Les beaux restes du capitalisme d’État à la française - article ; n°1 ; vol.8, pg 163-176
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Critique internationale - Année 2000 - Volume 8 - Numéro 1 - Pages 163-176
A partir de 1983, la France a si radicalement transformé son économie qu'on peut se demander si ce pays, naguère archétype du capitalisme d'Etat, correspond encore en quelque façon à ce modèle. Toutefois, la France n'est nullement devenue un système de capitalisme de marché ; elle a bien évolué dans ce sens, mais l'Etat y conserve un rôle beaucoup plus important que dans les systèmes de capitalisme de marché (comme la Grande-Bretagne) ou dans les systèmes de capitalisme coordonné (comme l'Allemagne). Bien que l'Etat ait largement renoncé à faire le marché, il ambitionne toujours de le façonner, aussi bien dans les relations d'affaires que dans les relations industrielles. Il a même parfois cherché à le remodeler dans une optique de capitalisme coordonné, ajoutant ainsi aux difficultés de classification. Mais le capitalisme d'Etat français a encore de beaux restes.
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Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2000
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Langue Français

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Les beaux restes du capitalisme d’État à la française
par Vivien A. Schmidt
d eux variétés de capitalisme tendent aujour d’hui à mono-poliser l’attention des cher cheurs : le capitalisme de marché, incarné par les États-Unis et la Grande-Bretagne, où l’État libéral laisse les acteurs économiques opé -rer de manière autonome ; et le capitalisme « coordonné », que l’on trouve en Allemagne ainsi qu’en Autriche, aux Pays-Bas ou en Suède, où l’État « facilitateur » encourage les acteurs économiques à coopér er et à coordonner leurs activités 1 . La France, lorsqu’elle figure dans ces analyses, est placée soit quelque part entre les deux 2 , soit dans une sous-catégorie du capitalisme « coordonné » caractérisée par un État plus actif et une coopération moindre des acteurs économiques 3 . Elle était
1. Peter A. Hall, « Introduction », dans Peter A. Hall et David Soskice (eds.), Varieties of Capitalism : The Institutional Foun-dations of Comparative Advantage (à paraître) ; David Soskice, « The institutional infrastr ucture for international competi-tiveness : A comparative analysis of the UK and Germany », dans A.B. Atkinson et R. Brunetta, The Economies of the New Europe , Londres, Macmillan, 1991. 2. Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme , Paris, Le Seuil, 1991. 3. Martin Rhodes et Bastiaan van Apeldoorn, « Capitalism versus capitalism in Western Europe », dans Martin Rhodes, Paul Heywood et Vincent Wright (eds.), Developments in West European Politics , Basingstoke, Macmillan, 1997. …/…
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certes considérée, naguère encore, comme la représentante d’un troisième modèle, le capitalisme d’État, dans lequel l’État organise la coopération entre les acteurs économiques et oriente directement leurs activités 4 . Mais depuis que, dans les années quatre-vingt, tous les pays se sont adaptés aux pressions de la mondialisation (les pays européens subissant, en plus, celles de l’intégration européenne), les ana-lystes considèrent en général que le capitalisme d’État s’est éteint et qu’il ne reste plus que les deux autres – le premier dans une phase ascendante, le second en perte de vitesse. Pourtant, même si la France change 5 , il reste difficile de la classer soit avec la Grande-Bretagne, devenue en vingt ans une sorte d’idéal-type du capi-talisme de marché, soit avec l’Allemagne qui, jusque tout récemment, a maintenu presque intact son capitalisme coordonné 6 .
