Öcalan capturé : et après ? - article ; n°1 ; vol.4, pg 39-47
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Öcalan capturé : et après ? - article ; n°1 ; vol.4, pg 39-47

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Description

Critique internationale - Année 1999 - Volume 4 - Numéro 1 - Pages 39-47
9 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1999
Nombre de lectures 15
Langue Français

Extrait

enotté et les yeux bandés,
paraissant s’éveiller d’un sommeil de drogué,
Abdullah Öcalan déclare aux hommes mas-
qués de la sécurité turque, dans le petit avion qui le ramène du Kenya, qu’il aime
le peuple turc, qu’il est disposé à coopérer et qu’il pourrait leur être fort utile. Les
images vidéo de cette scène humiliante, si hâtivement et visiblement coupées et mon-
tées que des doutes subsistent quant au contexte des paroles prononcées, ont été
diffusées par les télévisions du monde entier. Elles avaient à l’évidence pour objet
de casser le charisme d’Öcalan en le montrant brisé et prêt à trahir. Pour éviter
qu’elles n’éveillent pitié ou sympathie, les médias turcs n’appelaient le prisonnier
que « tueur d’enfants » ou « chef terroriste ».
L’un des effets de cette propagande a été de resserrer les rangs des Kurdes.
Chacun d’entre eux ou presque s’est senti personnellement humilié et s’est plus ou
moins identifié à Öcalan. Même des sympathisants du PDK d’Irak, en guerre
contre le PKK, ont parlé d’une journée noire pour tous les Kurdes. Ils auraient peut-
être applaudi si Öcalan avait été traîné devant les tribunaux dans un pays d’Europe
ou s’il avait été forcé à un lointain exil. Mais sa capture et sa remise entre les mains
des Turcs prouvaient à leurs yeux une conspiration antikurde impliquant les États-
Unis, Israël et, au moins indirectement, l’Europe occidentale.
On a vu à cette occasion à quel point le mouvement national kurde est devenu
un phénomène transnational. Dans les heures qui suivirent l’arrestation, des
groupes de militants du PKK occupèrent des missions diplomatiques grecques
dans toute l’Europe, puis reçurent l’appui de centaines ou de milliers de Kurdes
qui affluaient devant les ambassades et les consulats. Dans certaines villes, des
manifestants apparemment inorganisés, fous de rage, jetèrent des pierres contre
des locaux et des magasins turcs, causant des dégâts matériels considérables. Les
protestations des jours suivants furent lancées par des organisations et se passèrent
sans incident grave, bien que la fureur des manifestants contre l’Europe y fût pal-
pable. Elles se déroulèrent non seulement en Europe occidentale et en Russie, mais
aussi dans les grandes villes kurdes d’Irak et d’Iran. Le consulat turc d’Urmia
Öcalan capturé :
et après ?
Une question kurde plus
épineuse que jamais
par Martin van Bruinessen
Contre-jour
m
(Iran) fut assiégé pendant des jours. Des Kurdes irakiens, au vu des masses qui défi-
laient dans les rues de Suleymaniyeh et d’Arbil, remarquaient avec quelque amer-
tume qu’en se faisant attraper par les Turcs, Öcalan était devenu un symbole natio-
nal plus important pour les Kurdes d’Irak que leurs propres leaders. En Turquie
même, il y eut des actions de protestation dans les provinces ou les quartiers
d’Istanbul à forte population kurde.
C’est cinq mois plus tôt qu’Öcalan avait dû quitter la Syrie, longtemps princi-
pale protectrice du PKK. Après un bref séjour incognito en Russie, il s’était rendu
en Italie, ce qui fit cette fois grand bruit, causa de sérieuses difficultés diplomatiques
turco-italiennes et fut l’occasion d’une large couverture médiatique de la question
kurde. Mais aucun pays d’Europe ne voulait abriter ni juger cet encombrant per-
sonnage. Le PKK, et les Kurdes en général, tiennent l’Europe pour responsable
de sa capture au Kenya et de sa remise aux Turcs. Leur colère est à la mesure des
espoirs qu’ils avaient placés dans l’Europe quelques mois plus tôt, à l’arrivée
d’Öcalan en Italie.
