Les États-Unis sans Wilson. L internationalisme américain après la guerre froide - article ; n°1 ; vol.3, pg 99-120
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Description

Critique internationale - Année 1999 - Volume 3 - Numéro 1 - Pages 99-120
22 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1999
Nombre de lectures 35
Langue Français

Extrait

D’ailleurs
Les États-Unis sans Wilson L’internationalisme américain après la guerre froide
par Justin Vaïsse
l e 18 juillet 1998, à Rome, une mauvaise fée s’est penchée sur le berceau de la Cour pénale, cette pièce manquante par mi les institutions inter -nationales. Les États-Unis ont en ef fet refusé d’y prendre part et lui ont prédit un sombre avenir, se rangeant dans le même camp qu’Israël, la Chine ou la Libye. Pour -tant, l’idée de CPI visait à fair e progresser le droit international dans la droite ligne de l’héritage wilsonien. Washington s’en est d’ailleurs fait le défenseur longtemps après la disparition du président Wilson, se plaçant ainsi à la pointe du combat pour la création des tribunaux de Nur emberg, de Tokyo, sur l’ex-Yougoslavie et sur le Rwanda. Au moment du vote de juillet 1998, seules des ONG américaines comme Human Rights Watch ou le Lawyers Committee for Human Rights ont porté le flambeau de cette tradition. L’Amérique a-t-elle définitivement renoncé à l’inter-nationalisme wilsonien ? Et, si oui, pourquoi ?
Le rendez-vous manqué de l’après-guer re froide Au jeu des analogies historiques, l’après-guerre froide apparaît comme une anomalie, tant l’internationalisme américain a rayonné au lendemain des deux guerres mon-diales. En 1917-1920, l’Amérique est sortie de son isolement pour rétablir la paix en Europe, et pour prix de son engagement a demandé que l’ordre mondial soit
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dorénavant fondé sur des principes démocratiques semblables à ceux des États-Unis, et non plus sur des principes westphaliens 1 . Mais l’isolationnisme a empêché Woodrow Wilson de mener à bien ce projet, et la SDN, rejetée par le Sénat en même temps que le traité de Versailles, a été réduite à l’impuissance faute (notamment) d’engagement des États-Unis. En 1945-47, le peuple américain semble prêt à appuyer une nouvelle expérience de ce type, l’Amérique est plus forte que jamais et plus encline à projeter les fondements de sa prospérité et de son ordre politique sur le monde 2 ; mais cette fois c’est la guerre froide qui vient handicaper les jeunes organisations internationales et contredire le rêve universaliste wilsonien – même si certaines de ces organisations, comme le GATT et les institutions de Bretton Woods, connaîtront de beaux jours. En 1989-1991 enfin, les conditions semblent réunies : l’Amérique sort victorieuse de la troisième guerre mondiale de ce siècle, retrouve une position d’unique superpuissance et n’est plus forcée de soutenir des régimes autoritaires. De surcroît, sa population est bien plus attentive au monde extérieur qu’auparavant. L’heure de Wilson est-elle venue ? Pour une large part, la réponse est non, même si l’on a pu dir e que « le fond de l’air est wilsonien » 3 . Il y a bien eu des initiatives en ce sens, mais qui en sont restées au stade du discours : paradoxalement, l’emploi d’une r hétorique « à la Wilson » a souligné l’absence d’une r elance réelle du projet wilsonien par les États-Unis. Ce fut d’abord le « nouvel ordre mondial » de George Bush, trop sélec-tif dans son application et tr op impérial pour pouvoir se réclamer d’un tel modèle. Ce fut aussi le souffle internationaliste libéral de la pr emière campagne de Bill Clinton, lorsqu’il évoqua, par exemple, son souhait de donner enfin vie aux articles 43 et suivants de la Char te des Nations unies prévoyant des accor ds spé-ciaux et un comité d’état-major pour une ar mée de maintien de la paix, ou lors -qu’il exposa sa politique d’engagement et de dif fusion ( enlargement ) de la démo-cratie. Mais ce programme, tout comme le drapeau des Nations unies, fut rapidement escamoté. Ce fut enfin la commémoration du Plan Marshall en 1997, qui fit r es-sortir l’absence de tout programme d’envergure pour dynamiser les économies ex-communistes et les intégr er fermement dans le monde des démocraties libérales. En termes de progrès des institutions et du droit, le bilan est maigre : l’ONU handicapée par un manque de moyens, confrontée à une hostilité têtue du Congrès et à l’éloignement de la Maison-Blanche, l’OMC contestée, le traité d’interdiction des mines antipersonnel et la Cour pénale internationale rejetés. Pour comprendre les échecs du wilsonisme, il faut décrire les autres figures de l’internationalisme qui s’y sont substituées dans les années quatre-vingt-dix.