La fin du modèle de l’après-guerre Le capitalisme d’État français de l’après-guer re s’était avant tout attaché à pr o-mouvoir une croissance rapide par la moder nisation et l’expansion des entr eprises. Au niveau macro-économique, l’État activait la cr oissance par la pratique de l’infla -tion et de fréquentes dévaluations, à la dif férence tant de l’Allemagne, avec sa poli -tique de stabilité économique et de lutte à tout prix contr e l’inflation, que de la Grande-Bretagne, dont la priorité absolue était le maintien d’une livr e sterling forte comme monnaie de réser ve. Au niveau micro-économique, l’État était inter -ventionniste, contrairement aux approches britannique (où l’État ne se mêlait pas des affaires des entreprises, se contentant autant que possible de définir des règles – dont l’application était confiée à des or ganismes indépendants – et d’arbitrer les conflits 7 ) ou allemande (où l’État s’ef forçait de faciliter la tâche aux acteurs écono -miques tout en leur laissant gér er collectivement les règles 8 ). En France, planifica-tion et politique industrielle étaient alors les outils favoris d’un État dirigiste qui ne faisait pas confiance aux entr eprises pour se moderniser de leur propre chef. Ce fai-sant, il offrait à la fois un peu de cette coor dination que les firmes allemandes assu-raient par elles-mêmes et un peu du pilotage et du financement que les banques alle -mandes fournissaient à l’industrie. Dans les rapports employeurs-salariés, enfin, les négociations salariales organisées par l’État étaient supposées résoudre le pro-blème de relations trop conflictuelles pour déboucher sur des accords satisfaisants. Si cette méthode était plus efficace que le simple volontariat anglais d’avant 1979, elle l’était beaucoup moins que la concertation allemande, où les salaires étaient géné-ralement plus conformes à ce que l’industrie pouvait et voulait payer. La crise frappa le capitalisme d’État français au milieu des années soixante-dix. Elle était le résultat de l’incapacité croissante des gouvernements à prendre en compte l’évolution du contexte économique international, et d’une série d’échecs : la planification s’était fondée sur des prévisions erronées, les politiques indus-
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trielles s’appuyaient sur des investissements inadéquats, et bien des fleurons de l’éco-nomie nationale n’étaient plus que des canards boiteux 9 . De nombreuses firmes étaient en déficit et hors d’état de résister à des rachats. Les relations du travail étaient très conflictuelles, les grèves se multipliaient. Élu en 1981, Mitterrand voulut résoudre ces problèmes par une intervention plus massive encore de l’État : dans le domaine macro-économique, avec une politique expansionniste dont il espérait une relance ; dans le domaine micro-économique, avec la nationalisation, la restructuration industrielle et la reconquête du marché intérieur ; et, dans la sphère socio-économique, avec l’accroissement des presta-tions sociales, une semaine de congés payés supplémentaire, la réduction de la semaine de travail de 40 à 39 heures sans réduction de salaire, etc. La reprise n’ayant pas eu lieu, ce fut le désastre 10 . Confronté à une inflation à deux chiffres, à la fuite des capitaux, à un endettement croissant, à des sociétés désormais natio-nalisées mais toujours déficitaires et au risque d’avoir à sortir du Système moné-taire européen, Mitterrand prit en 1983 un virage à cent quatr e-vingt degrés.
Les changements de politique économique et leurs résultats C’était le commencement de la fin pour le capitalisme d’État français tel qu’il s’était constitué au lendemain de la guer re. Pratiquement du jour au lendemain, l’approche macro-économique traditionnelle fut abandonnée en faveur du « modèle allemand », avec un programme d’austérité et une priorité, le franc for t. Ce tournant macro-économique entraîna des changements micr o-économiques
Les deux exceptions sont Robert Boyer, qui identifie quatre modèles distincts de capitalisme, l’un d’eux étant le modèle « éta-tique » français et italien (R. Boyer, « L’étatisme français », dans Colin Crouch et Wolfgang Streeck, Les capitalismes en Europe , Paris, La Découverte, 1996) ; et David Coates, qui distingue les mêmes modèles que moi dans « Models of capitalism in the New World Order : The UK case », Political Studies 47, 1999, pp. 643-660. 4. Peter Katzenstein (ed.), Between Power and Plenty : Foreign Policies of Advanced Industrialized States , Madison, University of Wisconsin Press, 1978 ; Andrew Shonfield, Modern Capitalism : The Changing Balance of Public and Private Power , Oxford University Press, 1965. 5. Voir Vivien A. Schmidt, « La France entre l’Europe et le monde : le cas des politiques économiques nationales », Revue française de science politique 4(1), février 1999, pp. 49-78. 6. Pour plus de détails, voir : Vivien A. Schmidt, « Still three models of capitalism ? The dynamics of economic adjustment in Britain, Germany and France », dans Roland Czada et Susanne Lütz (eds.), Die politische Konstitution von Märkten , Opla-den, Westdeutscher Verlag, 2000 (à paraître). 7. Sur la Grande-Bretagne, voir Wyn Grant, « Great Britain : The spectator state », dans Jack Hayward (ed.), Industrial Enter-prise and European Integration : From National to International Champions in Western Europe , Oxford, Oxford University Press, 1995. 8. Sur l’Allemagne, voir Wolfgang Streeck, « Le capitalisme allemand », dans Colin Crouch et Wolfgang Streeck (eds.), Les capitalismes en Europe , Paris, La Découverte, 1996. 9. Voir Schmidt, From State to Market ? The Transformation of French Business and Goverment , Cambridge University Press, 1996, chapitre 3 ; Élie Cohen et Michel Bauer, Les grandes manœuvres industrielles , Paris, Belfond, 1985 ; et Peter Hall, Governing the Economy : The Politics of State Intervention in Britain and France , Oxford University Press, 1986. 10. Voir par exemple Élie Cohen, L’État brancardier. Politiques du déclin industriel 1974-1984 , Paris, Calmann-Lévy, 1989.