La Syrie et le PKK
Bien des Kurdes avaient été satisfaits de le voir quitter la Syrie. Ils ne se faisaient
guère d’illusions sur les raisons qu’avait celle-ci de soutenir le PKK : d’une part,
il représentait un atout dans ses vieux litiges avec la Turquie (contestation terri-
toriale sur la province d’Alexandrette, partage des eaux de l’Euphrate), d’autre
part, il aidait le régime syrien à faire tenir tranquilles ses propres Kurdes et à
étendre son influence dans le nord de l’Irak. Les Kurdes constituent 8 à 10 % de
la population de la Syrie et, en les mobilisant autour de sa lutte, le PKK les détour-
nait de l’expression de leurs justes griefs contre le régime. Bon nombre de Kurdes
syriens seraient ainsi entrés dans les maquis du PKK en Turquie. Celui-ci aurait
par ailleurs fourni au régime syrien des informations sur les opposants kurdes.
Dans le Kurdistan irakien, certaines de ses actions (ainsi son attaque contre le
PDK en 1995) ont également paru refléter les intérêts syriens au moins autant que
les siens.
La Syrie avait intérêt à soutenir le PKK dans la mesure où celui-ci combattait
l’État turc ; elle n’avait rien à gagner à le voir parvenir à un règlement pacifique.
Si le PKK souhaitait, comme il le répétait depuis 1993, passer de la résistance
armée à la négociation politique, sa dépendance vis-à-vis de la Syrie était proba-
blement un sérieux obstacle. En outre, cette situation évoquait un tragique pré-
cédent : dans les années soixante-dix, le mouvement kurde irakien de Mulla Mustafa
Barzani était devenu si dépendant de l’Iran (et, indirectement, des États-Unis)
qu’il s’effondra en quelques semaines lorsque le Shah, s’étant entendu avec Saddam
Hussein, lui retira son soutien.
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n°4 - été 1999
L’affaiblissement militaire du PKK est peut-être l’une des raisons du refroidisse-
ment de la Syrie à son égard ; il s’y ajoutait une pression internationale (notamment
américaine) croissante, ainsi que la menace d’une intervention armée turque sur son
sol. La Syrie souhaitait être rayée de la liste des États terroristes, que les États-Unis
s’efforcent d’isoler politiquement et économiquement. Elle avait toujours nié abri-
ter Öcalan et le PKK, mais lorsqu’une délégation turque de haut niveau visita Damas
en 1992, elle alla jusqu’à signer un protocole où le PKK était désigné comme « orga-
nisation hors la loi » et où elle s’engageait à coopérer contre le terrorisme. Les prin-
cipaux camps d’entraînement du PKK dans la vallée libanaise de la Bekaa contrôlée
par la Syrie furent démantelés (quelques camps plus petits restèrent ouverts). La Syrie
semble avoir alors donné ordre à Öcalan de se faire discret et de réduire la visibilité
de son organisation, et c’est probablement à cette époque que remonte son désir de
le voir partir. Selon des sources proches du PKK, la pression américaine sur la Syrie
n’a cessé de croître au cours des dernières années. Les bruits de bottes en Turquie
qui, en octobre 1998, alla jusqu’à menacer la Syrie d’invasion, firent le reste ; il fut
signifié au PKK qu’il n’avait que trop longtemps bénéficié de l’hospitalité syrienne.
Les autres voisins de la Turquie
Le PKK ne dépendait pas exclusivement de la Syrie. Il avait diversifié ses soutiens
étrangers. Il avait des camps dans le nord de l’Irak et dans le nord-ouest de l’Iran
depuis le début des années quatre-vingt. Dans les années quatre-vingt-dix, il s’était
installé plus largement dans cette région. Des combattants avaient été ramenés de
Syrie et du Liban vers les zones de l’Irak contrôlées par le PDK de Massoud
Barzani et par l’UPK de Jalal Talabani, ainsi que de l’autre côté de la frontière ira-
nienne. La Turquie avait fait plusieurs incursions dans le nord de l’Irak, impliquant
parfois des dizaines de milliers d’hommes et du matériel lourd, mais n’avait jamais
réussi à en déloger le PKK
1
. Celui-ci y était devenu assez populaire, notamment
aux dépens des deux partis kurdes d’Irak dont les incessantes querelles, qui avaient
tourné à la guerre ouverte en 1994, avaient lassé la population.