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Figures de l’internationalisme américain d’aujourd’hui Le wilsonisme n’est en effet que l’une des figures possibles de l’internationalisme. Ses caractéristiques sont si mal définies 4 que chacun a pu s’en réclamer. Certains, comme Tony Smith, insistant sur l’aspect « croisade démocratiste » de la doctrine Reagan, estiment par exemple que son auteur a été « le plus wilsonien des prési-dents depuis Wilson » 5 . C’est une interprétation possible, mais qui méconnaît déli-bérément l’importance, chez Wilson, de la coopération institutionnalisée entre nations pour l’établissement d’une paix perpétuelle, le refus (au moins comme posi-tion a priori ) de la force et le choix du désarmement, enfin l’insistance sur le respect scrupuleux du droit. Il est indéniable que les nécessités de l’endiguement ont tou-jours constitué un obstacle de taille à l’avènement d’une « autre diplomatie » telle que la préconisait Wilson, et qu’une contradiction structurelle interne, entre res-pect du droit et de la souveraineté d’un côté, et protection ou diffusion active (voire musclée) de la démocratie de l’autr e, a toujours hanté le wilsonisme ; pour autant, il paraît abusif d’ériger Ronald Reagan en figur e emblématique du wilsonisme. Comment définir celui-ci, quatr e-vingts ans après le discours des Quator ze points ? On peut utilement distinguer les objectifs poursuivis des moyens mis en œuvre, et les moyens affichés des moyens réels. Le but ultime du wilsonisme est d’instaurer un ordre international pacifique qui ne r epose plus sur l’équilibre des forces, trop aléatoire, mais sur le règne du droit. Les autres objectifs sont l’ouverture des marchés et l’essor d’un commer ce bénéfique pour tous, donc la libr e circula-tion sur les mers et l’abaissement des bar rières douanières, ainsi que la promotion de la démocratie dans le monde, ce qui passe par le dr oit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le soutien appor té aux régimes démocratiques. W ilson, comme le montre Robert Tucker 6 , s’est vite rallié à ce qu’on nomme aujour d’hui la « paix
1. On peut du reste faire remonter cet effort traditionnel pour démocratiser le camp vaincu à des temps encore plus anciens, ceux de la guerre civile et de la guerre contre l’Espagne. Robert W. Tucker a même retrouvé des signes avant-coureurs du wilsonisme chez Jefferson, qui manifesta très tôt une aversion pour la guer re et une préférence pour les sanctions écono-miques (« The Triumph of Wilsonianism ? », The World Policy Journal , hiver 1993-1994). 2. À propos de cette projection, David Hendrickson (« In our own image », The National Interest n° 50, hiver 1997-98) a suggéré un intéressant rapprochement entre l’élaboration du fédéralisme américain (1776-1788) et la mise au point des ins-titutions internationales (1918-1947). 3. Charles Zorgbibe, Wilson. Un croisé à la Maison-Blanche , Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 9. 4. Pour une brève mise au point historique, voir David Fromkin, « What is Wilsonianism ? », The World Policy Journal , printemps 1994. 5. Voir le chapitre 10 de America’s Mission , Princeton University Press, 1994. Par exemple p. 269 : « Étant donné la cou-pure entre les wilsoniens et les rooseveltiens – autrement dit, entre les libéraux idéalistes et les libéraux réalistes – Reagan apparaît comme un descendant direct de Wilson, puisque l’avancement de la démocratie était à la fois un moyen et une fin dans sa politique étrangèr e, et ce à un point jamais atteint depuis l’époque de W ilson ». 6. Robert W. Tucker, op. cit. , p. 95.