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considérables, car ni le Plan, ni les politiques industrielles nationales, ni les « grands projets » ne pouvaient plus fonctionner dans une économie plus ouverte où le gouvernement n’avait plus les moyens (du fait de l’austérité budgétaire), la liberté (du fait de la politique européenne de la concurrence et des accords du GATT) ni la volonté (du fait du changement de l’opinion tant dans les élites que dans la population) d’intervenir comme il l’avait fait jusque-là. Il s’ensuivit nécessaire-ment libéralisation des marchés financiers, déréglementation, et privatisations. Les résultats positifs furent manifestes dès le début des années quatre-vingt-dix. Les entreprises françaises, « dégraissées », modernisées et rationalisées, avaient accru leurs investissements en recherche-développement, gagné en productivité et fait assez de profit pour financer d’ambitieux programmes de fusions et d’acquisitions à l’échelle internationale. Moins exportatrices, moins compétitives et généralement plus petites, au départ, que leurs homologues britanniques traditionnellement très internationalisées, et que les allemandes, depuis longtemps orientées vers l’expor-tation et hautement compétitives, les entr eprises françaises purent dès lors rivali-ser avec les unes et les autr es tant en taille qu’en champ d’activité et en investis -sements directs étrangers. Les investissements dir ects français à l’étranger représentaient, en 1970-72, 3,4 % du total des investissements dir ects contre 8,8 % pour les allemands et 12,1 % pour les britanniques ; en 1978-80, ils n’en étaient encore qu’à 5,1 %, contre 9,0 % et 14,6 % respectivement ; en 1988-90, la France était passée devant l’Allemagne, 11,5 % contre 9,9 %, au second rang européen derrière la Grande-Bretagne (15,1 %) 11 . Les sociétés françaises acqui -rent des compagnies dans le monde entier , mais surtout aux États-Unis (achat d’Uniroyal-Goodyear par Michelin, de RCA/GE par Thomson, d’American National Can par Péchiney, de Zenith par Bull, d’Equitable Life par Axa) et en Allemagne (achat d’Adidas par le gr oupe Tapie, de Krups par Moulinex, de la raf -finerie de pétrole est-allemande Leuna et du monopole de ses stations ser vice par Elf). Certes, la croissance économique se ralentit avec la récession du début des années quatre-vingt-dix, refroidissant quelque peu la fièvre des acquisitions, mais l’épargne resta relativement stable tandis que l’investissement demeurait supé-rieur à celui des autres pays (même si l’endettement des entreprises avait gonflé du fait des fusions et acquisitions). L’investissement direct étranger reprit dans les deux sens à partir de 1995, en même temps que l’activité de fusion et d’acquisition (Hoechst avec Rhône-Poulenc, Aerospatiale-Matra avec Dasa). Même les nationalisations se sont révélées, rétrospectivement, salutaires. Non seulement elles ont sauvé les entreprises françaises, au début des années quatre-vingt, de l’acquisition par des repreneurs étrangers, mais leur restructuration autour de leur activité centrale leur a assuré un accroissement considérable en dimension, tandis que leur recapitalisation par l’État a facilité leur retour à la compétitivité et à la solvabilité 12 . Les privatisations – tant les grandes, opérées
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par la droite de 1986 à 1988 et de 1993 à 1997, que celles, le plus souvent partielles, effectuées par la gauche entre 1988 et 1993 et après 1997 – allèrent dans le même sens, donnant aux entreprises plus de liberté pour nouer des alliances stratégiques et des joint ventures et pour rechercher, sur les marchés financiers, des capitaux frais.
