général, moral ou métaphysique du terme et la valeur au sens restreint, économique du terme ?" s'interroge Dumont (1983, p. 286). Dans cette investigation, on questionne dès lors le rapport de l'échange social à l'échange économique ; échanger, c'est échanger quelque chose avec quelqu'un : quel est donc le rapport de ce quelque chose avec ce quelqu'un ? En d'autres termes, pourquoi échangeton et comment échangeton, notamment à quelles conditions ? La thèse que nous défendrons est que le rapport social est toujours relié structurellement au rapport économique, ce n'est pas là une thèse nouvelle, mais nous tenterons ici plus de montrer "pourquoi" que "comment". Remonter aux sources de la valeur apparaît très vite comme une ambition démesurée à qui l'entreprend. Ce sont pratiquement tous les parcours des 1  On doit signaler ici par exemple le livre de Bernard Cova,Audelà du marché : quand le lien importe plus que le bien, L'Harmattan, 1995. 8
sciences de l'homme et de la société sur lesquels faut cheminer. Il ne saurait être question de prétendre rassembler dans une vision cohérente les discours scientifiques produits par ces sciences, encore moins les ordonner dans une vision philosophique ou dans un modèle mathématique. Seule une démarche éclectique, qui emprunte à chaque corpus un certain nombre d'éléments explicatifs, peut permettre de ne pas être caricatural ; mais ce faisant, nous laisserons de côté des pans entiers de ces discours scientifiques pour ne pas risquer une noyade certaine. Et, pas plus que les sciences "exactes" n'ont pu à ce jour produire un corpus scientifique englobant, les sciences humaines n'ont pu y parvenir, et ni la mathématique, ni la philosophie ne peuvent faire autre chose que de fournir des cadres formels permettant de supporter et structurer une réflexion analytique finalement très située, voire très partielle. Nous ne proposons rien d'autre que de suivre un sentier déjà largement balisé, mais par des auteurs issus de disciplines diverses qui n'en ont, chacun, jalonné que des portions. Peutêtre manqueratil des ponts pour enjamber certains passages difficiles, peutêtre jugeraton que notre parcours est parfois sinueux, parfois vertigineux, parfois abrupt ou escarpé, avec raison. Jamais en tout cas, nous ne prétendrons couvrir le seul sentier cherchant à remonter aux sources de la valeur. La "science économique", dont on sait que l'existence même tient à une certaine conception de la valeur, n'échappe pas à ce morcellement de la représentation : qui peut prétendre aujourd'hui que micro et macroéconomie se fondent dans une vision homogène de la réalité ? C'est donc avec l'humilité extrême de la prétention transversale que nous proposons cette analyse de l'échange et du commerce des hommes. Si notre propos d'origine est celui de l'économiste, nous tenterons de l'articuler avec celui du gestionnaire, du sociologue, de l'anthropologue, de l'historien, du psychologue, du sémiologue, et ne dédaignerons pas d'y mêler parfois celui du philosophe. Nous prenons le 2 parti de jeter des ponts . Il est clair que, dans une telle tentative, nous ne pourrons que déformer des concepts bien assis dans telle ou telle discipline pour tenter de les articuler avec d'autres issus d'autres corpus scientifiques : nous ne pouvons ce faisant que nous attirer de multiples ennuis et critiques, mais le plaisir d'abouter des chemins fait partie de ceux que nous privilégions. Que le lecteur nous pardonne nos impasses, inévitables dans le cadre d'un travail à large spectre : nous souhaitons tracer un sillon plus qu'explorer un territoire.
2  "Je cherche le passage entre la science et les sciences humaines, ou, à la langue près, ou au contrôle près, entre nous et le monde. Le chemin n'est pas aussi simple que le laisse prévoir la classification du savoir. Je le crois aussi malaisé que le fameux passage du NordOuest" (Michel Serres,Le passage du NordOuest, Hermès V, Les éditions de minuit, 1980, p. 15). 9
Toute démarche scientifique s'inscrit dans une société : elle est empreinte de ce fait à la fois d'idéologie (l'impossibilité de s'abstraire des modes de représentation disponibles) et de caractère normatif (l'orientation de la 3 représentation vers l'action ). Nous n'y échapperons évidemment pas. L'économiste qui s'intéresse à la valeur se doit d'être particulièrement prudent tant la notion de valeur est axiomatique des idéologies économiques. Depuis un siècle, l'économie est prise dans une dichotomie de la valeur, valeur travail versus valeur utilité pour simplifier, qui a modelé la réflexion de façon profonde, générant des tentatives de dépassement très ancrées sur cette ème opposition centrale du 20 siècle. A la question de savoir ce qui détermine la valeur des produits que les membres de nos sociétés s'échangent, on peut caricaturer l'histoire de la pensée économique en disant que deux théories se sont affrontées : celle qui voit dans la valeur des facteurs nécessaires à une production la valeur "réelle" des produits, et in fine, dans la valeur du travail, le déterminant essentiel de la valeur des choses qui en sont issues, même si la valeur constatée des produits sur un marché peut différer peu ou prou de cette valeur fondamentale ; Adam Smith, David Ricardo, c'estàdire les classiques anglais, et à leur suite les marxistes, soutiendront cette source fondamentale de la valeur; celle qui voit dans l'utilité des produits leur valeur : la valeur ne proviendrait pas des caractéristiques de la production, mais de l'utilité plus ou moins grande des choses pour leurs consommateurs, et ce de façon comparative ; certes là aussi, la valeur constatée des produits sur un marché peut s'éloigner de cette utilité, par exemple du fait de leur abondance, mais c'est dans l'utilité que résiderait la source fondamentale de la valeur : Bonnot de Condillac, puis les classiques français, JeanBaptiste Say, et les néoclassiques, Léon Walras, Pareto…, défendront cette thèse. Certes, ces deux approches se rejoignent dans l'équilibre économique général de la théorie du bienêtre. La propension à payer des consommateurs reste bornée par leur revenu qui dépend de la rémunération de leur travail et par la capacité du système productif à produire les biens à un coût inférieur au niveau de la propension à payer. Nous n'approfondirons pas ici la nature des bouclages qui conduisent aux optima de Pareto. Ce qu'il faut noter ici est qu'au centre de ces conceptions de la valeur, réside l'idée que la valeur est attachée au bien, que le marché, confrontation d'une offre et d'une demande, établit le prix des biens objets de cette confrontation. Ce qui s'échange ce sont des biens (et accessoirement des services) sur les marchés formalisés par la science économique. Cette approche est à la fois opérante et 3  La représentation est une image altérée d'une réalité que nous ne pouvons pénétrer dans sa complexité ; elle n'a en ce sens d'intérêt, au delà d'une esthétique souvent douteuse, que si elle nous permet d'agir sur le réel. 10
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