La contribution de la Turquie aux efforts américains pour ramener la paix entre
les deux partis irakiens était soumise à la condition que ceux-ci bloqueraient toute
activité du PKK dans la région. En 1995, le PKK déclara la guerre au PDK de
Barzani. Il lui a depuis livré combat de temps à autre, ce qui lui a fait perdre une
bonne part de sa popularité auprès des Kurdes d’Irak. Actuellement, les plus grands
camps du PKK se trouveraient dans le district de Makhmur (Irak), qui n’est
contrôlé ni par le PDK ni par l’UPK mais par le gouvernement irakien. Mais, en
dépit des efforts conjoints du PDK et de l’armée turque, nombre de camps plus
petits sont toujours en activité dans les zones montagneuses proches des frontières
turque et iranienne.
Une question kurde plus épineuse que jamais —
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Dans les autres pays voisins (Iran, Arménie, Russie, Grèce et Chypre), le PKK
est soutenu par de puissants groupes d’intérêt, mais pas au niveau gouvernemental.
L’Iran est peut-être le cas le plus compliqué à cause de l’existence de structures
d’autorité rivales au sein même de l’État. D’un côté, le gouvernement iranien
échange régulièrement des membres du PKK contre des opposants iraniens arrê-
tés en Turquie, de l’autre chacun sait que le PKK dispose en Iran de relations
haut placées (notamment, pense-t-on, chez les Gardiens de la Révolution) et en a
déjà reçu une aide militaire non négligeable. En Arménie, il existe une sympathie
spontanée pour la lutte des Kurdes contre l’État turc. Si le gouvernement a inté-
rêt à composer avec la Turquie, d’importants groupes d’opposition paraissent
apporter un soutien des plus concrets au PKK. En Russie comme en Grèce, ce sont
de puissants groupes nationalistes, pourvus de relations dans l’armée et les services
secrets, qui soutiennent le PKK de différentes manières et qui ont, dans les der-
niers mois, sérieusement embarrassé leurs gouvernements en permettant à Öcalan
d’entrer clandestinement dans leurs pays.
Entre guérilla et diplomatie
L’arrivée d’Öcalan en Italie fut saluée par de nombreux Kurdes, membres ou non du
PKK. Ils espéraient que, malgré la violence de la réaction turque, le séjour d’Öcalan
en Europe favoriserait, à terme, une solution négociée. L’Italie leur paraissait une rési-
dence bien mieux choisie qu’un État voisin hostile à la Turquie. Une fois en Europe,
la direction du PKK serait obligée d’abandonner sa prétention à être la représentante
exclusive du peuple kurde, et peut-être même introduirait quelque pluralisme dans
le parti. Les dirigeants des autres mouvements kurdes, tels que Kemal Burkay du Parti
socialiste du Kurdistan, saluèrent publiquement l’arrivée d’Öcalan et pressèrent le
gouvernement italien de lui donner asile
2
. Des personnalités kurdes de toutes obé-
diences politiques, y compris des opposants au PKK, acceptèrent l’invitation d’Öcalan
de venir à Rome discuter avec lui des stratégies futures. Celui-ci annonça le projet
de convoquer un congrès national kurde où tous les partis et organisations seraient
représentés. À quelques exceptions près, notamment le PDK d’Irak, tous les partis
kurdes manifestèrent leur intérêt pour cette initiative.