Transformations structurelles du monde économique et de ses relations avec l’État En France comme en Grande-Bretagne, les réformes favorisant l’économie de marché, telles que la restructuration des relations interentreprises par la libérali-sation des marchés financiers, la déréglementation et la privatisation des grandes entreprises nationalisées, eurent pour résultat un changement profond de la struc-ture de l’économie et de ses rapports avec l’État. Mais les entreprises françaises n’en ont pas ressenti les effets de manière aussi brutale qu’en Grande-Bretagne, surtout parce que c’est l’État qui y a conduit le changement et qu’il en a, en même temps, amorti le choc. L’implication active de l’État français dans le pr ocessus de réforme et son rôle dans la restructuration (qui contraste for tement avec l’attitude absten -tionniste de l’État britannique) ont per mis aux entreprises françaises de renforcer leur compétitivité, tandis que les britanniques ont bien souvent été rachetées par des concurrents étrangers. D’ailleurs, les réfor mes françaises n’ont pas été aussi uni -formément dans le sens du capitalisme de mar ché qu’on aurait pu le cr oire. Si elles n’ont pas conduit à des r elations interentreprises entièrement dictées par le marché, à l’anglaise, c’est en par tie parce qu’elles introduisaient des éléments de capitalisme à l’allemande. La libéralisation des marchés financiers, lancée au début des années quatr e-vingt sous la gauche mais surtout poussée par le « little bang » de 1986, a fourni une nou-velle source de financement aux entr eprises, donc réduit leur dépendance vis-à-vis de l’État. Cet effet fut encore accentué par l’internationalisation croissante de l’éco-nomie. Mais ce sont surtout les privatisations qui allaient émanciper les anciennes firmes nationalisées de la tutelle de l’État et conduire à leur interdépendance, en même temps qu’elles donnaient un élan extraordinaire à la Bourse française. Les privatisations ne furent pas conduites en France selon la pure logique de mar-ché qui avait présidé à celles de la Grande-Bretagne (enchères ouvertes) : elles furent contrôlées et régulées par l’État qui chercha, en cédant des parts à des « noyaux durs » de propriétaires triés sur le volet, à donner aux firmes privatisées une direc-tion stable et à les protéger d’acquisitions hostiles, notamment étrangères. Autrement
11. Voir Paul Bairoch, « Globalization myths and r ealities », dans Robert Boyer et Daniel Drache (eds.), States against Markets. The Limits of Globalization , Londres, Routledge, 1996, p. 183. 12. Michel Durupty, Les privatisations , Paris, La Documentation française, 1988.
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dit, l’État ne se contenta pas de « fabriquer du marché » en vendant les entreprises dont il était propriétaire, mais chercha aussi à imprimer sa marque au marché. En sélectionnant un noyau dur d’investisseurs qui était, pour la première fois, consti-tué de banques et de compagnies d’assurance autant que d’entreprises d’autres secteurs, l’État choisit de transformer le capitalisme français dans le sens du modèle allemand, pour éviter le « capitalisme financier » à l’anglo-saxonne jugé nuisible à la stabilité des entreprises et à la régularité de la croissance. Toutefois, les établissements financiers français n’avaient absolument pas la dimension de leurs homologues allemands, non plus que leur solidité ou leur expé-rience. Par ailleurs, les entreprises industrielles françaises trouvaient l’essentiel de leur capital sur les marchés financiers plutôt que par l’emprunt bancaire. Aussi les établissements financiers français allaient-ils devenir, au mieux, des junior partners des entreprises industrielles, intéressés aux risques et aux succès de ces der-nières mais ne fournissant pas le leadership ou la stabilité à long terme que les banques allemandes offrent traditionnellement aux entr eprises par le biais du « capital patient » (il est vrai que, de nos jours, les plus grandes banques allemandes se sont considérablement éloignées de ce schéma, tandis que les plus grandes fir mes indus-trielles ont de plus en plus r ecours à l’auto-investissement et aux mar chés finan-ciers). Si les entreprises françaises sont ef fectivement plus indépendantes de l’État et plus interdépendantes que par le passé – du fait qu’elles s’orientent par obser -vations mutuelles et qu’elles dépendent plus des mar chés financiers que de