La croix, le foulard et l identité allemande - article ; n°1 ; vol.7, pg 79-100
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Description

Critique internationale - Année 2000 - Volume 7 - Numéro 1 - Pages 79-100
22 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2000
Nombre de lectures 52
Langue Français

Extrait

D’ailleurs
La croix, le foulard et l’identité allemande
par Nikola Tietze
l a réforme du code allemand de la nationalité adoptée en mai 1999 a ouvert la voie de la citoyenneté à des milliers de résidents de r eligion ou de culture musulmane qui participent depuis deux générations à la vie sociale du pays. Cette introduction d’une dose de principe ter ritorial dans le « droit du sang » qui dominait jusque-là la conception allemande de la nationalité r eflète, et en même temps accélèr e, la diversification sociale, cultur elle et confessionnelle de la société : car, si la nouvelle loi entérine une situation de fait, elle bouscule aussi la représentation que la société a d’elle-même. Elle ouvr e une faille dans l’imagi -naire de la Kulturnation qui se définissait jusque-là par référ ence, d’un côté, à l’héritage culturel de l’Occident chrétien ( christliches Abendland ), de l’autre, à la diver-sité des Länder. L’intégration nationale de l’ancienne RFA s’est construite, à par-tir de la rupture avec le national-socialisme, sur l’articulation de ces deux élé-ments et d’une sur-identification à la réussite économique de l’après-guerre. Alors que l’unification repose la question de l’identité nationale, la stabilité des institutions et des normes organisatrices qui ont assuré en Allemagne, comme ailleurs en Europe, la cohésion de la société apparaît profondément ébranlée 1 .
1. P. Michel (1999 : 80-81) parle de la fin du temps « où il était possible d’accréditer la fiction de stabilités organisatrices de la réalité pour entrer dans une ère où la référence à ces stabilités n’apparaît plus globalement crédible ».
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Sous l’effet des transformations économiques, de l’immigration, de l’individualisme croissant et du relâchement des liens socio-économiques et socio-confessionnels, l’homogénéité fondée sur l’héritage de l’Occident chrétien et sur l’identité des Länder perd beaucoup de sa pertinence. L’idéologie qui assurait l’intégration nationale est aujourd’hui en crise. On en a vu les manifestations dans une série de discussions publiques passionnées, que ce soit sur la réforme du code de la natio-nalité, sur la mémoire du national-socialisme, sur les crucifix accrochés dans les salles de classe ou sur des enseignantes portant le foulard islamique. Ces deux dernières « affaires » se sont focalisées sur le caractère constitutif de la culture et des insti-tutions chrétiennes dans l’espace public allemand. Mais elles présentent un intérêt plus général en révélant la recomposition de l’identité des Länder, en remettant en question le statut de la mémoire du national-socialisme et en s’inscrivant dans la crise d’une cohésion sociale bâtie sur le succès économique. Le premier débat est issu d’un arrêt de la Cour constitutionnelle, en 1995, déclarant incompatible avec la Loi fondamentale la présence de cr ucifix dans les salles de classe bavaroises ; le deuxième, du refus du Land de Bade-Wurtemberg, en 1998, de donner un poste dans la fonction publique à une enseignante musul -mane portant le foulard. Dans les deux cas, les débats publics ont lar gement dépassé le cadre régional dans lequel ils avaient pris naissance, et révélé les contradictions d’une société qui n’est plus aussi homogène qu’elle le cr oyait.
