Discours de rentrée des 5 Académies
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Description

Retrouvez les discours de rentrée des 5 Académies, prononcés mardi 23 octobre à 15 heures, sous La Coupole.

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Publié le 23 octobre 2018
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Langue Français
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Présidée par Monsieur Jean-Louis Ferrary Président de l’Académie des inscriptions et belles-lettres Président de l’Institut de France OUVERTURE ………………………………………..……………………….………………….. 2 Monsieur Jean-Louis Ferrary Président de l’Académie des inscriptions et belles-lettres Président de l’Institut de France L’HOMME, ÉTONNEMENT DE DIEU ………………………………………...….…………… 6 par Monsieur le grand rabbin Haïm Korsia délégué de l’Académie des sciences morales et politiques L’ÉTONNEMENT SUR LE VOYAGE ÉNIGMATIQUE DU REGARD ………………..…… 14 par Madame Brigitte Terziev déléguée de l’Académie des beaux-arts SCIENCE SANS ÉTONNEMENT N’EST QUE RUINE DE LA SCIENCE ……..…………… 20 par Monsieur Yves Agid délégué de l’Académie des sciences FACE AU MATIN DU MONDE : LES HOMMES DU MOYEN ÂGE DEVANT LA CRÉATION …….………………………… 25 par Monsieur Jean-Yves Tilliette délégué de l’Académie des inscriptions et belles-lettres LE SOMMEIL DE NEPTUNE ……………………………………………………….………… 31 par Sir Michael Edwards délégué de l’Académie française
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES 2018
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OUVERTURE Monsieur Jean-Louis Ferrary Président de l’Académie des inscriptions et belles-lettres Président de l’Institut de France 1 Monsieur l’ambassadeur , 2 Messieurs les ministres , 3 Monsieur le Grand Chancelier de la Légion d’honneur , 4 Monsieur le Général, gouverneur militaire de Paris , 5 Madame le maire , Mesdames et Messieurs les Présidents Mesdames et Messieurs les Directeurs, Monsieur le Chancelier et Monsieur le Chancelier honoraire, Mesdames et Messieurs les Secrétaires perpétuels, Chers Confrères, Mesdames, Messieurs, Chers amis, Je déclare ouverte la séance solennelle de rentrée des Cinq Académies, qui a lieu chaque année le mardi 25 octobre ou le mardi le plus proche du 25 octobre, jour anniversaire de la création de l’Institut en 1795.  Avant toute chose, l’usage veut que nous rendions hommage à nos confrères disparus depuis la précédente séance solennelle de rentrée. Depuis le 24 octobre 2017, nous avons perdu : À l’Académie française Jean d'Ormesson À l’Académie des inscriptions et belles-lettres Jacques Gernet Gilbert Lazard Robert Turcan
1 Fernando Carderera Soler (Espagne en France) 2 Hervé Gaymard ; André Mariton 3 Benoît Puga 4 Bruno Le Ray5 e Jeanne d’Hauteserre (8 arrondissement de Paris)
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Parmi les associés étrangers : 6 Max Pfister Willibald Sauerländer Michael Screech Jao Tsung-I Parmi les correspondants : Lionel Galand Parmi les correspondants étrangers :Bernard Lewis Phan Huy Lê À l’Académie des sciences Parmi les membres : Jean Kovalevsky Parmi les associés étrangers : Fotis Kafatos Leonard Mortenson Gilbert Stork Parmi les correspondants : Michel Combarnous Madeleine Gans Jean-Louis Koszul Michel Raynaud À l’Académie des beaux-arts Paul Andreu Yves Boiret Arnaud d’Hauterives Gérard Lanvin Parmi les correspondants : André Dunoyer de Segonzac À l’Académie des sciences morales et politiques Claude Dulong-Sainteny Paul Guichonnet Peter Kemp Prosper Weil