l’État pour leur financement –, leur interdépendance n’est donc pas tout à fait la même que celle des allemandes. Il ne s’agit pas pour autant d’un capitalisme de mar ché, en dépit de la libérali -sation de la Bourse et quoi qu’en disent cer tains commentateurs français 13 . Ce n’est pas seulement à cause du plus faible niveau de capitalisation boursièr e (38 % du PIB en 1996, contre 142 % en Grande-Bretagne ; 92,2 % en 1999 contre 197,8 % en Grande-Bretagne), mais aussi de la str ucture de la propriété. En général, la pro-portion des actions vendues libr ement sur le marché est bien inférieure dans les firmes françaises, à cause du système des noyaux durs. Ajoutée à un taux généra-lement élevé d’auto-investissement et souvent au maintien d’une golden share de l’État, cette situation leur assure une plus grande protection contre les acquisitions hostiles et les révoltes d’actionnaires. Toutefois cette structure est en train d’évoluer. Les investisseurs des noyaux durs se soucient de plus en plus des résultats, ils vendent leurs parts sur le marché, elles sont souvent acquises par des investisseurs institutionnels étrangers (en 1998, on estimait que 44 % des actions françaises étaient détenues par des fonds de pen-sion américains et britanniques). Aussi les sociétés sont-elles désormais plus vul-nérables aux fluctuations de la valeur de leurs actions et aux pressions demandant plus de profit et plus de transparence, comme Alcatel en fit la rude expérience en
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1998, avec une chute libre de 38 % de son action par suite d’un désinvestissement brutal des fonds de pension américains en réaction à l’annonce de profits moins élevés que prévu. Si les sociétés françaises restent moins exposées aux offres hos-tiles que les britanniques, la direction de l’entreprise, une fois qu’une telle offre est lancée, ne peut plus compter sur la loyauté des actionnaires du noyau dur, qui vendront au plus offrant. Ce fut le cas de la BNP lorsqu’elle fit son offre d’achat de la Société générale et Paribas, à un moment où ces dernières étaient elles-mêmes en train de négocier une acquisition amicale. Il est vrai que, s’il s’agit de banques, elles peuvent encore compter sur l’État : dans cet exemple, la Banque de France est intervenue pour permettre à la Société générale de rester libre, la BNP n’ayant pas acquis la majorité des parts, au grand regret du ministère des Finances qui souhaitait l’émergence d’une très grande banque française. En matière de corporate governance , les mesures prises par les entreprises fran-çaises n’ont pas été jusqu’ici très significatives : la transparence reste minimale, il n’y a pas d’obligation de rendre compte de la rémunération des dirigeants, bien peu de sociétés aspirent à établir des normes claires de comptabilité (bien que cer -taines des plus grosses et des plus internationalisées, comme Elf, aient adopté les normes américaines FASB) ; les petits porteurs sont très mal protégés ; les membres des conseils d’administration sont davantage r ecrutés à l’intérieur qu’à l’extérieur ; et seuls les noyaux durs d’investisseurs ou les membr es des conseils d’administra -tion ont beaucoup de pouvoir, qu’ils exercent d’ailleurs rarement. Néanmoins, les dirigeants français des principales sociétés, lorsqu’ils s’expriment publiquement, insistent sur l’importance de la « logique du mar ché », de la valeur des parts, du résultat net, des profits, même si cela en r este souvent au stade du discours. Dans le cas des entreprises restées dans le secteur public, l’invocation de la logique du marché a une double utilité. Les dirigeants s’en ser vent pour attirer les investisseurs, mais aussi pour se pr otéger de l’immixtion de l’État. En juin 1997, au moment où les socialistes, qui s’étaient engagés à stopper la privatisation par -tielle de France Télécom, ar rivaient au pouvoir, le PDG de la société, Michel Bon, expliquait que, plutôt que de parler de privatisation, mieux valait dir e qu’on vendait des parts sur le marché parce que la société ne pouvait opérer que selon la « logique du marché » 14 . Lorsque Louis Schweitzer, PDG de Renault, fut cri-tiqué pour la fermeture de l’usine de Vilvoorde, il répondit au gouvernement que celui-ci pouvait certes le démettre de ses fonctions à cause de cette décision mais que pour autant il ne pouvait pas aller contre la volonté du conseil d’adminis-5 tration, qui l’avait votée 1 .