Les Églises chrétiennes et leur statut de « corporations de droit public » La République fédérale d’Allemagne est fondée sur le principe de séparation de l’Église et de l’État (art. 140 de la Loi fondamentale) ainsi que sur la liber té de conscience et de religion (art. 4). Le Staatskirchenrecht (droit public des Églises) garan-tit aux Églises comme à d’autr es groupes confessionnels l’autonomie de gestion grâce au statut de « corporation de dr oit public » ( Körperschaft des öffentlichen Rechts ) 2 . Mais ce statut leur confère aussi une position publique for te par la légitimité juridique et politique qu’il implique et qui est lar gement reconnue par la population. Le chris-tianisme constitue non seulement une dimension institutionnalisée de l’espace public allemand, mais aussi une valeur. Les Églises chrétiennes (protestantes et catho-lique) ont en effet acquis tout au long de l’histoire de la République fédérale une autorité sociale et une efficacité institutionnelle qui tranchent avec l’affaiblissement tendanciel de l’institution religieuse à l’époque moderne. Les Églises ont su préserver leur rôle social en élaborant des partenariats avec les pouvoirs publics et des coresponsabilités dans la société (en particulier dans l’ancienne RFA avant l’unification), notamment dans le domaine de l’enseignement de la religion à l’école par le biais des conventions avec des ministères de l’Édu-cation des Länder 3 . Jardins d’enfants, travail social auprès des adolescents, maisons
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de retraite ou aide médicale, elles remplissent des tâches indispensables dans le domaine social et sont devenues l’un des plus grands employeurs de la RFA (Kaufmann 1988 : 113-114). Le prélèvement d’un « impôt ecclésiastique » ( Kirchensteuer ) par le fisc, qui le redistribue ensuite aux Églises, et l’autonomie interne des organisations fournissent aux institutions religieuses allemandes une capacité d’action extraordinaire (surtout par comparaison avec le cas français) dans l’espace public. Le nombre croissant de personnes qui se font rayer des registres ecclésiastiques 4 n’a pas encore remis en cause le poids des Églises, même si ces der-nières se plaignent de la réduction de leurs ressources financières (Pollack 1996). Les deux confessions chrétiennes – protestante (majoritairement luthérienne) et catholique – exercent donc toujours une grande influence morale dans l’espace 5 public, tant au niveau de la société civile que de l’État . Pourtant, les deux débats publics sur les croix dans les salles de classe en Bavière et sur l’enseignante musulmane portant un foulard ont mis à mal cette position influente.
La croix entre « patriotisme constitutionnel » et Occident chrétien En 1991, un père de famille proche de l’anthroposophie 6 porte plainte contre le Land de Bavière, considérant que les cr ucifix suspendus dans les salles de classe de l’école publique peuvent heur ter les sentiments religieux de son enfant. La plainte est rejetée par les deux instances de la jurispr udence administrative du Land 7 . Le plaignant s’adresse alors à la Cour constitutionnelle de Karlsr uhe, le tribunal suprême de la République fédérale, qui se pr ononce en sa faveur le 16 mai 1995 et appelle le Land de Bavièr e à changer son règlement scolair e en ce sens. D’après
2. Le Staatskirchenrechtest quasi intégralement un héritage de la République de Weimar ( Weimarer Reichsverfassung , art. 135-141). 3. L’enseignement scolaire, comme d’ailleurs toute la politique culturelle et éducative, relève de l’autorité des Länder, et non de l’État fédéral. Chaque Land a son « règlement scolaire » ( Schulordnung ) et son ministère de l’Éducation. 4. La désaffiliation ( Kirchenaustritte ) est un acte administratif qui libère de l’impôt ecclésiastique (entre 8 % et 9 % de l’impôt selon la région). Elle ne r eflète pas forcément une position contestataire mais bien souvent un choix économique. 5. Les Églises font parfois des déclarations communes qui rencontrent un large écho. Ainsi celle de février 1997 sur la pau-vreté en Allemagne, qui critiquait la politique sociale du gouvernement. La pratique de « l’asile ecclésiastique » qui permet aux demandeurs d’asile d’échapper à l’expulsion en étant accueillis par une paroisse, témoigne également de l’implication « morale » des institutions religieuses dans l’espace public. 70 % des personnes qui se sont réfugiées dans les églises n’ont pas été expulsées et 12,7 % ont été reconnues comme réfugiés politiques en dépit d’un pr emier rejet de leur demande (SZ 7/8-12-1996). 6. L’anthroposophie est une vision du monde fondée par Steiner en 1913. Elle défend une religion qui s’appuie en grande partie sur les écrits de Goethe, mais qui est également influencée par des empr unts au christianisme, à la Kabbale et au gnos -ticisme. Les anthroposophes sont aujourd’hui surtout connus pour leurs idées pédagogiques, notamment auprès des handi-capés mentaux. Ils sont l’un des rares groupements idéologiques en Allemagne à proposer des écoles privées reconnues par des pouvoirs publics. 7. L’article 135 de la Constitution bavaroise inscrit « les confessions chrétiennes » dans les principes fondamentaux de l’enseignement public. Bien que les sentiments religieux de tous soient à respecter (article 136) et que la participation à …/…