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démocratique » 7 , une notion née du constat que les démocraties sont moins enclines à se faire la guerre que les autres régimes. Les moyens, pour parvenir à ces fins, sont d’abord la concertation internatio-nale, seule source de légitimité, par le biais d’une institution multilatérale (la SDN, l’ONU) ; la pratique d’une diplomatie « au grand jour » à l’opposé de la diplomatie occulte et de ses méthodes traditionnelles (accords secrets, espionnage...) ; les outils sont l’embargo économique, le recours en dernière instance (et à regret) à la force collective, mais aussi l’assistance technique ou humanitaire (dès 1917, Wilson envoie des missions en Russie pour amorcer un dialogue avec les bolcheviks) et le désarmement. En réalité, compte tenu de la contradiction interne du wilso-nisme, ces moyens affichés ont souvent été complétés par des moyens plus réalistes : Wilson n’a pas renié les interventions « impérialistes » en Amérique centrale et aux Philippines pourvu qu’il s’agisse d’apporter la paix et la démocratie, et lui-même est intervenu militairement en Haïti et au Mexique. Ce découplage éventuel entre les fins et les moyens fait dir e à Robert Tucker que la situation inter nationale favorable au wilsonisme de cette fin de siècle n’a guèr e été obtenue par les moyens wilsoniens classiques de l’or ganisation internationale et du droit 8 . La composante religieuse du wilsonisme est avérée : à travers la personnalité prophétique de Wilson (voir les interprétations psychanalytiques qu’en pr opose Freud 9 ), mais plus généralement par ce que le wilsonisme traduit une quête morale typiquement américaine, à fond pr otestant, et qui s’exprime dans d’autr es courants d’opinion en politique étrangèr e parce qu’elle correspond à une « force profonde ». Cette « destinée manifeste » 10 qui est celle des États-Unis a ser vi de fondement rhéto-rique à tous les présidents après W ilson - mais ceux-ci, à commencer par Franklin Roosevelt, ont généralement mieux réussi à la distinguer du monde réel et à appré -cier leur marge de manœuvre. La figure de Jimmy Carter se distingue pourtant de cette tendance d’ensemble, en raison de son insistance toute wilsonienne sur les dr oits de l’homme et la démocratie… et des apories de sa politique étrangèr e, en butte à des réalités internationales et internes contradictoires. Qui dit situation inter nationale favorable au wilsonisme ne dit pas politique wilsonienne des États-Unis, et c’est ce décalage qu’on voudrait éclairer en montrant que d’autres pratiques, d’autres figures de l’internationalisme se sont substituées au wilsonisme dans l’après-guerre froide. À l’alternative Theodore Roosevelt (l’Amé-rique comme grande puissance traditionnelle) / Woodrow Wilson (l’Amérique comme missionnaire d’un nouvel ordre mondial démocratique), qui reste par exemple la summa divisio pour Henry Kissinger 11 , on propose de substituer une typologie plus fine, mieux adaptée à notre temps. Trois axes permettent de répar-tir les courants de pensée américains en matière d’intérêt national et de politique étrangère, pour autant que l’on puisse fixer des positions d’ensemble sur des problèmes aussi différents que la sécurité, le droit international et le commerce 12 .
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1. De l’isolationnisme à l’internationalisme Le courant isolationniste, à une extrémité de ce premier axe, est peu représenté : l’opinion selon laquelle les États-Unis peuvent se retirer du monde est, même chez l’Américain moyen, largement dépassée. Néanmoins, l’idée d’une minimisation de la présence américaine est défendue par certains, notamment en matière mili-taire (David P. Calleo par exemple, ou Eric Nordlinger). Le Cato Institute pro-pose ainsi de substituer d’autres mécanismes à la fonction de gendarme du monde assumée par les États-Unis, comme des organisations de sécurité régionale, un système de sphères d’influence ou d’équilibre des puissances 13 . Presque tous les observateurs et les acteurs de la politique étrangère américaine se situent à l’autre pôle, celui de l’internationalisme. Internationalisme Isolationnisme 2. De la croisade démocratique au réalisme Une fois admise la nécessité de s’engager dans le monde, r este à définir le contenu de l’internationalisme, et sa forme. L’axe croisade démocratique (messianisme) / réalisme (pragmatisme) per met ainsi d’ordonner les positions selon le contenu que l’on veut donner à la politique étrangèr e. Certains prennent la mission universaliste américaine très au sérieux : la « destinée manifeste » des États-Unis est de pr oje-ter la démocratie, les droits de l’homme et la libre entreprise sur le monde. D’autr es au contraire considèrent l’Amérique simplement en ter mes de puissance et de realpolitik , et défendent une vision méfiante et comptable de l’intérêt national.