6 Décédé le 21 octobre 2017 mais pas nommé à la Coupole du 24 octobre.
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Pour saluer leur mémoire, je vous invite à vous lever. ………………………………………………………………………… Les deux tambours jouent suivis de deux clairons, puis 20 secondes de silence auxquelles met fin un coup de clairon qui termine la sonnerie aux morts …………………………………………………………………………  Conformément à une coutume qui n’est pas si ancienne, la séance solennelle de rentrée des cinq académies est organisée autour d’un thème choisi par le Bureau de l’Institut de France, parmi ceux qui ont été proposés par les diverses académies. Après « le risque », en 2016, et « l’irrationnel », en 2017, c’est « l’étonnement » que nous avons retenu cette année, pour vous proposer les éléments d’une réflexion où les délégués des différentes Académies apporteront chacun leur contribution, conformément à sa spécialité et à celle de la compagnie qu’il représentera. Au Président de l’Institut reviendra seulement le privilège de les introduire successivement, et de prononcer quelques mots en introduction.  Pourquoi avoir choisi l’étonnement ? Je vous propose de nous reporter à la neuvième et dernière édition du Dictionnaire de l’Académie française, qui en donne les définitions suivantes. Premièrement, « Brusque ébranlement moral ; stupeur », avec la précision qu’il s’agit d’une signification que l’on rencontre dans des textes classiques. Deuxièmement, « Vive surprise », par métonymie « Ce qui cause une vive surprise », et spécialement « Surprise mêlée d’admiration ». Troisièmement, une série d’emplois limités à des vocabulaires techniques, et sur lesquels je reviendrai. La première édition déjà, celle de 1694, parlait d’une « Surprise causée par quelque chose d’inopiné », et ajoutait que le mot « signifie quelquefois admiration ». Notre première impression pourrait être celle d’un usage resté constant, mais l’on ne saurait s’en tenir là. Si l’Académie française, à partir de sa huitième édition de 1932, a jugé bon de préciser « vive surprise », si, dans sa dernière édition, elle a mis en tête une signification classique qui manquait étrangement dans la première et dans celles qui suivirent, mais que confirme pleinement l’usage d’un Bossuet (« la colère de Dieu le tenait dans un profond étonnement ») ou de Racine (« D’aucun étonnement il ne paraît touché », à propos de Néron restant impavide alors que Britannicus a été foudroyé par le poison), c’est qu’elle a voulu permettre à ses utilisateurs de bien comprendre les textes du grand siècle, et c’est aussi, me semble-t-il, qu’elle a voulu, en même temps qu’elle fixait l’usage, et même le bon usage, éviter que
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l’usure des mots n’en vînt à les confondre et à les déprécier, comme une monnaie de mauvais aloi. La simple précision « vive admiration » suffit à établir une gradation qu’Émile Littré, que l’Académie française ne manqua pas d’accueillir en son sein, explicitait un peu plus longuement : « la surprise est ce qui saisit à l’improviste ; l’étonnement est ce qui étourdit, cause un ébranlement moral. Par conséquent la surprise est plus faible que l’étonnement ; on peut être surpris sans être étonné. La surprise est aussi autre chose que l’étonnement ; être surpris, c’est voir ce à quoi on ne s’attendait pas ; être étonné, c’est en recevoir un certain coup qui arrête et ébranle ». L’étonnement implique un coup, un choc, et cela explique que, dans les lexiques techniques, il puisse désigner l’ébranlement d’un bâtiment, voire une lézarde, ou une fêlure accidentellement provoquée lors de la taille d’un diamant, ou encore une lésion causée au sabot d’un cheval par un choc violent, toutes significations que la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie ne manque pas de signaler, alors que seule la première figurait dans les précédentes, depuis 1694. L’étonnement que nous avons choisi d’illustrer cet après-midi relève de la surprise, qui peut se mêler d’admiration, mais implique aussi une forme d’ébranlement. C’est une expérience complexe, dont on va nous montrer l’importance pour la création artistique, pour l’émotion esthétique, pour la découverte scientifique. Nous verrons aussi que l’étonnement a pu réconcilier avec la création des clercs tentés par la seule contemplation du Créateur et par le mépris du monde, et que l’on peut aussi parler de l’étonnement du Créateur face à cette créature exceptionnelle qu’est l’être humain. Mais il ne m’appartient certainement pas de déflorer le contenu des discours qui vont suivre. Ils se succéderont dans l’ordre inverse de celui de la création des différentes Académies, en partant de la cadette, l’Académie des Sciences morales et politiques, et en finissant avec l’aînée, l’Académie française. C’est ainsi que vous entendrez successivement : Monsieur le grand rabbin Haïm Korsia, délégué de l’Académie des sciences morales et politiques, pour son discours intitulé « L’homme, étonnement de Dieu » Mme Brigitte Terziev, déléguée de l’Académie des beaux-arts, pour son discours intitulé « L’étonnement sur le voyage énigmatique du regard » Monsieur Yves Agid, délégué de l’Académie des sciences, pour son discours intitulé « Science sans étonnement n’est que ruine de la science »