Mais ce n’était pas exactement comme un chef de maquis victorieux cherchant
à se débarrasser de son image de terroriste qu’Öcalan arrivait en Europe. Les
techniques contre-insurrectionnelles mises en oeuvre par le gouvernement de
Tansu Çiller et le chef d’état major Dogan Güres comportaient l’évacuation et la
destruction de milliers de villages et l’assassinat de personnalités locales, d’avocats
et d’hommes politiques kurdes par des escadrons de la mort. Les combattants du
PKK se voyaient ainsi privés de l’essentiel de leur soutien populaire. Alors qu’au
début des années quatre-vingt-dix le parti contrôlait, par le biais de comités locaux,
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des villes comme Nüsaybin, Cizre et Shirnak, des quartiers entiers de Diyarbakir
et d’autres villes importantes ainsi que de vastes zones rurales, il avait en 1995 perdu
presque toute son infrastructure civile et était réduit à sa seule organisation mili-
taire. Le déplacement physique de la population des villages dont dépendait la gué-
rilla avait permis à l’armée de lui porter des coups très graves. Depuis 1995, sa pré-
sence militaire en Turquie même s’est encore considérablement affaiblie, même
s’il dispose d’unités armées dans les profondeurs du pays et s’il est parvenu à
étendre son action à des provinces du Nord.
Pourtant, les appels d’Öcalan à un règlement pacifique n’étaient pas seulement
la conséquence de sa défaite militaire, comme le prétendaient les autorités turques.
Dès le début des années quatre-vingt-dix, alors que son mouvement était au plus
haut, il avait tenté de donner à son combat un tour essentiellement politique. Il
renonça à ses ambitions pankurdes et se montra très désireux de négocier (il avait
amorcé ce tournant en 1988 avec un entretien accordé au grand journal
Milliyet
,
où il se présentait comme un homme finalement assez proche du citoyen turc
moyen et comme une sorte d’Atatürk des Kurdes ; l’article avait produit une très
forte impression). En mars 1993, il annonça un cessez-le-feu unilatéral, geste qu’il
allait répéter en 1995 et 1998, invitant le gouvernement à répondre par quelques
concessions aux revendications culturelles des Kurdes et se disant disposé à admettre
que d’autres que lui représentent les Kurdes en cas de négociations. Par le biais de
journalistes proches du président Özal et du premier ministre Demirel, les premiers
contacts indirects avaient déjà eu lieu l’année précédente. Öcalan savait Özal
décidé à résoudre la question kurde (à ses propres conditions, il va sans dire) et atten-
dait de lui des initiatives de poids. Lorsque celui-ci mourut d’une crise cardiaque
en avril 1993, le PKK cria au meurtre, convaincu que le « parti de la guerre » avait
assassiné le président
3
.
Le PKK a aussi apporté tout son soutien au premier parti légal pro-kurde de
Turquie, le HEP, fondé en 1990, qui pourtant couvrait un spectre politique beau-
coup plus large que lui. Il est vrai qu’il s’efforça par tous les moyens de le contrô-
ler, ainsi que ses successeurs, le DEP et le HADEP, mais ces partis ont toujours
représenté davantage que sa couverture. Lorsque, en 1994, le gouvernement entre-
prit de faire lever l’immunité parlementaire des députés de ce parti, ceux d’entre
eux qui étaient les plus proches du PKK cherchèrent asile en Europe ; leurs col-
lègues furent emprisonnés. C’est au premier groupe, avec d’autres dirigeants du
parti, que l’on doit la création, en 1995, du Parlement kurde en exil, formation qui
devait fonctionner à la fois comme gouvernement en exil putatif et comme repré-
sentation diplomatique entretenant des contacts avec de nombreux parlemen-
taires européens.
C’est en Allemagne qu’ont été noués les plus significatifs de ces contacts. Ce pays
est pourtant l’un de ceux où le PKK a été interdit, à la suite d’une série d’actions
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violentes (perpétrées, en général, contre des cibles turques). Mais il est vite apparu
que, si l’interdiction entravait l’activité légale des groupes favorables au PKK, elle
n’avait aucun effet sur ses activités clandestines, et que les Kurdes vivant en
Allemagne avaient de plus en plus de sympathies pour le parti. À partir de 1996,
plusieurs personnalités allemandes (le chef de la Sûreté et divers conseillers ou
hommes politiques proches du chancelier Kohl) rencontrèrent Öcalan au Liban
ou à Damas. Apparemment, ils reçurent l’assurance que le PKK s’abstiendrait
désormais de toute action violente sur le sol allemand. L’interdiction du parti ne
fut pas levée en échange, mais ses activités furent tacitement tolérées et les auto-
rités adoptèrent à son égard une attitude moins hostile. Globalement, c’est l’Al-
lemagne qui gagna le plus dans cette affaire (manifestement, elle n’avait nulle
envie de remettre ces bénéfices en cause en demandant l’extradition d’Öcalan
lorsqu’il fut arrêté en Italie sur la base d’un mandat allemand) mais, pour le PKK,
c’était un premier succès diplomatique, qui a pu servir de modèle pour de futurs
contacts avec la Turquie
4
.