3. De l’unilatéralisme au multilatéralisme Ce dernier axe est formé à partir de la modalité qui convient à l’action extérieur e des États-Unis. Certains défendent l’action collective et les or ganisations inter-nationales pour gérer les interdépendances qui font le quotidien des r elations internationales actuelles ; ils estiment aussi (le plus souvent) que le « dialogue cri-tique » avec les États rétifs à l’or dre américain est la meilleure manière d’amener les changements démocratiques visés. D’autr es pensent que l’intérêt national des
7. Bruce M. Russett et al., Grasping the Democratic Peace : Principles for a Post-Cold War World , Princeton UP, 1993. 8. Robert W. Tucker, op. cit. , p. 93. 9. S. Freud et W. Bullitt, Le président Thomas Woodrow Wilson , Paris, Albin Michel, 1967. 10. Étudiée par Anders Stephanson dans son court Manifest Destiny. American Expansion and the Empire of Right , New York, Hill and Wang, 1995. 11. Henry Kissinger, Diplomatie , Paris, Fayard, 1996, chapitre 2. 12. Ces schémas s’inspir ent (très librement) de la présentation proposée par le politologue E. Wittkopf dans Faces of Inter-nationalism : Public Opinion and American Foreign Policy , Durham, Duke University Press, 1990 ; voir aussi son article « Faces of internationalism in a transitional environment », Journal of Conflict Resolution , vol. 38, n° 3, septembre 1994. 13. Voir par exemple Barbara Conr y, « U.S. global leadership. A euphemism for world policeman », Policy Analysis n° 267, 1997, également consultable sur Inter net www.cato.org/pubs/pas/pa-267.html
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États-Unis est d’agir seuls, pour avoir la liberté de leurs mouvements, et qu’une position dure est le langage qui convient pour influencer les autres acteurs inter-nationaux.Ces deux derniers axes se combinent pour former le schéma suivant : Croisade démocratique Messianisme 1 2 Multilatéralisme Unilatéralisme Engagement Containment 4 3 Pragmatisme Réalisme Le premier quadrant est celui du wilsonisme traditionnel : les États-Unis, en tant que « leader », doivent instaurer un ordre mondial démocratique où règne le droit. Cet ordre passe par la coopération avec les autr es pays et par les organisations internationales. Le second quadrant est celui de l’école hégémoniste : pour remplir leur mission et diffuser dans le monde les dr oits de l’homme et le libr e marché, les États-Unis n’ont pas besoin de s’encombr er d’alliés réticents et d’or ganisations internationales bureaucratiques, ils peuvent agir unilatéralement comme ils l’entendent. Cette position est souvent celle du Congrès, de plus en plus sensible à la r hétorique hostile aux organisations internationales, mais qui entend mettr e la puissance amé-ricaine au service de ses idéaux : d’où les lois de sanction, ou la subor dination de l’aide à des considérations politiques. La vieille gar de reaganienne, des penseurs comme Irving Kristol ou Robert Kagan 14 , les fondations conservatrices (Richardson, Olin, etc.), les sénateurs Jesse Helms ou Alfonse D’Amato et la majeur e partie des Républicains de la vague conser vatrice de 1994 appartiennent à ce courant, dont Pat Buchanan est la pointe extrême. Les troisième et quatrième quadrants sont ceux du pragmatisme, et leur fron-tière est souvent brouillée pour cette bonne raison que le réalisme appelle une posi-tion au cas par cas. Ainsi, en matière commerciale et financière, il est parfois utile de faire pression unilatéralement (avec les articles 301 et « super 301 » 15 ...), mais il est souvent plus avisé d’agir dans le cadre multilatéral pour plus de discrétion (FMI), répartir les frais, ou simplement avancer les intérêts américains. Ce selective engagement s’observe aussi en matière de sécurité : n’intervenir que lorsque les intérêts vitaux des États-Unis sont en jeu (au Koweït mais pas en Bosnie), et ména-ger les alliés tout en répartissant les frais et en obtenant une légitimation de l’ONU (Koweït), ou agir seul lorsqu’il le faut, y compris en l’absence de référence légale explicite (raids contre l’Irak en juin 1993 et septembre 1996, raids au Soudan et
