Rapport au Garde des Sceaux, Ministre de la Justice
RÉNOVER LE DROIT DE LA FAMILLE :
Propositions
pour un droit adapté aux réalités et aux aspirations de notre temps
Rapport du groupe de travail présidé par Françoise Dekeuwer-
Defossez,
Professeur à l’université de Lille II
Septembre 1999
AVANT PROPOS
Il est peu de tâches aussi exaltantes, et aussi difficiles que de réfléchir et de
proposer des modifications à un état de droit existant. D’un côté l’enthousiasme de
penser que peut être, le travail effectué pourra améliorer la situation concrète des
personnes et des familles ; de l’autre la crainte que les remèdes suggérés soient
pires que les maux existants. Pour chaque membre de la Commission, participer à
cette réflexion était une lourde responsabilité, en même temps qu’un challenge
passionnant.
Le champ confié à la Commission par la lettre de mission du Garde des Sceaux était
immense : la filiation, l’autorité parentale, le divorce avaient chacune fait l’objet d’une
grande loi après de longs débats ; quant à la situation successorale du conjoint
survivant, elle avait fait la matière de plusieurs pré projets qui n’avaient pu aboutir.
Réunir ces quatre thèmes, en y adjoignant quelques autres questions qui ne sont
pas de moindre difficulté telles les solidarités familiales, n’était ce pas courir le risque
d’un travail trop étendu pour être vraiment approfondi ?
Mais travailler sur un tel ensemble était aussi l’occasion de tenter une réflexion
globale sur la famille, de rechercher des lignes de cohérence, de proposer des
articulations transversales. Une entreprise d’une telle ampleur est rarement tentée,
ce qui la rend d’autant plus passionnante.
C’est donc avec ardeur et ambition que la Commission a commencé son travail.
Cette ardeur ne s’est démentie à aucun moment pendant toute l’année où elle s’est
réunie. Au jour de l’achèvement de la réflexion, l’enthousiasme des commencements
est toujours intact.
Qu’il me soit ici permis de rendre hommage au dévouement, à la largeur d’esprit, au
désir de dialogue et au travail acharné de tous les membres de cette Commission.Chacun dans sa spécialité a donné le meilleur de lui même, tout en accueillant les
opinions des autres. C’est ce respect mutuel des diversités qui a enrichi les
discussions et fait mûrir la réflexion. C’est lui qui a permis d’élaborer des
propositions constructives qui se veulent à la fois ambitieuses et réalistes.
La mission confiée par le Garde des Sceaux avait été précédée par le rapport
« Couple, filiation aujourd’hui » d’Irène Théry. C’est donc sur un terrain bien balisé
que la commission s’engageait. L’apport précieux de cette réflexion ne doit pas être
oublié.
La Commission a bénéficié des enseignements tirés des nombreuses auditions
auxquelles elle a procédé. C’est l’ensemble de ces opinions et de ces demandes qui
a formé la matière de ses réflexions, puis de ses propositions. Elle tient à remercier
très vivement tous ceux qui sont venus lui exposer leur vision de la famille, et
notamment les experts qui lui ont remis des travaux particulièrement précieux.
La Direction des Affaires civiles du Ministère de la Justice a apporté un concours
efficace et particulièrement attentionné, tant au regard des besoins matériels que par
sa participation suivie aux travaux du groupe. Qu’elle en soit également remerciée.
Enfin, ce rapport n’aurait pu être réalisé sans la participation compétente, inventive
et active de Nicole Bilger et Marianne Schulz, et de Brigitte Pichon, qui en a assuré
la mise en page.
Cette étape est aujourd’hui achevée. Sur de nombreux points, la Commission aurait
encore pu affiner sa doctrine, préciser ses positions, améliorer le consensus en son
sein. Cela n’aurait sans doute pas été très utile, car d’autres instances doivent
maintenant relayer ses débats. Les dossiers sont ouverts, des solutions suggérées.
Sur ces questions de société, c’est à la société dans son ensemble de prendre parti.
Françoise DEKEUWER DEFOSSEZ
INTRODUCTION
I Pourquoi réformer le droit de la famille ?
Pourquoi modifier le droit de la famille? Pour certains, une réforme globale serait
inopportune ; en effet, le droit de la famille a déjà fait l’objet d’une refonte, par une
série de lois qui se sont échelonnées de manière continue depuis 1964. De plus, les
textes votés entre 1964 et 1975 forment une oeuvre d’ensemble effectuée à partir de
travaux doctrinaux dont la qualité a été unanimement saluée. Remettre en chantier
des textes aussi récents peut paraître inutile et déstabilisant.