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les juges, la loi du Land concernant la mise en place des croix dans des salles de classe est contraire à l’article 4, paragraphe 1, de la Constitution qui garantit la liberté de conscience individuelle et de religion. La Bavière contrevient à ce principe fondamental de la démocratie en imposant aux écoliers un symbole tel que la croix ou le crucifix. La foi est l’affaire de l’individu et non pas celle de l’État. L’ensei-gnement public d’un Land quelconque ne peut désormais forcer les enfants à apprendre « sous la croix » ( Neue juristische Wochenschrift 1995) 8 . Bien que l’affaire ne concerne juridiquement que la Bavière, la décision de la Cour constitutionnelle suscite un débat passionné dans tout le pays et se prolonge par une discussion des principes normatifs sur lesquels repose la cohésion sociale. Tous les journaux, nombre d’élus du Parlement fédéral et des divers parlements régionaux, des représentants ecclésiastiques – catholiques et protestants, du Nord et du Sud – interviennent. Les positions s’organisent essentiellement selon les sensibilités poli-tiques de gauche et de droite. Les critiques les plus farouches sont en effet formu-lées par des démocrates chrétiens de la CSU et de la CDU. Chez les sociaux-démo -crates, le jugement est r especté, voire salué. Les Verts le défendent et certains d’entre eux en appellent même à une séparation plus nette entr e l’État et les Églises. Les commentaires des journaux nationaux reflètent le même clivage. La Frankfurter Rundschau (FR), la Süddeutsche Zeitung (SZ), la Tageszeitung (taz) et l’hebdomadaire Die Zeit sont en général favorables à l’ar rêt de la Cour, tandis que la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) se prononce contre 9 . L’hebdomadaire Der Spiegel défend, en particulier par le biais des commentair es de Rudolf Augstein, l’autorité nor ma-tive de la Cour constitutionnelle, mais critique le contenu de sa décision. Les deux hiérarchies ecclésiastiques bavar oises, protestante et catholique, sont unies dans leur rejet, mais la réaction de la pr emière est nuancée : ses représentants souli-gnent qu’ils ne revendiquent pas la mise en place des symboles chrétiens, mais qu’ils regrettent leur suppression, tout en reconnaissant la compétence de l’État quant à leur utilisation publique (SZ 11-8-1995). Par contre, des responsables d’autres Églises luthériennes (par exemple des région Elbe-Nor d et de Berlin-Brandebourg) accueillent positivement la décision. On peut déceler dans tout ce débat tr ois enjeux liés à la légitimité de structures publiques : l’autorité de la Cour constitutionnelle, le rôle des cultures régionales dans le maintien de la cohésion nationale, et la place du « christianisme occidental » comme norme intégratrice. La Cour constitutionnelle et le défi du pluralisme La controverse renvoie à un débat plus large sur le rôle de la Cour constitution-nelle. D’un côté, on loue son indépendance en soulignant l’importance de la juris-prudence constitutionnelle pour l’évolution démocratique de la RFA après 1945. Dans l’autre camp, on dénonce l’incapacité du tribunal de Karlsruhe à garantir le consensus social : la paix sociale reposerait sur un « sentiment du peuple »
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( Volksempfinden ) forcément consensuel et « sain » (par exemple FAZ 11-8-1995). Les défenseurs de l’arrêt opposent à cette vision celle d’une société pluraliste : à leurs yeux, le pluralisme social exige précisément une Cour aux décisions indis-cutables afin de garantir la démocratie et la liberté individuelle. En ce sens, l’ensemble de la jurisprudence de la Cour constituerait le fondement de la Répu-blique fédérale (Prantl 19-8-1995). L’affaire des croix a donc révélé un clivage profond. Il ne s’agit de rien moins que de la légitimation du pluralisme social : les partisans de l’arrêt se réjouissent de voir la plus haute institution juridique de la République fédérale en promouvoir le principe, tandis que les contestataires par-lent d’une crise de la Cour constitutionnelle, incapable de garantir l’harmonie de la société, c’est-à-dire, pour reprendre le terme de Patrick Michel (1999), de cer-tifier la légitimité du « Même ». Le rôle de garant de la pluralité attribué à la Cour renvoie clairement à la notion de patriotisme constitutionnel ( Verfassungs-patriotismus ) telle que Jürgen Habermas la développe depuis une décennie 10 . La Cour constitutionnelle devient, dans cette optique, l’acteur institutionnel central de l’intégration du pluriel en un ensemble « post-national » (Habermas 1996) défini non plus par des critèr es identitaires mais par des règles et pr océdures.