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en Afghanistan en août 1998). L’accent est mis sur la préservation de l’intérêt national américain au sens étroit, en matière commerciale comme en matière de sécurité. Ce qui réunit les quadrants 3 et 4, c’est l’importance mineure de la « croi-sade américaine » 16 , et la conscience qu’un « profil bas » sied mieux à une super-puissance qui souhaite le demeurer. Révélateur est, à cet égard, le récent débat entre Robert Kagan et Charles William Maynes, qui souligne la divergence entre les deux positions 17 . On trouvera dans ces quadrants des penseurs comme Zbigniew Brzezinski ou Henry Kissinger, des fondations comme la Brookings Institution, et des sénateurs comme Richard Lugar (Républicain de l’Indiana) ou Sam Nunn (Démocrate de Géorgie). Ces trois axes aident par exemple à situer les positions concurrentes, aux États-Unis, vis-à-vis de la Chine et de l’OMC. Dans le premier cas, on peut ainsi dis-tinguer le discours wilsonien de Clinton en faveur d’un dialogue critique avec la Chine, de son admission à l’OMC, ainsi que du développement d’une sorte de par-tenariat (quadrant 1) de celle des Républicains du Congrès favorables à la manièr e forte pour amener la Chine à respecter les droits de l’homme, les libertés religieuses, notamment au Tibet (quadrant 2), de celle du Pentagone soucieux des questions de prolifération balistique et nucléair e, et favorable à un « cordon sanitaire » amé-ricain autour de la Chine (quadrant 3), de celle enfin du Conseil national de sécu -rité dirigé par Sandy Berger et du ministère du Commerce : intégrer la Chine pour la responsabiliser – participation au MTCR (Missile Technology Control Regime) par exemple – mais aussi pour lui fair e ouvrir son marché (quadrant 4). Du reste, les partisans wilsoniens du « dialogue critique » sont souvent des croisés… du déficit commercial américain, qui se disent tout aussi « missionnaires » que les Répu-blicains, mais plus éclairés : des relations économiques intensifiées, disent-ils, font plus pour la démocratie et les dr oits de l’homme qu’un boycottage. L’OMC est sou-tenue par les wilsonistes qui la considèr ent comme un instrument d’intégration supplémentaire des États du globe, et par les réalistes multilatéralistes qui calcu -lent les profits qu’elle engendre pour l’économie américaine en ter mes commer-ciaux et diplomatiques ( soft power 18 ), mais elle est tenue en grande suspicion par tous les unilatéralistes inquiets des effets de la globalisation sur l’emploi et l’environ-nement (quadrant 3) ou de l’atteinte à la souveraineté nationale (quadrant 2).
14. Irving Kristol, Robert Kagan, « A foreign policy for candidate Dole », Foreign Affairs , juillet-août 1996. 15. Expression courante pour désigner les dispositions de rétorsion unilatérales que constituent la section 301 du Trade Act de 1974 et l’article 1302 de la loi américaine sur le commerce du 23 août 1988, souvent appelé « super 301 » en raison de la notoriété de son grand frère qu’il renforce et accentue. 16. Voir Michael Mandelbaum, « Foreign policy as social work », Foreign Affairs , janvier-février 1996, et la réponse de Stanley Hoffmann, « In defense of Mother Teresa », Foreign Affairs , mars-avril 1996. 17. Ce débat (« U.S. dominance : is it good for the world ? ») fait la une du numéro de Foreign Policy de l’été 1998 : Robert Kagan, « The benevolent empire », et Charles William Maynes, « The perils of (and for) an imperial America ». 18. D’après le concept de Joe Nye dans Bound to Lead : The Changing Nature of American Power , New York, Basic Books, 1990.