13. Voir par exemple André Orléan, Le pouvoir de la finance , Paris, Odile Jacob, 1999. 14. Entretien, Paris, juin 1997. 15. Entretien, Paris, juin 1997.
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Si la structure des relations entre sociétés n’est plus celle du modèle tradition-nel du capitalisme d’État, si elle n’est pas non plus celle du capitalisme coordonné ni celle du capitalisme de marché, comment la définir ? En fait, si l’État ne dirige plus, beaucoup des traits principaux du capitalisme d’État sont toujours là. C’est frappant en matière de circulation des élites. Le retrait de l’État induit par les pri-vatisations a conduit à une colonisation encore plus poussée du monde écono-mique par les hauts fonctionnaires, sous forme d’une extension de l’ancien schéma de domination des milieux économiques par l’élite fusionnelle politico-indus-trialo-financière dont la cohésion est assurée par les liens familiaux, la fréquentation des mêmes écoles et le « pantouflage » (passage des postes les plus élevés de l’admi-nistration ou de la politique à ceux de l’économie privée ou publique) 16 . Si ce mode de recrutement de l’élite ne va pas sans risques, il permet une coor-dination entre firmes, un partage de l’information et une coopération sur des stra-tégies d’entreprise plus satisfaisants que ceux que l’on rencontre dans des pays de capitalisme de marché comme la Grande-Br etagne, même s’il ne remplace pas les réseaux serrés caractéristiques du modèle allemand. La communauté de for mation et de carrière, ainsi que le système de par ticipations croisées qui autorise une consultation aux niveaux les plus élevés et même une coor dination sur les straté-gies d’entreprise, donnent au réseau des élites françaises un avantage sur les fir mes britanniques, plus individualistes et activement rivales 17 . Mais ce système suscite certainement des difficultés psychologiques du fait du « plafond de ver re » qui empêche les cadres non issus des grandes écoles de se hisser au sommet, et n’est peut-être pas le plus adapté à la gestion de multinationales françaises opérant dans un environnement international. Du moins le caractèr e très sélectif du recrutement des élites organisé par l’État dans le cadr e des grands concours, et fondé sur des critères comme les prouesses intellectuelles et l’intégrité personnelle, pr otège tant bien que mal de la médiocrité et de la cor ruption qui risqueraient d’accompagner des relations aussi symbiotiques. Mais il n’empêche pas tous les abus : voir le grand désastre bancaire des années quatre-vingt-dix, celui du Crédit lyonnais, dû à une politique d’acquisition tr op gourmande et à des contrôles internes de gestion insuffisants. Voir aussi les scandales récents comme « l’affaire Elf », qui révèle toute une panoplie de trafics d’influence, sinon de corruption directe, et où se sont trou-vés impliqués, entre autres, le président du Conseil constitutionnel et ancien ministre des Affaires étrangères Roland Dumas, ainsi que l’ancien chancelier Kohl. La coordination au sommet s’accompagne au surplus d’une coordination entre entreprises grandes et petites. Ces relations présentent toujours des structures de soutien identiques à celles qui se sont établies précédemment (renforcées pour les entreprises nationalisées au début des années quatre-vingt), bien que le contenu de ce soutien ait grandement changé. Avec l’adoption de nouvelles procédures de production dans les années quatre-vingt, en particulier avec la collaboration sur la
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conception des modèles et les flux tendus, les plus grandes entreprises françaises ont modernisé leurs relations avec leurs fournisseurs, qui ont évolué vers le par-tenariat. Ainsi les grandes entreprises sont assurées de l’amélioration de la qualité des produits de leurs fournisseurs et de l’efficacité de leurs opérations, tandis que ces derniers ont un meilleur accès au financement (par leur appartenance au même réseau informel que la grande entreprise) et bénéficient d’une demande stable 18 . Voilà qui va au-delà des contrats très impersonnels à la britannique, mais pas aussi loin que les pratiques allemandes. L’État offre des mécanismes de coordination qui complètent l’intégration hori-zontale des élites et l’intégration verticale entre les firmes et leurs fournisseurs. Les entreprises participent toujours à l’exercice de la planification (qui n’est pourtant plus que l’ombre d’elle-même depuis