Les identités des Länder et le crucifix La pluralité sociale et cultur elle est également présente dans une autr e série d’argu-ments échangés qui, à pr emière vue, sont aussi d’ordre institutionnel : il s’agit des frontières entre pouvoir fédéral et autonomie des Länder . Selon les opposants à l’arrêt, la culture de la Bavière est bafouée par la décision de la Cour. Ainsi, écrit
l’enseignement de la religion et aux cérémonies chrétiennes dépendent de la volonté des parents ou de l’élève majeur (article 137), le règlement scolaire prévoit dans son paragraphe 13 la mise en place des croix dans les salles de classe et la responsabilité de l’éducation r eligieuse des enfants : « La prière scolaire, la messe et le culte scolair es sont autant de possi-bilités pour soutenir [les parents dans l’éducation religieuse des enfants]. Une croix sera suspendue dans chaque salle de classe ». Les règlements scolaires des Länder de Bade-Wurtemberg et de Rhénanie-Palatinat contiennent également des principes explicitement chrétiens. 8. Les trois juges (sur huit) qui se sont prononcés contre le plaignant appuient leur argumentation sur la compétence exclu-sive des Länder dans l’enseignement public. En outr e, l’affichage public de la croix ne serait pas une atteinte à la liberté de croyance, car elle symboliserait la culture occidentale influencée par le christianisme. 9. La Frankfurter Rundschau (FR), politiquement plutôt à gauche, et la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), de tendance conservatrice, sont des quotidiens lus dans toute l’Allemagne. La Süddeutsche Zeitung (SZ) de Munich, en Bavièr e, est aussi considérée comme un jour nal national. Elle représente un courant de la gauche libérale. La Tageszeitung (taz), berlinoise, est le plus à gauche de ces quotidiens ayant un impact national. L’hebdomadaire Die Zeit , édité à Hambourg, s’adresse à un lectorat libéral. Der Spiegel , également à Hambourg, représente une tendance libérale-conservatrice. Dans le texte, nous uti-lisons les abréviations courantes en Allemagne pour ces différents journaux. 10. Le terme de Verfassungspatriotismus au sens premier (les procédures et les règles constitutionnelles de la démocratie sont les vecteurs d’identification de l’ensemble social et garantissent ainsi sa cohésion) a été popularisé lors de la « querelle des historiens » en 1986 grâce à l’article de Habermas dans l’hebdomadaire Die Zeit (11-7-1986). L’auteur l’utilise depuis dans le domaine de la philosophie politique (par exemple Haber mas 1996) afin de désigner un rappor t post-national des citoyens à l’organisation sociétale.
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le cardinal Wetter de Munich, « eu égard aux réalités de la vie bavaroise, la déci-sion de Karlsruhe constitue un édit d’intolérance » (FAZ 12-8-1995). Le « peuple bavarois » est ici supposé homogène, car fondé sur la culture catholique. Autre-ment dit, la société allemande, d’une part, se composerait de « peuples » régionaux (Berlinois, Brandebourgeois, Hambourgeois etc.) et, d’autre part, s’unifierait à travers une histoire confessionnelle ancrée dans le christianisme occidental. La cita-tion suivante d’un commentateur de la FAZ (donc de Francfort, et non de Bavière...) en fournit un exemple : [Le « bon » fédéralisme, celui qui garantit l’unité de l’État tout en respectant la diversité confessionnelle] « a laissé aux Bavarois leur mentalité du terroir, fidèle à la croix, et aux Hambourgeois leur humanisme bourgeois [ Wohlstandshumanismus 11 ]. Personne ne force les Brandebourgeois à suspendre des croix dans leurs écoles. [...] La décision [de la Cour] est anti-bavaroise » (Reumann 16-8-1995). Dans le choix des épithètes resurgit l’antagonisme classique entre Länder à majorité catholique et pr otestante, alors que la mobilité géographique inter ne et la dynamique moderne de l’individualisme en font lar gement une fiction. Mais l’objectif n’est pas ici de r efléter une réalité sociale, il est d’inventer des popula -tions régionales homogènes selon des critèr es chrétiens ; et par là de s’opposer au Verfassungspatriotismus