« Militaires » et « civils » au sein du PKK
Le groupe qui allait devenir le PKK a pris naissance chez les étudiants d’Ankara
au milieu des années soixante-dix ; mais par la suite, il préféra toujours recruter dans
les milieux paysans, adopta une attitude anti-intellectuelle et dissuada ses adhérents
de suivre une éducation scolaire, considérant l’école comme un élément du colo-
nialisme turc. La vie des maquis dans la montagne allait être l’unique forme d’édu-
cation de ces jeunes ruraux recrutés pour la guérilla
5
. Les combattants du PKK sont
d’origines sociales diverses, mais la plupart sont de frustes villageois. La guerre est
le seul travail qu’ils savent bien faire.
Un groupe complètement différent, que j’appellerai « les civils », est constitué
par des personnes ayant un niveau d’éducation secondaire ou supérieur, souvent
venues d’autres mouvements de gauche, kurdes ou turcs, qui ont rejoint le PKK
après ses premières victoires militaires. Le PKK en a grand besoin pour ses acti-
vités culturelles et diplomatiques : publication de journaux et revues en plusieurs
langues, tant en Turquie qu’à l’étranger ; animation de comités de solidarité et
d’information en Europe ; organisation d’associations et de partis légaux et du
Parlement kurde en exil ; production d’émissions télévisées et de sites Internet.
Derrière ces deux groupes, et moins visibles à l’observateur extérieur, se trouve
le parti lui-même (avec deux structures parallèles, l’organisation militaire, l’ARGK,
et l’organisation politique, l’ERNK)
6
. Ce parti, dont la plupart des militants sont
membres depuis les années soixante-dix, est fortement centralisé et ne rend compte
qu’au Comité central, c’est-à-dire en pratique à Öcalan, la seule personne qui
contrôlait directement toutes les structures de commandement. Pour l’essentiel,
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tant les unités de la guérilla que les organisations « politiques » ou « civiles » et
les groupes de sympathisants ont une grande autonomie, et oeuvrent dans le cadre
d’instructions très générales. Mais toute décision prise à leur niveau peut être
annulée par un ordre de « la direction » (
önderlik
, l’appellation abstraite d’Öcalan
qui a progressivement remplacé le familier « Apo » dans les usages du parti).
Les « civils » et les « militaires » du PKK n’ont évidemment pas le même point
de vue sur les vertus de la négociation et du compromis. Öcalan, qui s’efforçait depuis
quelques années de passer de la guerre à la lutte politique, devait se livrer à un per-
pétuel jeu d’équilibre entre les deux ailes de son parti. C’est cela qui explique, au
moins en partie, l’incohérence de ses déclarations publiques où alternaient menaces
de nouvelles violences et promesses d’abandonner la guérilla. Progresser vers une
solution politique impliquait l’engagement actif des « civils » mais portait le risque
que les « militaires » se sentent marginalisés. Seuls ces derniers pouvaient sérieu-
sement menacer la position d’Öcalan. Il n’est donc pas surprenant que les années
quatre-vingt-dix aient vu une série de purges de l’organisation militaire. Le leader
s’est sans cesse efforcé d’entretenir les rivalités entre les différents commandants.