le début des années quatre-vingt) parce qu’il s’agit d’un échange d’informations organisé par l’État, qui donne aux entreprises le sentiment d’être aidées dans leurs orientations, à défaut d’en espérer, comme jadis, des subventions. L’État fournit aussi un soutien aux PME qui ne sont pas dir ecte-ment liées à de grosses entreprises comme fournisseurs ou comme distributeurs, par le biais de différents organismes chargés de promouvoir la capacité de gestion, les qualifications ou même le financement, en par ticulier dans les secteurs de haute technologie (par exemple l’Anvar, Agence française de l’innovation). Qui plus est, au niveau de la direction des entreprises, le mouvement per manent des élites entre administration et secteur privé assur e une proximité très avantageuse par compa -raison avec le cas britannique (bien que ce der nier n’ignore pas tout à fait ce type de relations entre fonctionnaires, dirigeants politiques et milieux économiques, ne serait-ce que par le passage par les mêmes public schools ). Enfin, l’État n’a pas renoncé à tout interventionnisme, fût-il plus cir conscrit et plus orienté par le mar ché que naguère. Notamment, si c’en était fini dès 1988 de la politique industrielle traditionnelle, quelques secteurs r estent concernés, sous une forme d’ailleurs différente et tenant davantage compte du marché : il s’agit de certaines industries stratégiques (défense, haute technologie), des activités en déclin et des entreprises de monopole public épargnées par les restructurations radi-cales des années quatre-vingt. Dans les industries de défense, par exemple, l’État a continué à déployer des efforts (parfois futiles) pour influer sur l’avenir des entreprises européennes et par là sur la concurrence internationale (par exemple
16. Sur les changements actuels, voir Schmidt, From State to Market ? , chapitres 10 et 14. Sur le schéma traditionnel, voir Pierre Birnbaum, Charles Barucq, Michel Bellaiche, Alain Marie, La classe dirigeante , Paris, Presses universitaires de France, 1978 ; Michel Bauer et Bénédicte Ber tin-Mourot, Les 200 : comment devient-on un grand patr on ? , Paris, Le Seuil, 1987. 17. Pour une analyse plus approfondie de la coordination des entreprises françaises, voir Bob Hancké et David Soskice, « Coordination and restructuring in large French firms : The evolution of French industry in the 1980s », Wissenschafts-zentrum Berlin Discussion Paper, mars 1996 (issn 1011-9523). 18. Voir Hancké et Soskice, document cité.
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le difficile mariage Aerospatiale-Dassault, enfin conclu puis complété par la fusion avec Dasa). Dans le cas des entreprises en grande difficulté, l’État, placé sous la sur-veillance sourcilleuse de la Commission européenne qui s’empresse de relever tout ce qui ressemble à une distorsion de la concurrence, continue d’apporter une aide, y compris par des subventions, mais se montre beaucoup plus rigoureux que par le passé : l’aide est désormais accordée en une seule fois et sur la base d’un plan de restructuration, d’un échéancier pour le retour au profit, et d’un projet de privatisation (bien que certaines firmes, comme Bull, Air France, et le désastreux Crédit lyonnais, soient revenues à plusieurs reprises demander assistance). Enfin, dans tout le champ des entreprises encore nationalisées, en particulier les secteurs du service public (transports, télécommunications, électricité), l’État exerce tou-jours une influence considérable sur le marché – non seulement intérieur mais aussi européen – par le biais des négociations sur la déréglementation des télécommu-nications ou de l’électricité, à laquelle la France a obstinément résisté jusqu’au moment où elle s’est vue obligée de choisir entr e un compromis avec la Commission et une décision obligatoir e de la Cour de justice eur opéenne. Dans le secteur de l’électricité, par exemple, l’État français n’a cédé que lorsqu’il se fut assuré qu’EDF pourrait éviter d’être démembrée. Reste que, dans l’ensemble, la for me classique d’interventionnisme étatique n’est plus, même si le gouver nement donne parfois l’impression de l’avoir oublié. L’entreprise privée est aujourd’hui beaucoup plus en mesur e de se désintéresser d’un État qui n’a plus grand chose à lui of frir (l’entreprise publique, elle, a toujours af faire à lui, ne serait-ce que comme principal actionnair e), et de s’occuper plutôt de son réseau de relations et de ses concur rents intérieurs