tout en refusant la diversification de la société allemande. L’homogénéisation « vers le bas », c’est-à-dire au niveau du Land, et non à celui de la nation, répond à la logique fédérale et au discrédit du national dans l’espace public allemand. En RFA, le « Même » ne peut en effet se légitimer que par l’iden -tification régionale, par ce que la rupture avec le national-socialisme inter dit toute valorisation de la nation homogène. Le système fédéral après 1945 fut la réponse des Alliés au risque d’une nouvelle dictatur e. Grâce à l’inscription de ce système dans des différences régionales traditionnelles – par exemple au niveau confes-sionnel 12 – les citoyens de la nouvelle République se sont appr oprié le fédéralisme et l’ont lié à des représentations puisées dans ces traditions régionales. Les images des Länder se nourrissent désormais de particularités supposées des comportements culturels (confessionnels) et économiques qui sont en fait largement démentis par la réalité sociale. Ainsi les habitants du Land de Brandebourg et les Hambourgeois peuvent être considérés par notre commentateur comme différents des Bavarois parce que moins ou pas du tout religieux, et en tout cas pas catholiques. Dans cette perspective, la pluralité n’est légitime qu’en termes de différences culturelles régionales modelées par la religion chrétienne, mais non en termes d’individua-lisme moderne ou d’autres traditions religieuses. L’affirmation des frontières entre les régions et face au pouvoir fédéral s’appuie sur des références historiques. Les défenseurs de l’arrêt mobilisent la mémoire de la République fédérale (Prantl 19-8-1995), tandis que les contestataires utilisent de préférence la mémoire du national-socialisme : l’évêque de Mayence, le comité
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régional des catholiques et la commission scolaire catholique évoquent le souve-nir de l’interdiction des crucifix et des brimades infligées aux catholiques du temps des nazis (FAZ 11-8-1995, 12-8-1995). Un ancien ministre de l’Éducation de Bavière, Hans Maier (CSU), établit un parallèle entre les hommes de la SA et la décision de la Cour (taz 21-8-1995). La « lutte pour la croix » de 1995 s’inscrit ainsi dans une tradition de contestation légitime et civique. La référence chrétienne dans l’intégration nationale La mémoire du national-socialisme permet de dépasser la simple contestation régionaliste, exprimée en termes de spécificité catholique bavaroise. Le christia-nisme érigé en contraire absolu du national-socialisme et de tout totalitarisme acquiert par ce biais un rôle fondamental, voire sacré, dans l’espace public fédé-ral 13 . En ce sens, il est une référence commune à tous les protagonistes du débat 14 . Les juges constitutionnels l’ont d’ailleurs confirmé dans leur décision : « La foi chré-tienne et les Églises chrétiennes » sont enracinées dans l’histoir e de la République fédérale et « ne peuvent laisser l’État indif férent ». Les défenseurs du jugement soulignent eux-mêmes que « l’État laïque » ne se décrète pas (Prantl 12-8-1995). Le christianisme est donc majoritair ement admis, voire revendiqué – comme réfé-rence normative à l’histoire occidentale et à certaines valeurs – dans la représen-tation que la société a d’elle-même. Néanmoins, cette référ ence n’est pas traitée de la même manièr e par les deux camps. Alors que les défenseurs du jugement de la Cour en font une logique cultu -relle d’où doit découler une cer taine conception éthique et le r espect de la foi individuelle des non-chrétiens, leurs adversair es la communautarisent. Privée de son identité chrétienne, la société serait « sans visage » et souffrirait du « vide tra-gique du déracinement historique » (Reumann 11-8-1995). Même le chancelier Kohl prend, en ce sens, position contr e la décision de la Cour : « Le Chancelier voit “les valeurs de la cultur e occidentale” en danger. L’orga-nisation de la société libérale serait, selon lui, essentiellement constr uite à partir des principes chrétiens : “Nous ne voulons pas renoncer à ce fondement” » (Augstein 1995).
