Comment les bouddhas de Bamyan n ont pas été sauvés
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Contre-jourComment lesbouddhas deBamyan n’ont pasété sauvéspar Pierre LafrancePierre Lafrance, Ambassadeur de France, a effectuétoute sa carrière diplomatique dans des pays musul-mans. Il a notamment servi en Afghanistan (1973-1975), en Iran (1970-1973 et 1985-1988) et au Pakistan (1993-1997). Diplômé d’arabe et de persan,deux langues qu’il pratique dans ses interventions diplomatiques, il s’est également initié à l’ourdouet au pashto. Il a été, en mars 2001, l’envoyé spécial du Directeur général de l’Unesco en Afghanis-tan, avec mission de tenter de sauver la statuaire pré-islamique menacée de destruction par lerégime taleban. Cette mission l’a également conduit au Pakistan, au Qatar et en Arabie Saoudite.l e 27 février 2001, les autorités taleban annonçaient leur décision de « détruire toutesles idoles » se trouvant sur leur territoire. La première réaction a été de stupeur. Onsavait, il est vrai, que le mouvement ayant imposé sa loi à Kaboul entendait réduirela piété islamique dont il se réclamait à un ensemble de règles simples : faire la prièreaux heures dites, cloîtrer les femmes, couper la main des voleurs, user de la loi dutalion, détruire les statues, interdire les images. Mais les taleban semblaient avoircompris que les statues de Bamyan n’étaient plus, depuis un millénaire, que des ves-tiges archéologiques : plusieurs de leurs représentants avaient salué, peu après leurprise du pouvoir (et sans en avoir été sollicités), l’intérêt ...

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Contre-jourComment les
bouddhas de
Bamyan n’ont pas
été sauvés
par Pierre Lafrance
Pierre Lafrance, Ambassadeur de France, a effectué
toute sa carrière diplomatique dans des pays musul-
mans. Il a notamment servi en Afghanistan (1973-
1975), en Iran (1970-1973 et 1985-1988) et au Pakistan (1993-1997). Diplômé d’arabe et de persan,
deux langues qu’il pratique dans ses interventions diplomatiques, il s’est également initié à l’ourdou
et au pashto. Il a été, en mars 2001, l’envoyé spécial du Directeur général de l’Unesco en Afghanis-
tan, avec mission de tenter de sauver la statuaire pré-islamique menacée de destruction par le
régime taleban. Cette mission l’a également conduit au Pakistan, au Qatar et en Arabie Saoudite.
l e 27 février 2001, les autorités taleban annonçaient leur décision de « détruire toutes
les idoles » se trouvant sur leur territoire. La première réaction a été de stupeur. On
savait, il est vrai, que le mouvement ayant imposé sa loi à Kaboul entendait réduire
la piété islamique dont il se réclamait à un ensemble de règles simples : faire la prière
aux heures dites, cloîtrer les femmes, couper la main des voleurs, user de la loi du
talion, détruire les statues, interdire les images. Mais les taleban semblaient avoir
compris que les statues de Bamyan n’étaient plus, depuis un millénaire, que des ves-
tiges archéologiques : plusieurs de leurs représentants avaient salué, peu après leur
prise du pouvoir (et sans en avoir été sollicités), l’intérêt de la communauté inter-
nationale et de certaines ONG pour le patrimoine historique de leur pays. Telle profes-
sion de foi iconoclaste d’un commandant taleb, en 1996, avait provoqué une mise
au point officielle affirmant explicitement que les vestiges historiques devaient être
respectés. En août 1999, un décret (firman) avait imposé de préserver les bouddhas
de Bamyan. Enfin, en août 2000, les autorités avaient rouvert le musée de Kaboul.
D’autres raisons encore, relevant, cette fois, de la politique internationale,
empêchaient de prévoir ce qui se préparait : en janvier, les taleban s’étaient effor-
cés de limiter les effets des sanctions votées à leur encontre fin décembre par le
Conseil de sécurité. Ainsi le mollah Abbas, ministre de la Santé, avait visité plu-
sieurs pays, dont la France, pour y plaider la normalité du régime, sa volonté de
Témoignage
Comment les bouddhas de Bamyan n’ont pas été sauvés — 15
paix, le besoin d’aide des populations, et soutenir que la question de l’extradition,
du jugement sur place ou de l’expulsion d’Osama ben Laden était une question sui
generis qu’il fallait discuter séparément des autres (j’avais moi-même rencontré
alors cet émissaire et il m’avait assuré de l’intérêt de son gouvernement pour la pro-
tection du patrimoine afghan). Le régime avait eu l’impression d’un certain suc-
cès, d’avoir marqué quelques points, posé des jalons. Comment dès lors imaginer
qu’il allait prendre une initiative propre à lui aliéner une opinion publique inter-
nationale qu’il s’était efforcé d’amadouer ? Interpréter l’opération iconoclaste
comme une réaction aux sanctions ou un de ses effets indirects n’est pas convaincant.
Quelques signes avant-coureurs, quand même...