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Monsieur Jean-Yves Tilliette, délégué de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, pour son discours intitulé « Face au matin du monde : les hommes du Moyen Âge devant la Création » Sir Michael Edwards, délégué de l’Académie française, pour son discours intitulé « Le Sommeil de Neptune ». Monsieur le grand rabbin et cher confrère, vous avez la parole pour votre discours intitulé « L’homme, étonnement de Dieu ». ………………………………………………………………………… Monsieur Haïm Korsia monte à la tribune et prononce son discours. ………………………………………………………………………… Le monde si bien ordonné ne peut constituer aucune surprise, aucun étonnement pour son Créateur. Récemment, nous apprenions que les galaxies elles-mêmes se comporteraient comme des horloges, tournant sur elles-mêmes, quelle que soit leur taille, au rythme d’un milliard d’années pour un tour entier. Matière à étonnement, voire sidération pour nous – pas pour Lui. Et pourtant, avec l'Homme et le libre-arbitre que Dieu lui offre, l'Eternel instille la possibilité de faire ou de ne pas faire, de respecter Ses demandes ou non. L'omniscience de Dieu laisserait-elle place à l'étonnement? Vous me faites l’insigne honneur de me demander, non pas une réponse - elle se trouve dans le titre de mon intervention- mais une piste pour réfléchir à cet oxymore intellectuel : parler de l’étonnement de Celui qui sait tout. Et pour commencer, sommes-nous d'accord pour parler du même « étonnement » ? Le premier dictionnaire de l’Académie française, paru en 1694, nous donne les indications suivantes : -Estonner : surprendre par quelque chose d’inopiné:; et au figuré Ebranler, faire trembler par quelque grande, par quelque violente commotion.- S’estonner : Estre estonné ; il signifie aussi s’émerveiller, trouver«estrange » J'aime ce rapprochement entre étonnement et émerveillement, celui que fait le pape François dans son encycliqueLaudato Sioù il explique que si nous osons approcher la nature sans étonnement et émerveillement, alors, notre attitude sera celle du dominateur et du simple consommateur. Or nous sommes bien plus. Dans la neuvième et dernière édition du même dictionnaire, on nous dit que l’étonnement est unbrusque ébranlement moral,de la stupeur, une vive
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surprise,oumême une surprise mêlée d’admiration.ajoute que On l’étonnement dans le bâtiment c’estl’action d'ébranler, de lézarder, de faire éclater par un choc ; ou le résultat de cette action; en joaillerie, unefêlure produite accidentellement dans un diamant au cours de sa taille (on dit aussi Étonnure); en technique c’est unprocédé de désagrégation de matières minérales ou métalliques, lorsqu'elles sont particulièrement compactes. Enfin, pour les vétérinaires, l’étonnement est unelésion causée au sabot du cheval par un choc violent, accompagnée d'une hémorragie plus ou moins marquée et d'une douleur intense.Il ne s’agit certes pas pour nous de parler de l’étonnement du diamant, ni de l’étonnement du sabot de cheval, encore moins de la lézarde d’un bâtiment ou de la désagrégation de matières minérales ou métalliques...même si ces blessures laissées par la violence d’un choc méritent sans doute d’être méditées. On note en effet dans toutes ces définitions la prégnance de la surprise, de la violence, de la soudaineté: c'est une fêlure qui en résulte…et peut-être cette fêlure n'est-elle qu'une autre manière de laisser entrer la lumière. Dieu qui « connait sa créature depuis le ventre de sa mère », comme le clame le roi David dans ses Psaumes, ne saurait, Lui, être surpris par cette déflagration qui, finalement, ne fait que traduire ce qu'Il sait pour l'avoir voulu : la fragilité du monde. Nous nous en tiendrons plutôt ici à l'analyse du « brusque ébranlement moral », à la surprise, à la stupeur et à l’émerveillement…C'est-à-dire à l’étonnement humain. J’irai même plus loin, d’emblée : à ce qui est le propre de l’Homme, l’étonnement. Aristote nous dit dans son œuvre « Métaphysique » : «C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance ».