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En dépit de leur utilité, ces trois axes offrent une grille d’analyse parfois trop schématique. Ainsi le deuxième quadrant, celui de l’unilatéralisme missionnaire, se rapproche parfois de l’isolationnisme dans son refus d’un internationalisme trop coopératif (voir par exemple les positions de l’Heritage Fondation). C’est souvent le dilemme du Congrès républicain : agir peu, n’agir que lorsque c’est réellement néces-saire, de peur de s’aliéner un électorat aux préoccupations essentiellement locales, et le faire seul pour montrer que l’Amérique ne brade ni sa souveraineté, ni ses prin-cipes, ni les dollars du contribuable au profit d’organisations internationales incapables. De même, paradoxalement, le multilatéralisme peut être l’expression d’un isola-tionnisme libéral rampant : il s’agit alors de laisser le monde extérieur aux organi-sations chargées de le gérer. La question du régionalisme est également ambiguë : si l’on entend par là un internationalisme coopératif mâtiné de subsidiarité, comme l’Initiative pour le Bassin des Caraïbes, alors c’est du wilsonisme (quadrant 1) ; si l’on y met une volonté d’influencer les alliés (OTAN, Traité avec le Japon), c’est du multilatéralisme instrumental (quadrant 4) ; s’il s’agit de construire des blocs com-merciaux rivaux (ALENA comme réplique à l’Union européenne) 19 , alors c’est l’abandon du principe wilsonien d’universalité, dans une logique d’équilibr e des puissances (quadrant 3). Plus généralement, il est difficile de mesurer le degré de « croi-sade démocratique » de telle ou telle action, tant l’habillage par ce discours est nécessaire au soutien populaire des politiques menées, fussent-elles machiavéliques. La question de l’intentionnalité, enfin, complique les choses : la guerre du Golfe se situe clairement dans le quadrant 4, mais avec un habillage wilsonien (quadrant 1) ; et George Bush a déclaré qu’il aurait agi seul, ou avec quelques alliés seulement, s’il n’avait pu obtenir l’appui du Conseil de sécurité et d’une large coalition (quadrant 3). Malgré tout, cette grille d’analyse per met de saisir plus facilement cer tains aspects de l’action américaine sur l’or dre mondial depuis la fin de la guer re froide. On pose ici l’hypothèse que les États-Unis n’ont pas r elancé l’ordre wilsonien comme à l’issue des deux guer res mondiales précédentes (quadrant 1), et se sont généralement retrouvés, par défaut, dans les quadrants 3 et 4, ceux du pragmatisme et de l’engagement sélectif, en se laissant par fois tenter par un unilatéralisme arro-gant (quadrant 2). Comment ces choix internationalistes, parfois aux antipodes du wilsonisme, se sont-ils manifestés, et comment les expliquer ?
Un bilan de l’internationalisme des années quatr e-vingt-dix On dispose, pour répondre à cette question, de plusieurs postes d’observation : l’at-titude des États-Unis vis-à-vis de l’ONU et des opérations de maintien de la paix, vis-à-vis de la démocratisation d’autres pays, vis-à-vis de l’OTAN, dans les ques-tions commerciales, puis leur participation à certaines grandes entreprises collec-tives des années quatre-vingt-dix.