Alors, s’agit-il d’un accident imprévisible, ou encore d’un événement répondant
à des intérêts autres que ceux des taleban ? Il serait hâtif de répondre par une
franche négative. Il est sans doute entré dans la décision des autorités une part de
vertige relevant d’une autre logique que celles de la théologie raisonnée ou de la
politique. Par ailleurs, il ne manque pas d’acteurs ayant intérêt à un isolement
accru de l’Afghanistan. Les Afghans « de la rue » que j’ai pu rencontrer à Kaboul
en mars ne se sont pas privés de dénoncer en l’occurrence « les Arabes » ou « les
gens de Ben Laden » – deux expressions désignant les membres de mouvements
islamistes du monde entier, proscrits dans leur pays et accueillis en Afghanistan,
et devenus très visibles dans les villes depuis que leurs camps ont été évacués par
crainte des raids américains – ou encore « les Pakistanais », obstinément soupçonnés
de vouloir empêcher le régime afghan d’avoir une politique étrangère autonome,
ou enfin « les Russes », qui auraient évidemment intérêt à voir le régime afghan
toujours plus redouté et détesté, pour mieux se poser en garants de la sécurité des
républiques d’Asie centrale.
Mais, vertige ou intrigues, ou combinaison des deux, ne peuvent exister sans
quelque manifestation sensible. Il devait y avoir des signes avant-coureurs, fussent-
ils restés inaperçus. Après coup, il est plus aisé de les détecter.
Depuis plus d’un an, le pouvoir taleb tentait de renforcer son assise en se dotant
de nouvelles instances de délibération. Les shura de Qandahar et de Kaboul, ces
réunions de frères d’armes s’investissant mutuellement de responsabilités mili-
taires, politiques et religieuses par une sorte de cooptation, gardaient leur pré-
éminence, mais avaient été complétées par des conseils de province aux préroga-
tives plutôt judiciaires que politiques et coiffés par une sorte de Cour suprême, la
Stara Mahkama, siégeant à Kaboul. Or ces nouvelles instances étaient composées
exclusivement d’oulémas, c’est-à-dire d’hommes censés avoir acquis, par une
longue pratique ou des études supérieures, un savoir plus étendu que celui du
taleb moyen en matière de morale et de droit musulmans. Elles visaient bien sûr
16 — Critique internationale n°12 - juillet 2001
à donner au pouvoir une plus grande légitimité, mais il s’agissait d’une légitimité
de nature religieuse, ne faisant appel ni à une représentation de type traditionnel
ni encore moins à des élections. Investi de son titre de Commandeur des croyants,
dès 1995, par ceux qui disent la charia, le mollah Omar avait ainsi renforcé leur rôle
en leur remettant au moins une partie de sa fonction arbitrale.
Ainsi, les taleban prouvaient qu’ils n’étaient « solubles » ni dans des conseils de
notables tribaux ou autres, ni dans la démocratie élective, qu’elle fût de type occi-
dental ou iranien. En outre, la nouvelle configuration avait pour effet de « désé-
culariser » encore davantage le régime : le poids de la charia se renforçait aux
dépens de la hikma (sagesse politique) qui est normalement l’apanage du
Commandeur des croyants. Discrètement mais obstinément, c’était une sorte de
république des juges qui se mettait en place.
La question reste posée de savoir pourquoi le mollah Omar en est venu à faire
fonds sur une autre légitimité que celle dérivée de son propre pouvoir charisma-
tique. Peut-être voyait-il celui-ci perdre de son emprise. Peut-être lui fallait-il
conférer à ses décisions une autorité plus indiscutable encore que la sienne propre,
selon la logique même du mouvement taleb qui, par son islamisme absolu, s’était
efforcé dès 1994 de disqualifier les divers islamismes en conflit, en opposant des
valeurs incontestables aux idéologies toutes contestées. On sait bien peu de choses
sur les oppositions de forces au sein d’un mouvement qui reste délibérément
opaque par souci de paraître monolithique, et qui de surcroît est sous-analysé.
Quoi qu’il en soit, une conséquence importante de cette évolution allait être
l’interdiction de la culture du pavot le 27 juillet 2000 : une décision qui semble avoir
été prise en vertu des seules prescriptions de la charia interprétée par les oulémas,
en dehors de toute considération de sagesse, puisqu’elle aggravait la détresse pay-
sanne, ne donnait lieu à aucune contrepartie de la part de la communauté inter-
nationale, et privait l’État de précieuses rentrées fiscales. Mais on ignorait encore
si ces nouvelles juridictions allaient acquérir quelque souplesse, à l’instar de beau-
coup de taleban conduits par leur fonction à communiquer avec leurs compa-
triotes, ou si elles s’aligneraient sur ceux dont la profession était d’accuser et de punir,
tels que le ministère de l’Interdiction du vice et de la Promotion de la vertu : irait-
on, en somme, vers une république des juges ou une république d’accusateurs ?
Sans que l’on sache quel y fut le r&

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