Il est significatif que, chassé de Syrie, Öcalan n’ait pas rejoint son armée en Irak
mais ait choisi l’Europe occidentale, où se trouvaient les structures « civiles » de son
parti. N’ayant jamais vécu ailleurs qu’en Turquie et en Syrie, il devait se faire pas
mal d’idées fausses sur ce qui l’attendait en Europe. Il ne cacha pas sa déception vis-
à-vis de son organisation européenne qui n’avait pas, selon lui, convenablement pré-
paré le terrain. Il fit savoir qu’il était disposé à subir un procès devant une cour inter-
nationale, procès qu’il entendait, tel Dimitrov devant ses persécuteurs nazis, utiliser
comme tribune pour mettre en accusation la politique de la Turquie. Sa présence
en Europe galvanisa la communauté politique kurde, qui voyait s’ouvrir des oppor-
tunités sans précédent : celle d’une nouvelle stratégie fondée sur le rôle médiateur
de l’Europe, celle, aussi, d’une démocratisation du mouvement kurde.
On comprend donc que l’arrestation a aussi changé la donne
à l’intérieur
du PKK :
le rôle dirigeant est revenu du côté militaire. L’éclatement de l’organisation mili-
taire en factions rivales, que prédisaient les spécialistes turcs de la contre-insurrection,
ne s’est pas produit. Un congrès extraordinaire, réuni au Kurdistan, n’a nommé
aucun successeur et a confirmé Öcalan comme leader immortel du parti. Les délé-
gués venus d’Europe furent sévèrement blâmés (et, semble-t-il, punis) pour n’avoir
pas empêché son arrestation. Les publications du parti parlent beaucoup aujour-
d’hui de son frère Osman, qui depuis 1990 est le personnage le plus important du
parti en Iran. Mais c’est Cemil Bayik, longtemps commandant en chef de l’armée
du PKK, qui semble détenir la véritable autorité. Il a donné l’ordre de reprendre
la guérilla dès la nouvelle de
l’arrestation, et celui de l’intensifier quelque temps
plus tard, malgré l’appel à éviter la violence qu’Öcalan avait lancé par l’intermé-
diaire de ses avocats.
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Les Kurdes, la Turquie et l’Europe
La remilitarisation du PKK va, à court terme, faire obstacle à une solution poli-
tique. La victoire des partis nationalistes aux élections turques d’avril 1999 rend
très improbable toute concession de quelque ampleur aux revendications kurdes.
Le HADEP a été gagnant dans un certain nombre de villes mais n’est pas repré-
senté au Parlement faute d’avoir franchi la barre des 10 % au niveau national.
Les Kurdes d’Europe sont peut-être mieux placés pour avoir une influence à long
terme sur la situation en Turquie
7
, mais leur confiance dans l’Europe est sérieu-
sement ébranlée. La guerre au Kosovo non seulement éclipse tout le reste mais aussi
donne à penser que l’Europe pratique deux poids et deux mesures, se faisant l’alliée
de l’UCK tout en livrant Öcalan. C’est ainsi qu’a été perçue la décision de la
Commission indépendante britannique de télévision, dont dépend le satellite qui
diffusait la chaîne kurde MED-TV, de lui refuser désormais l’accès à ce satellite :
l’argument était qu’une émission avait ouvertement appelé à l’action violente,
mais on y a surtout vu l’effet de la très réelle pression turque.
À l’occasion du procès d’Öcalan, le système judiciaire turc sera scruté sans com-
plaisance en Europe ; la Cour européenne des droits de l’homme a très vite exigé
qu’Öcalan puisse consulter librement ses avocats turcs et étrangers et qu’il soit jugé
par un tribunal indépendant (ce que ne sont pas à ses yeux, comme elle l’a montré
par plusieurs de ses arrêts, les cours turques de sûreté de l’État). Les autorités turques
ont rejeté ces demandes et ont même annoncé qu’aucun observateur étranger ne serait
admis au procès. Tout cela ne peut conduire qu’à un heurt avec l’Europe.
Quelques esprits turcs plus pondérés souhaitent toutefois que des réformes
législatives et judiciaires sérieuses soient enfin mises en oeuvre afin de prévenir les
incessantes critiques en provenance de l’Europe. S’ils parvenaient à convaincre (et
cela peut dépendre de l’attitude européenne), Öcalan aura peut-être sans le savoir
contribué à libéraliser le système judiciaire et politique de la Turquie. Mais c’est
sans doute là une vue bien optimiste.
Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou
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1. La première incursion fut conduite dès 1983, dans le cadre d’un accord avec l’Irak autorisant les forces armées de chacun
des deux pays à poursuivre les maquisards jusqu’à 30 km à l’intérieur des terres de l’autre. Cet accord fut ensuite abrogé par
l’Irak. Depuis la création d’une zone de sécurité sous protection internationale au nord de l’Irak, la Turquie y a établi un
réseau de renseignement militaire et y a conduit bon nombre d’opérations, notamment en octobre 1998 (dans le cadre de
l’intimidation de la Syrie) puis à nouveau après l’arrestation d’Öcalan.
2. Le PSK est, après le PKK, le parti kurde le mieux organisé en Europe. C’est lui qui a créé la première association ouvrière
kurde, le Komkar, dont les membres sont toujours très nombreux et fidèles. Le PSK rejette la lutte armée. Burkay est
l’auteur d’une critique argumentée de l’idéologie de violence du PKK (Kemal Burkay,
Devrimcilik mi terörizm mi ? PKK üzerine
[Activité révolutionnaire ou terrorisme ?], Özgürlük Yayinlari, 1983). Il se réconcilia avec Öcalan lorsque celui-ci annonça
le premier cessez-le-feu unilatéral, en 1993. Mais les relations ne sont jamais devenues cordiales.
3. Deux mois plus tôt, le commandant de gendarmerie Esref Bitlis, connu pour être opposé à l’emploi de groupes paramilitaires
dans la lutte contre le PKK, avait trouvé la mort dans un accident d’avion soupçonné d’avoir été provoqué par cette même
faction des forces armées. Voir Adnan Akfirat,
Esref Bitlis suikasti - belgelerle
, Istanbul, Kaynak, 1997. Des doutes sur les circons-
tances entourant la mort d’Özal se sont souvent exprimés dans la presse turque. Ses proches parents répondent de manière
évasive aux questions sur le sujet (l’un d’entre eux, par exemple : « Commencez donc par enquêter sur la mort du général
Bitlis »).
4. Certaines formes de contact diplomatique ont de fait été établies entre le PKK et au moins une fraction libérale de
l’armée turque. Un petit groupe de personnalités kurdes respectées rencontraient Öcalan et d’autres leaders du PKK d’une
part, et quelques généraux libéraux de l’autre. Mais, depuis le remplacement du chef d’état-major Karadayi, relativement
libéral, par Kivrikoglu, qui l’est beaucoup moins, l’impact de ces conversations sur la politique de l’armée ne doit pas être
bien grand.
5. On trouvera des observations intéressantes sur les « enfants guérilleros » et sur l’attitude des maquisards en général dans
les notes d’un journaliste kidnappé par un groupe armé et qui vécut un mois avec lui : Kadri Gürsel,
Dagdakiler
[Ceux des
montagnes], Istanbul, Metis, 1996 ; et dans les notes d’une Italienne qui avait rejoint ce combat : Carla Solina,
Der Weg in
die Berge, eine Frau bei der kurdischen Befreiungsbewegung
, Hambourg, Nautilus, 1996.
6. La répartition des tâches entre le parti lui-même, l’ERNK (Front de libération nationale du Kurdistan) et l’ARGK
(Armée de libération du peuple du Kurdistan) n’est pas claire ; en particulier, il est arrivé à l’ERNK de superviser des acti-
vités armées. Il semble que celle-ci soit la seule des trois structures agissant en Europe. Il existe un porte-parole officiel du
PKK en Europe, et un ou deux membres du Comité central y vivent depuis quelques années, mais on ne sait pas bien quel
est leur degré d’autorité sur les activités européennes de l’ERNK.
7. Voir Martin van Bruinessen, « Shifting national and ethnic identities : the Kurds in Turkey and in the European diaspora »,
Journal of Muslim Minority Affairs
18, n° 1, 1998, pp. 39-52.
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