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Et parce qu'ils la reconnaissent mais ne l'admettent ni ne s'en satisfont, les hommes travaillent sur le monde pour le réinventer à leur mesure. Ils étudient les phénomènes, bâtissent des hypothèses, écrivent des livres, transmutent leur peur et leurs doutes en art et en sciences : en un mot, ne cessent d'ouvrir des portes dans les murs, de forer des fenêtres dans les grottes, d'allumer des lanternes dans le noir. Au lieu de fuir l'étonnement, ils s'en font une échelle vers le ciel. Mais Dieu, Lui, peut-Il reconnaitre sa propre ignorance ? N'est-ce pas impossible ? Pour l'homme, cette posture est vitale. S’étonner, reconnaître sa propre ignorance, faire preuve de curiosité pour chercher une explication au monde, pour progresser dans la connaissance, dans la science. Reconnaître sa propre ignorance et chercher à la combler. La poétesse polonaise Wislawa Szymborska, recevant son Nobel de littérature en 1996, expliquait que l’inspiration, quelle que soit sa véritable nature, naît d’un éternel « je ne sais pas ». Elle ajoute plus loin «quoi que nous puissions penser de ce monde, il est quand même étonnant». Parce qu'il l'est, on peut le dire et chanter ; et dès lors qu'il y a quelque chose à dire, quelqu'un écoutera cet Autre par lequel nous grandirons, qui nous élèvera dans le partage de l'étonnement. Le désir lui-même sans cesse recommencé d'aimer n'est peut-être rien d'autre que ce dialogue de deux étonnements. Rachi, le grand commentateur champenois de la Bible et du Talmud ne dit pas autre chose lorsqu'il répond « je ne sais pas » à ses grandes interrogations sur le texte, non pas pour nous enfermer dans ses propres limites, mais afin de nous forcer à oser penser par nous-mêmes. La Bible et Socrate (Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien) ne disent que cela :Sapere aude,Ose savoir, doncOse penser, doncOse t'étonner, c'est l'injonction du poète Horace avant de devenir la devise des Lumières sous la plume de Kant. Qui ne sait pas qu'il ne sait rien ne cherche pas à savoir. Sans étonnement, pas de recherche, pas de progrès, pas d’évolution, pas de passion. Sans étonnement, pas de foi. Mais Dieu ? À moins que pour Lui aussi, il en aille de la foi…en l'Homme. Car il existe des « phénomènes » que même la recherche et la raison ne peuvent expliquer et que seule la foi peut permettre d’appréhender. La Bible regorge d’exemples de ces étonnements qui ont fait avancer le monde. Abraham à qui on annonce que Sarah va être mère, Sarah dans la même circonstance, sont
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sceptiques, étonnés. Sarah rit. Mais« est-il rien d’impossible à l’Éternel (Gen. XVIII, 14). Et c’est parce que Moïse est étonné par le phénomène du « buisson ardent » qu’il peut entendre l’appel de Dieu :« Il remarqua que le buisson était en feu et cependant ne se consumait point. Moïse se dit : Je veux m'approcher, je veux examiner ce grand phénomène : pourquoi le buisson ne se consume pas. L'Éternel vit qu'il s'approchait pour regarder ; alors Dieu l'appela du sein du buisson, disant: "Moïse ! Moïse !" Et il répondit: "Me voici." »(Ex. III, 3-4). Peut-on imaginer ce que ce monde serait devenu si Moïse n’avait pas été intrigué ? Sans sa curiosité, sa soif de comprendre, son étonnement, les Hébreux seraient-ils sortis d’Égypte ? Aurions-nous osé entrer dans la Mer rouge sans la foi en la parole divine ? Et sans cet espoir, se serait-elle ouverte ? Aurions-nous reçu les commandements qui guident nos actes et notre vie ? Aurions-nous espéré atteindre un jour la terre