11. Le terme « humanisme bour geois » – Wohlstandshumanismus , littéralement humanisme de l’aisance matérielle – est un néologisme du journaliste visant à ridiculiser un humanisme fondé sur un protestantisme de riches citadins. 12 . Les Églises protestantes sont organisées en Landeskirchen , c’est-à-dire en unités régionales qui ne reflètent pas forcé-ment le découpage de la répar tition fédérale des Länder, mais sont tout de même liées à des identifications régionales. Dans le cas de l’Église catholique, les évêchés remplissent ce rôle et participent à la construction de l’identité régionale. 13. C’est évidemment occulter la collaboration des Églises luthériennes et catholique avec le régime nazi. Seule une mino-rité de chrétiens résistait au national-socialisme. 14. Ou presque tous. Des voix minoritaires – par exemple parmi les Verts – se sont élevées pour souhaiter une réforme radi-cale du Staatskirchenrecht .
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Le religieux joue donc un double rôle dans ce débat : il permet, d’une part, d’imaginer des communautés régionales homogènes qui subsument le pluralisme d’une société individualisée, et en cela devient un moyen de refuser l’hétérogénéité comme un caractère inhérent de l’espace public. D’autre part, il rend possible d’inscrire la République fédérale dans une continuité – l’histoire de l’Occident chrétien avec ses normes et valeurs – qui jette un pont par-dessus le gouffre du national-socialisme. En fondant aussi bien « la mentalité du terroir, fidèle à la croix » ( kreuzfidele Bodenständigkeit ) de la Bavière que « l’humanisme bourgeois » ( Wohlstandshumanismus ) de Hambourg (Reumann 16-8-1995) sur la culture chré-tienne occidentale, le citoyen allemand acquiert son identité collective. Le natio-nal se construit désormais à travers l’oscillation entre le régional et l’occidental. Cependant, le débat sur l’arrêt de la Cour témoigne du sentiment de crise concer-nant le rôle de ce religieux chrétien et occidental. En dépit du consensus anti-laïque, l’affirmation républicaine et fédérale qui s’est exprimée par le biais de l’approba-tion de l’arrêt, voire des louanges adressées à la Cour, atteste l’émergence d’un autre mode de légitimité de la société allemande : celui du pluralisme social. L’hétéro-généité croissante de la RFA fragilise en effet la délicate construction du national par combinaison du régional (homogène) et de l’occidental (chrétien), d’où la nécessité de trouver d’autres fondements de l’intégration nationale, comme celui d’une Constitution et de sa plus haute instance, la Cour constitutionnelle. Reste à savoir dans quelle mesure la construction en termes juridiques d’une identité post-nationale au sens de Haber mas peut remplacer la légitimité de l’homogène et pr o-poser un principe intégrateur capable de concur rencer la force affective dont jouit l’homogénéité culturelle. La situation actuelle, telle que l’a révélée la discussion passionnée sur les croix en 1995, relève davantage d’une fragilisation de cette représentation de la cultur e occidentale à l’allemande, opposée au « vide nor ma-tif » et au « non-chrétien », que d’une véritable rupture avec elle. L’insistance sur la cultur e chrétienne qui apparaît dans tous les commentair es marque plus une inquiétude qu’une af firmation de l’identité nationale. En 1973, la Cour constitutionnelle s’était déjà pr ononcée pour qu’on enlève une croix, cette fois dans une salle de tribunal. À l’époque, le jugement n’avait pas suscité les mêmes passions, parce que les politiques identitaires avaient d’autres symboles qu’une croix à proposer : la nécessité de s’inscrire dans « le monde de l’Ouest » opposé au bloc soviétique. L’existence de la RFA se justifiait par opposition au système de la RDA. Ayant absorbé l’Allemagne de l’Est dans son organisation institutionnelle, la République fédérale a perdu une source essentielle de sens pour ses institutions. Le débat de 1995 relève donc bien des incertitudes d’une « société post-communiste » 15 . L’islam et la religion juive n’ont pas été invoqués lors du débat. Le religieux « com-munautarisé », dans une forme musulmane ou juive, n’a pas sa place dans la concep-
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tion idéologique de l’espace public. Le judaïsme n’apparaît publiquement qu’à travers la mémoire de la Shoah, non comme religion du présent. L’islam – l’autre « Dieu sans croix » (Augstein 1995) – est perçu comme un problème d’un autre ordre, multiculturel, cette fois : il relève de la question des étrangers et de la tolé-rance à l’égard de l’Autre – laquelle s’exprime, elle aussi, en termes chrétiens.