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L’ONU et les opérations de maintien de la paix Les Nations unies semblaient devoir tenir une large place dans le nouvel ordre mon-dial de George Bush, qui décrivait en 1991 « un monde dans lequel l’ONU, libérée des impasses de la guerre froide, est prête à réaliser la vision historique de ses fon-dateurs ». Pourtant l’histoire de l’ONU dans les années quatre-vingt-dix n’est pas celle d’un nouveau départ impulsé par l’Amérique ; bien au contraire, les relations entre les États-Unis et les organisations multilatérales, après avoir connu une embellie dans les années 1988-1991, sont allées de bien en mal, puis de mal en pis. Les années Carter et Reagan avaient été marquées par une détérioration des rela-tions avec les Nations unies (retrait de l’UNESCO, réduction arbitraire de la contribution au budget, discours critique). Mais, avec la fin de la guerre froide et l’impulsion donnée par Gorbatchev, les présidents américains se sont rapprochés de l’Organisation. Cela a permis une action efficace dans ce cadre lors de la guerre du Golfe, et a favorisé la multiplication (trop ?) rapide des opérations de maintien de la paix. Du reste, les États-Unis ont su avancer leurs objectifs par ce biais multi -latéral : guerre du Golfe (résolution 678), Haïti (résolution 940), Somalie (réso-lution 794), sanctions (Libye, Corée du Nor d) ; ou bien au contraire se défausser sur l’Organisation (Cambodge, Bosnie, Rwanda). Mais, très vite, l’Amérique s’est de nouveau éloignée de l’ONU en raison du « coût excessif » d’opérations multiples souvent jugées inopérantes, de la réticence à engager des troupes sous commandement onusien, de la « bureaucratie » inter-nationale vue comme inef ficace et privilégiée, de la gestion financièr e opaque et démodée, des difficultés à solliciter toujours des alliés réticents, de l’activisme, perçu comme anti-américain, du Secrétair e général Boutros-Ghali. Tout cela com-pose l’acte d’accusation de l’ONU dans l’Amérique de 1994. Cette année-là ar rive un Congrès républicain qui va fair e de cet acte d’accusation une pier re d’angle de sa politique étrangère, réduire encore la contribution américaine, et interdire que des troupes américaines servent désormais sous les ordres d’un officier étranger. Pire encore : une proposition du représentant Joe Scarborough ( UN Withdrawal Act ), déposée le 25 octobre 1995 20 , demande le retrait de l’Organisation. Le vote de décembre 1996 pour désigner un secrétaire général voit les États-Unis bloquer, seuls contre tous, la réélection de Boutros Boutros-Ghali. Si l’Amérique a souhaité une réforme de l’ONU à partir de 1994, c’était pour en faire un instrument moins coûteux, plus ductile et insignifiant, et non un organe supranational plus démo-cratique, légitime et puissant. Quant aux opérations de maintien de la paix, elles ont fait l’objet d’une très sévère remise en question, illustrée par le changement de politique de l’administration
19. Voir Robert A. Pastor, « The Latin American option », Foreign Policy, n° 88, automne 1992. 20. Texte disponible sur Inter net en cherchant sur le serveur du Congrès http://thomas.loc.gov/ (104 e Congrès).
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Clinton. La question de l’engagement des boys dans des opérations multilatérales sous commandement de l’ONU est bien l’un des points sensibles de l’affrontement entre un internationalisme coopératif, wilsonien, et une vision « hégémoniste » et unilatéraliste de l’intérêt national américain. Or les première tendances wilso-nistes de Bill Clinton, Warren Christopher et Madeleine Albright, illustrées par la Presidential Decision Directive 13 (PDD-13) 21 , allant jusqu’à envisager que soit créée une force onusienne de réaction rapide permanente, telle que la préconise la Charte et que la souhaitait le Secrétaire général à des fins de diplomatie préven-tive, et que des troupes américaines lui soient affectées en particulier, y compris sous commandement onusien, se sont vite évanouies. Cette idée d’intervenir pour des motifs humanitaires et pour la défense des gouvernements démocratiques a été remplacée par une vision infiniment plus restrictive de l’intérêt national, exprimée dans la PDD-25 du 3 mai 1994. Les termes en sont clairs : refus d’une armée permanente, refus d’affecter des troupes américaines spécifiques aux opérations onu-siennes, refus que ces troupes servent sous commandement onusien, volonté de dimi -nuer le nombre d’opérations menées en les soumettant à une analyse préalable plus rigoureuse et en établissant un strict échéancier , réduction de la contribution financière. Autrement dit, les restrictions précisées dans la PDD-25 équivalent à un veto sur les opérations de l’ONU où inter viennent les États-Unis, dans la mesure où les conditions mises à l’emploi de tr oupes américaines sont aussi dur es que celles qui régissent les opérations unilatérales. Et, en cas d’inter vention, les troupes étrangères associées dépendront forcément de l’interprétation et des déci -sions de Washington, puisque seul un of ficier américain commandera les tr oupes américaines. Si l’on ajoute à cela une cer taine désinvolture vis-à-vis des préro-gatives du Conseil de sécurité, comme en témoigne le déclenchement le 16 décembre 1998, alors que celui-ci est en train de siéger , de l’opération « Renard du désert » en Irak, on constate que les États-Unis sont passés, en quelques années, du quadrant 1 aux quadrants 3 et 4. On peut analyser dans les mêmes termes l’atti-tude américaine vis-à-vis de la pr omotion de la démocratie.