promise ? On dit « miracle », et l’on ne voit pas qu’il s’agit d’abord de provocation à l’étonnement. Les enfants le savent, qui emploient à tout bout de champ le vocabulaire de l’émerveillement : toute découverte est pour eux miraculeuse et, osons les mots, hallucinante, magique même – l’avion qui vole, les points sur les ailes de la coccinelle, les ricochets d’un galet sur l’eau. Comme le sont toutes les premières fois, toutes les étincelles qu’allument dans leurs yeux les bêtes qu’ils caressent, les machines qu’ils apprivoisent, les paysages qu’ils contemplent, les livres qu’ils ouvrent, la beauté du monde. Ils ne savent pas encore ce qu’ils voient, et c’est ainsi que leur imagination pourra se combiner à leur insatiable appétit de comprendre pour en faire des hommes et des femmes. Sensibles au mystère comme à la Raison, aux signes comme aux formules, à la poésie comme à l’algèbre – enfin, des humains tout entiers. Mais Dieu ? Est-Il aussi étonné de l’étonnement de l’enfant ? De l’étonnement persistant de l’adulte qui n’a pas oublié son enfance ? Ou plutôt, de ce que cet étonnement fait d’eux ? Il existe dans le Talmud une parabole qui nous raconte comment plusieurs rabbins, évidemment éminemment sages, réunis dans une yeshiva, une université de l'époque, discutent du fait de savoir qui, de Rabbi Eliezer ou de
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l'ensemble des autres rabbins emmenés par Rabbi Josué, a la juste interprétation concernant une question de pureté. Rabbi Eliezer est persuadé d’être celui-là et pour le prouver, avisant un caroubier dans la cour, il dit « si j’ai raison, que cet arbre soit déraciné ». Et aussitôt l’arbre est arraché du sol et transporté cent mètres plus loin. Ses confrères pas impressionnés du tout lui rétorquent : « et alors, un arbre n’a jamais été une preuve ». Rabbi Eliezer dit alors « si j’ai raison, que l’eau de ce fleuve le prouve » et aussitôt, la rivière changea son cours pour remonter à la source. Les autres rabbins de reprendre « une rivière n’a jamais rien prouvé ». Eliezer s’adresse alors aux murs de l’école: « si j’ai raison, que ces murs s’affaissent » et les murs de pencher. Rabbi Josué gronde en direction des murs : « des sages discutent de la Loi divine, en quoi cela vous regarde-t-il ? ». Et les murs restent en suspens, comme pour ne blesser ni l'un ni l'autre, ce qui pourrait être d'ailleurs une explication plausible à la situation de la tour de Pise… Alors Rabbi Eliezer, en désespoir de cause s’exclame « si j’ai raison, que les cieux le prouvent ». Et une voix céleste s’élève pour proclamer : « pourquoi vous opposer à Rabbi Eliezer, alors que la halakha, la définition de la règle suit toujours son opinion ? ». Mais Rabbi Josué se dresse alors et, s’adressant au ciel, s’écrie : « La Thora n'est pas dans les cieux », reprenant un verset du Deutéronome. C’est une autre façon de dire « cette discussion ne Te regarde plus ! « Du fait que la Torah a été donnée au Sinaï, on ne tient plus compte de la voix céleste puisqu'il est dit dans la Torah (Ex 23): "vous suivrez la majorité". Or nous sommes majoritaires contre rabbi Eliezer et nous avons donc raison ». Le prophète Elie rapporte qu’entendant ces propos, Dieu rit en disant : « Mes enfants m'ont vaincu, Mes enfants m'ont vaincu ». Laissez-moi plutôt traduire, « Mes enfant m'ont étonné, mes enfants m'ont étonné ». C'est la version de la création du monde d'Albert Jacquard qui me pousse à faire ce choix. Dans sa vision,Dieu inventa le temps et du coup inventa l’ennui. Car le temps qui passe, quand rien ne passe, à la longue cela lasse.