Le foulard islamique : la tolérance de l’Occident chrétien à l’épreuve En 1998, une enseignante musulmane d’origine afghane, Fereshta Ludin, termine sa formation ( Referendarzeit ) dans un collège du Bade-Wurtemberg. Bien qu’elle remplisse toutes les conditions requises – la nationalité allemande, aucune activité terroriste ou assimilée dans son passé, une bonne note à l’examen d’État et une excel-lente appréciation du proviseur de l’établissement –, les autorités compétentes refusent son intégration dans le corps enseignant. La ministre de l’Éducation du Land, Annette Schavan (CDU), interprète le foular d qu’elle porte comme un signe de « différenciation culturelle » ( kulturelle Abgrenzung ). Le foulard se dis-tinguerait ainsi clair ement, selon le communiqué du gouver nement du Land (13 juillet 1998), de la croix et de la kippa, qui seraient des moyens d’expr ession religieuse individuelle. C’était pour tant la même ministre qui avait accepté en 1997 que cette jeune femme suive sa for mation d’enseignante dans une école publique du Land (FAZ 19-2-1997). Le chef du gouver nement du Bade-Wurtemberg, Erwin Teufel (CDU), pris à partie sur ce point, notamment par des députés d’extrême droite ( Republikaner ), au Parlement régional, avait alors répondu : « L’important n’est pas ce que les gens ont sur la tête mais ce qu’ils ont dans la tête » (FAZ 14-7-1998). La décision ministérielle du Land r eçoit des milieux politiques un lar ge soutien qui fait apparaître des coalitions étonnantes : les ministres de l’Éducation sociaux-démocrates des Länder de Basse-Saxe et de Hesse et le président du SPD du Bade-Wurtemberg se prononcent en sa faveur (FAZ 11-7-1998). Les députés Verts au Parlement du Land la saluent également, et les députés d’extrême dr oite se décla-rent satisfaits de la fermeté de la ministre (FAZ 14-7-1998). Seuls les libéraux du FDP ne s’associent pas à ce front du refus. Cette quasi-unanimité contraste cependant avec la variété des opinions expri-mées dans les médias. Les journaux de toutes tendances publient des articles nuan-cés qui souvent soutiennent l’enseignante. Barbara John, « chargée des étrangers »
15. « L’existence d’un communisme “réel” matérialisé par l’Union soviétique et son Empire permettait d’organiser l’espace contemporain, de s’y r epérer. Elle organisait aussi un rapport au temps, puisqu’elle assignait à celui-ci une logique [...]. Dès lors, [...] toutes les sociétés contemporaines sont des sociétés post-communistes, au sens où toutes sont confrontées à un pro-cessus de redéfinition de leur rapport au temps et à l’espace » (Michel 1999 : 80).
88 Critique internationale n°7 - avril 2000
( Ausländerbeauftragte ) du Land de Berlin, pourtant également membre de la CDU, remarque par exemple que « si Madame Ludin avait été un homme, elle aurait obtenu un poste stable sans problème » ( Spiegel 1998). Cette distribution des points de vue est donc tout à fait différente de l’opposi-tion plus classique des deux camps lors du débat sur les croix. Pourtant, la contro-verse, qui dépasse largement le cadre du Bade-Wurtemberg, s’inscrit clairement dans le prolongement de celle qu’avait suscitée la décision de la Cour constitu-tionnelle, tout en déplaçant le débat sur un terrain différent, celui d’une autre tra-dition religieuse. C’est l’islam – la religion des « autres », des « étrangers » – et sa représentation dans l’espace public qui sont cette fois au cœur d’un débat révé-lant les difficultés de la société à gérer son hétérogénéité culturelle et sociale. Dans les arguments échangés, deux enjeux sont récurrents : d’une part, une notion ambiguë de la tolérance et, d’autre part, le rapport du politique au religieux.