La promotion de la démocratie La guerre froide remportée, la subordination des considérations morales à l’impé-ratif stratégique d’endiguement des forces communistes s’est évanouie. L’Amérique n’a pas pour autant mené de grande croisade wilsonienne pour pousser à l’intégration des autres pays au clan des démocraties. La troisième vague de démocratisation, saluée par Washington, n’a pas été l’occasion d’exercer réellement un leadership américain pour consolider les nations récemment « libérées ». En dépit de toutes les promesses, l’aide américaine à l’ensemble de l’ex-bloc communiste n’a été, pour les quatre premières années (1990 à 1993 incluses), et hormis l’aide spécifique au désarmement (programme
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Nunn-Lugar), que de 10 milliards de dollars, à comparer avec les 5 milliards que se sont partagés chaque année l’Égypte et Israël. Plus généralement, l’aide amé-ricaine au développement ne cesse de diminuer : en 1995, elle était à moins du quart de son niveau de 1965 (calculée en pourcentage du PNB), et à moins du quart de l’aide de la France (calculée en pourcentage du PIB de chacun des deux pays) 22 . Le cas de la Russie, à la fois encouragée verbalement dans ses intentions démo-cratiques et libérales, endiguée de facto par Washington (par le soutien à ses voi-sins, dans le « grand jeu » caucasien, etc.), et peu aidée financièrement, reflète des hésitations bien compréhensibles ; mais à ce compte, l’Amérique risque de « perdre la Russie » au profit d’une forme de populisme ou d’anarchie, comme elle avait été accusée de « perdre la Chine » en 1949. En Amérique centrale, les États-Unis ont peu fait pour chasser les vieux démons de la guerre froide et favoriser la réconciliation : ainsi au Nicaragua, où les efforts démocratiques de Violeta Chamorro n’ont été soutenus ni par Bush ni par Clinton 23 ; en Haïti, où la restauration du président Jean-Ber trand Aristide a été repoussée pendant de longues années, en raison des réticences des conser vateurs à son égard et de la mollesse de l’administration Clinton, finalement for cée à agir ; à Cuba également, où le dur cissement d’un embargo contre-productif a été, en défi-nitive, la seule politique suivie. Plus généralement, la politique de W ashington en Amérique latine, dans l’après-guer re froide, a paru dépendre très largement de ses problèmes intérieurs : le souci de limiter les flux d’immigration, d’éradiquer les pr o-ductions de drogue, de garantir ses droits de propriété intellectuelle, de se prémunir des mafias et des terroristes. D’où une attitude souvent méfiante et ar rogante, otage d’un seul dossier, et dont la politique (en tr ompe-l’œil) de certification annuelle pour la drogue est l’exemple le plus pater naliste. Cette difficulté à placer la consolidation de la démocratie au cœur de l’action extérieure se retrouve ailleurs. George Bush a vite compris tous les risques du dossier de l’ex-Yougoslavie pour les États-Unis, et a préféré en fair e une exception à son nouvel ordre mondial. Bill Clinton a placé la bar re très haut, jusqu’à repous-ser le plan Vance-Owen, trop imprégné de realpolitik européenne et trop dur aux Bosniaques musulmans ; mais, après deux années supplémentaires d’atermoie-ments, les accords de Dayton, loin du principe wilsonien d’autodétermination,
21. La PDD-13, accompagnée de la PRD-13 ( Presidential Review Directive ), sur laquelle les principales agences de l’Exécutif se mettent d’accord le 14 juillet 1993, n’a finalement pas été signée par le Président. Les r enseignements disponibles sur les principaux actes présidentiels des dernières administrations (Ordres exécutifs, Directives, etc.) sont regroupés par l’Association des scientifiques américains (FAS) dans le « Intelligence Ressource Program » à l’adresse : www.fas.org/irp/offdocs/direct.htm 22. Source : Strategic Assessment 1996 , National Defense University, Washington, GPO, 1996, texte également disponible sur Internet : www.ndu.edu/ndu/inss/sa96/sa96cont.html 23. Voir Robert A. Pastor, « The Clinton Administration and the Americas : moving to the rhythm of the postwar world », in Robert Lieber (ed.), Eagle Adrift. American Foreign Policy at the End of the Century , New York, Longman, 1997, p. 256.
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