et internationaux. Même lors-qu’elle a encore affaire à l’État, la nature de la relation a bien souvent changé, en particulier dans les secteurs sujets à déréglementation. Comme en Grande-Bretagne et en Allemagne, la déréglementation a encor e relâ-ché les liens entre les milieux économiques et l’État en établissant des r elations plus distantes entre l’administration et l’entr eprise. En France, où les innombrables lois et règlements concernant l’activité économique étaient bien souvent tournés, la déré-glementation n’a pas seulement eu les résultats explicitement recherchés, c’est-à-dire la rationalisation des règles, la promotion de la concurrence, la transparence, mais aussi une conséquence plus inattendue : elle a remplacé une administration dont les hauts fonctionnaires décidaient à leur guise d’adapter la loi à telle ou telle situation individuelle par des organismes indépendants comme la Commission des opérations de bourse ou le Conseil supérieur de l’audiovisuel, qui l’appliquent purement et simplement, introduisant ainsi un nouveau modèle régulateur de mise en œuvre de la politique publique. Il en est ainsi, par exemple, non seulement dans les marchés financiers et la radio-télévision, mais aussi dans les télécommu-nications et l’électricité, entre autres. Les dirigeants de ces secteurs apprécient le
Les beaux restes du capitalisme d’État à la française — 173
changement lorsqu’il accroît la souplesse économique et leur indépendance vis-à-vis de l’État, mais bien sûr ont du mal à se passer des accommodements auxquels ils étaient habitués 19 .
Les relations du travail Toutes ces déréglementations ont été complétées par celle des relations employeurs-salariés. Mais là, même si l’État a abandonné une grande partie de ses anciennes prérogatives, il a aussi trouvé de nouveaux modes d’intervention qui rappellent le vieux capitalisme d’État. La réforme des relations du travail commencée dans les années quatre-vingt a complètement changé la donne pour les salariés. Le marché du travail est devenu beaucoup plus souple et les négociations salariales beaucoup plus dépendantes du marché. L’idéologie de la lutte de classe a pratiquement dis-paru et les relations entre direction et salariés sont généralement bonnes. Les grèves et autres actions ne se produisent plus que dans une par tie (certes straté-gique) du secteur public. Et le taux de syndicalisation est tombé à moins de 10 % (9 % au milieu des années quatr e-vingt-dix). Ces changements ont été amor cés avec des mesures qui visaient pourtant, au début des années quatr e-vingt, à renforcer la démocratie sur le lieu de travail, mais qui allaient af faiblir les syndicats incapables de s’en saisir 20 . L’érosion du pouvoir syndical est aussi la conséquence des priva -tisations et des mesur es destinées à promouvoir la flexibilité de l’emploi. Les années quatre-vingt-dix ont vu la fin de tout le système centralisé de négociation salariale imposé par l’État. Ces négociations ont été transférées au niveau de l’en -treprise, les salaires davantage modulés en fonction des per formances individuelles, et l’intéressement aux résultats de l’entr eprise accru par le moyen des stock options . La modernisation des ateliers, qui améliorait l’ambiance du lieu de travail, et la pr o-motion des ouvriers les plus qualifiés dans le cadr e des nouveaux procédés de pro-duction allaient rétrécir encor e la base sociale des syndicats, traditionnellement constituée de travailleurs peu qualifiés 21 . Paradoxalement, les réfor mes qui ont fait évoluer les relations du travail fran-çaises dans la direction du capitalisme de marché (lois Auroux et lois sur les entre-prises publiques du début des années quatre-vingt) avaient au contraire pour but, en établissant un dialogue direct entre salariés et employeurs, de favoriser une
19. Pour plus de détails, voir Vivien A. Schmidt, « National patterns of governance under siege : The impact of European integration », dans Beate Kohler-Koch et Rainer Eising (eds.), The Transformation of Governance in the European Union , Londres, Routledge, 1999. 20. Chris Howell, Regulating Labor : The State and Industrial Relations Reform in Postwar France , Princeton University Press, 1992. 21. Voir Hancké et Soskice, « Coordination and Restructuring » ; Bob Hancké, « Labor unions, business co-ordination and economic adjustment in Western Europe, 1980-1990 », Discussion paper WZB, août 1996.
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