Pourtant, un véritable besoin social existe, exprimé dans la lettre de mission, qui
demande au groupe de travail de “tenir compte juridiquement de l’évolution des faits”
pour éviter “que ne se creuse un fossé entre les aspirations de nos concitoyens et le
droit”. La lettre de mission donne, pour le droit civil de la famille, une suite auRapport « Couple, Filiation et parenté aujourd’hui », rédigé par Irène Théry à la
demande conjointe de la Ministre de l’Emploi et de la Solidarité et du Garde des
Sceaux. Préalable à ses travaux, le Rapport Théry a été la base sociologique et le
point de départ des réflexions de la Commission ; elle a ainsi pu se consacrer au
strict domaine du droit civil, puisque le contexte de la situation socio économique
justifiant les réformes avait préalablement été décrit.
Le droit civil de la famille est confronté à au moins trois types d’évolutions :
- L’évolution sociale est la plus visible ; elle concerne d’abord les aspects
proprement familiaux de la vie, dont les phénomènes que l’on peut regrouper sous
l’appellation générale de “démariage” (divorces, unions libres, recompositions
familiales...). Il faut aussi noter plus largement un nouveau rapport au droit et à la
société, incluant une plus grande autonomie et une plus grande responsabilité des
individus et des couples. La notion de “modèle familial” elle même est en question
face au désir de chacun de construire ses propres relations familiales. Enfin, les
relations de couple apparaissent de plus en plus relever des choix privés, alors
cependant que les rapports entre parents et enfants sont toujours, voire de plus en
plus, sous le regard de la société, dont on attend qu’elle assure le respect des droits
et devoirs de chacun.
- L’évolution biologique et médicale n’est pas moindre. Il faut signaler ici à la fois le
phénomène de l’allongement de la durée de vie, sous ses divers aspects (plus
grande durée des unions, coexistence de plusieurs générations...) et les progrès de
la biologie, dans le domaine de la procréation, aboutissant aux avancées
contradictoires que sont l’accès à la certitude de la filiation biologique et les
procréations médicalement assistées.
- L’évolution juridique est peut être la plus méconnue. Sous la pression des
conventions internationales, spécialement de la Convention européenne des Droits
de l’ Homme et de la Convention Internationale des Droits de l’Homme, des
bouleversements profonds dans les principes juridiques sont intervenus. Ainsi, il
n’est plus possible de faire passer le souci de cohésion familiale systématiquement
avant les droits individuels, et spécialement le droit de chacun à l’égalité et à la non
discrimination.
Inadapté, par hypothèse à ces évolutions dont personne ne pouvait prévoir l’ampleur
et la rapidité, le droit de la famille est aussi devenu illisible parce que trop complexe,
au fil des réformes législatives ponctuelles et des innovations jurisprudentielles
inattendues. Le droit de la filiation est devenu un maquis où seuls d’éminents
spécialistes peuvent tenter de s’orienter. Le droit du divorce n’a pas répondu à
toutes les attentes de ses promoteurs et continue de susciter des débats violents et
douloureux, ainsi que des litiges d’après divorce interminables. L’autorité parentale
n’est pas toujours suffisamment claire pour fonder des relations équilibrées et
solides. Enfin, les droits du conjoint survivant, non modi fdepuiiés s cinquante ans, ne
correspondent plus à la configuration actuelle des familles.
Il ne s’agissait pas, pour le groupe d’adopter la position consistant à “adapter le droit
aux moeurs”, dans une épuisante fuite en avant des normes tachant de coller aux
pratiques. Il fallait proposer un ensemble normatif, qui permette aux comportementsde s’élaborer et surtout aux familles et aux personnalités de se construire par rapport
à des repères stables, sûrs et compréhensibles.
La place du droit par rapport aux comportements privés est bien difficile à cerner
avec précision. De nombreux malentendus sont possibles. Il faut, tout d’abord,
relever que le mode de vie des familles n’est pas forcément en conformité avec leur
situation juridique. Ainsi, bien des couples, mariés ou non, partagent des valeurs
communes et ne perçoivent pas forcément de différence dans leur engagement
réciproque comme dans celui qu’ils assument envers leurs enfants. Pourtant,
mariage et union libre conservent des régimes juridiques marqués par la présence
ou de l’absence d’engagement au sens proprement juridique du terme.
Il existe cependant une attente forte de repères qui fassent sens pour les individus,
et il est nécessaire que les structures juridiques aient la force symbolique qui
correspond à cette demande. Dans cette perspective, les deux écueils principaux
seraient soit une insuffisance de lois, donnant l’impression de vide juridique devant
certaines situations, soit une réglementation tatillonne, forcément inapte à saisir la
variété des comportements. L’un des dangers les plus fréquemment encourus est
celui d’une législation focalisée sur des cas litigieux, et l’oubli corrélatif de la
généralité des situations, pour lesquels l’existence de normes expressives n’est
pourtant pas moins nécessaire.
Enfin, le droit civil de la famille ne peut remplir sa fonction structurante et symbolique
qu’à condition d’être connu. Une mobilisation de tous les acteurs sociaux concernés,
tels que les travailleurs sociaux, le système éducatif dans son ensemble, ou encore