Les difficultés de la tolérance Dans son explication du r efus d’intégrer dans la fonction publique l’enseignante portant le foulard, la ministre de l’Éducation fait valoir le statut symbolique de tout enseignant, qui « incar ne le système de valeurs inscrit dans la Loi fondamentale, lequel accorde un rôle primordial à la tolérance mutuelle. Toute ambiguïté – sur-tout dans le contexte des dr oits fondamentaux des autr es – doit être évitée » (Schavan 1998). Autrement dit, c’est au nom de la tolérance que cette personne est exclue de la fonction publique. L’enseignante doit respecter la Constitution et donc enlever son foulard, afin de transmettre correctement à ses élèves les principes fondateurs de la République. La tolérance ne peut êtr e enseignée que par une tête sans foular d, pour que la neutralité de l’État soit garantie face aux expr essions religieuses indi-viduelles. La Constitution du Bade-W urtemberg précise pourtant (article 16) : 16 « Dans les écoles publiques chrétiennes [ christliche Gemeinschaftsschulen ] , les enfants sont éduqués sur la base des valeurs chrétiennes et occidentales ». On peut, en outre, lire dans un article du Spiegel (1998) que le proviseur de l’école où l’enseignante au foulard a effectué sa formation avait accroché dans son bureau « un grand crucifix ». Compte tenu de cet arrière-plan juridique et pratique, l’invocation de la neutralité de l’État – inscrite dans la Loi fondamentale – et de la tolérance n’est pas sans équivoque puisqu’elle repose sur un principe que l’ins-titution scolaire elle-même n’applique pas. Cette ambiguïté amène de nombreux acteurs de la société civile à critiquer la position du gouvernement du Bade-Wurtemberg. Pour eux – journalistes de tous bords, intellectuels et certains hommes politiques minoritaires –, ce qui pose problème n’est pas que l’on asso-cie tolérance et christianisme, mais que l’on fasse de ce dernier une condition de la fiabilité des fonctionnaires de l’éducation publique. C’est pourquoi les défen-
La croix, le foulard et l’identité allemande — 89
seurs de l’enseignante au foulard emploient le terme connoté Berufsverbot (inter-diction professionnelle) qui établit une analogie entre le refus de lui donner un poste et les expulsions de communistes de la fonction publique dans les années soixante et soixante-dix. La logique culturelle et religieuse dans l’espace public allemand, rarement mise en question dans cette discussion, interdit, selon cette opinion, de telles pratiques et justifie, au contraire, la tolérance de la religion de l’autre 17 : « Des États confessionnels qui sont certains de détenir la vérité ont pu tolérer des dissidents. La démocratie, qui ne se réclame pas de Dieu, est moins sûre d’elle-même. Elle demande en permanence à ses citoyens, et en particulier à ses fonc-tionnaires, une profession de fidélité » (FAZ 15-7-1998). L’opposition entre le monde des élus politiques (toutes tendances confondues à l’exception des libéraux du FDP) et la société civile qui s’est fait jour en cette occa-sion révèle la diversification des interprétations de la référence au christianisme comme norme organisatrice de l’action publique (ici dans le domaine de l’éduca-tion). Le pluriel qui régit la vie sociale est r evendiqué comme légitime à travers les commentaires favorables à l’enseignante, tandis que les élus politiques et les membres du gouvernement du Land soutenus par cer tains collègues d’autr es Länder tentent d’imposer la stabilité de la référ ence chrétienne comme seule norme culturelle assurant la mise en pratique des principes constitutionnels. La séparation du trône et de l’autel L’ambiguïté de la notion de tolérance r essort bien du deuxième argument avancé par le gouvernement du Bade-Wurtemberg. La ministre de l’Éducation avance en effet une définition théologique du foular d afin de pouvoir le distinguer des signes d’expression religieuse individuelle comme la cr oix et la kippa. Selon elle, le por t du voile n’est pas obligatoir e pour une femme musulmane et constitue donc moins un signe religieux qu’« un signe de dif férenciation culturelle ». « C’est d’ailleurs pourquoi la plupart des femmes musulmanes dans le monde ne por tent pas de foulard » (Schavan 1998). Ce qui fait ici problème, si on laisse de côté l’analyse un peu étrange du foulard, c’est le fait même qu’un politique s’arroge le droit d’inter-préter en termes théologiques un emblème religieux, comme l’ont relevé plu-sieurs commentateurs.
16. Le terme « école publique chrétienne » concerne bien l’ensemble des établissements scolaires publics. En d’autres termes, en Bade-Wurtemberg, toute école publique est une école chrétienne. 17. Il faut d’ailleurs remarquer que le cas n’est pas isolé. Dans d’autres Länder, le problème s’est également posé, mais n’a pas provoqué de débats publics. Le journal SZ (23-7-1998) note que les foulards sont tolérés pour les enseignantes à Hambourg, que la Rhénanie du Nord-Westphalie décide au cas par cas et que « même la Bavière ne toucherait pas à ce signe de religiosité ».
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