Après avoir créé un monde parfait, Dieu voulu un peu de surprise, ce qui était difficile, compte tenu de Sa nature. Après plusieurs essais,enfin un jour un être parut qui lui parut étrange et pour tout dire un peu raté.
Pour compenser, étant en humeur de plaisanter, Il lui accorda un pouvoir qu’Il n’avait donné à aucun autre : le pouvoir de s’attribuer à lui-même des pouvoirs. Par précaution cependant il marqua ses limites : « Tu ne feras pas ceci, pas cela »
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Et dans cet univers docile, soumis, respectueux, la divine surprise se produisit ; celui qui avait interdiction de manger le fruit, désobéit et mangea le fruit.
Alors Dieu ressentit un immense plaisir. Il fut illuminé d’un large sourire : « Quel merveilleux créateur je suis ; voilà qu’une de mes créatures est capable de créer ! »
Le Talmud, de façon à peine plus sérieuse, nous rapporte donc l’histoire d’une humanité qui ayant reçu les commandements de Dieu, se tient désormais prête à assumer elle-même, par elle-même, la responsabilité qui lui a été confiée. Il nous montre ce faisant un Dieu tolérant, attendri presque, qui, loin d’exiger une obéissance aveugle à sa voix, s’étonne et se réjouit de l’autonomie, voire de l’insolence, de sa créature. L’étonnement n’atterre ni ne sidère l’homme qui s’en empare pour en faire un outil : avec elle, il creuse la matière du monde, interroge les évidences, fabrique des concepts qui sont toujours autant de néologismes avant de devenir des mots du langage commun. Car il y a une première fois de la langue comme il y a des premières fois pour l’enfant. Il y a le premier homme qui sut dire « je t’aime » ou « je crois ». Il y a la première femme qui sut dire « je donne » (la vie). Il y a des traces de toutes ces premières fois dans nos textes sacrés et dans nos textes tout courts. La langue est un conservatoire des genèses. Je sais bien qu’on peut penser que les notions:étonnementetDieu, évoquées dans le titre même de cette prise de parole, sont antinomiques… On pourrait croire à priori, en effet, que Dieu, qui par définition sait tout, voit tout, comprend tout, a tout décidé dans sa grande bonté, ne peut être sujet à l’étonnement, ce sentiment qui, dans l’acception couramment retenue, apparaît comme un synonyme de surprise devant quelque chose d’inattendu, d’inexpliqué, voire d’incompréhensible. Mais, nous le savons, l’Homme est à l’image et à la ressemblance de Dieu. Que serait Dieu privé de la plus fondamentale des capacités humaines, celle qui fait de lui ce qu'il est et ce qu'il peut sans cesse devenir ? Nous devrons en conclure que Dieu Lui aussi, s’étonne… Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance, il lui a confié le monde qu’il avait façonné au préalable. «Et alors ils domineront sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail ; enfin sur toute la terre, et sur tous les êtres qui s’y meuvent. (…) Dieu les bénit et leur dit (…)remplissez la Terre et
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