Les impasse d'une construction européenne par la peur

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L’émission de télévision Square salon du 10 décembre 2017 diffusée sur la chaîne Arte pose une question volontairement provocatrice : peut-on mourir pour l’Europe ? Dans un contexte politique, économique et social marqué depuis de nombreuses années à la fois par la défiance et le scepticisme des opinions publiques continentales face au projet de construction européenne et par la montée de populismes aux multiples visages, cette interrogation renvoie à la perspective du sacrifice de sa vie au nom d’un hypothétique idéal supranational partagé. La recherche de ce qui unirait un résident de Glasgow partisan de l’indépendance de l’Écosse et de son adhésion à l’Union, un travailleur détaché polonais officiant sur un chantier de construction au Portugal et soutenant les politiques identitaires et réactionnaires de Varsovie et un travailleur de la finance luxembourgeois expert en évitement fiscal et farouche défenseur du libre marché n’est pas une mince affaire.
La démarche ouvre une réflexion sur la notion de menace et sur les moyens dont les détenteurs d’une citoyenneté européenne — encore largement vide de contenu 25 ans après son introduction par le traité de Maastricht — sont prêts à se munir pour la contrer.
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07 décembre 2017

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EAN13

ISSN2492-248X

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OSINTPOL
Les impasses d’une européenne par la peur
27/11/2017 par Yannick Quéau
Décryptage
construction
L’émission de télévisionSquare salondu 10 décembre 2017 diffusée sur la chaîne Arte pose :une question volontairement provocatrice peut-on mourir pour l’Europe? Dans un contexte politique, économique et social marqué depuis de nombreuses années à la fois par la défiance et le scepticisme des opinions publiques continentales face au projet de construction européenne et par la montée de populismes aux multiples visages, cette interrogation renvoie à la perspective du sacrifice de sa vie au nom d’un hypothétique idéal supranational partagé. La recherche de ce qui unirait un résident de Glasgow partisan de l’indépendance de l’Écosse et de son adhésion à l’Union, un travailleur détaché polonais officiant sur un chantier de construction au Portugal et soutenant les politiques identitaires et réactionnaires de Varsovie et un travailleur de la finance luxembourgeois expert en évitement fiscal et farouche défenseur du libre marché n’est pas une mince affaire.
La démarche ouvre une réflexion sur la notion de menace et sur les moyens dont les détenteurs d’une citoyenneté européenneencore largement vide de contenu 25 ans après son introduction par le traité de Maastrichtsont prêts à se munir pour la contrer.La menace contemporaine la plus présente dans l’esprit des
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citoyens européens est certainement celle incarnée par les terroristes. Bien que ces derniers aient frappé et risquent encore de le faire un peu partout en Europe, les morts qu’ils causent, s’ils provoquent occasionnellement des élans de solidarité et de sympathie, ne suffisent pas à transcender les identités nationales ou même citadines.On estMadrid, Londres, Paris, Nice, Bruxelles, maison n’estpas lUnion européenne, pas même lorsque c’est sa capitale qui est touchée. Sur un registre militaire plus classique, tout un discours sur la menace russe ne mobilise pas plus que cela les opinions publiques sauf dans les États ayant connu la domination de Moscou pendant la Guerre froide.
Pourtant, l’évolution des logiques sécuritaires et militaires en Europeà conduit dresser le constat suivant pour la construction européenne : à une doctrine économique libérale opposant sur un plan matériel les citoyens européens entre euxest venue se greffer avec de plus en plus d’insistance une idéologie sécuritariste et en fait militariste. Un ensemble libéral-militariste prospère ainsi actuellement au niveau européen sans garde-foualors qu’ilestporteur d’un populisme et d’un extrémisme condamné à maintenir la construction européenne dans une impasse, 1 faute de légitimé populaire et de réflexion plus large sur la notion de bien commun . La peur est le terreau de ce libéral-militarisme préconisant le renoncement à des libertés fondamentales en même temps que des dépenses additionnelles dans les outils de la surveillance et de la violence politique armée. Si elle peut contribuer à une forme de transcendance, la peur exclut toute dimension positive, sauf à considérer le militarisme comme un vecteur de ré-enchantement de la construction européenne.
Les outils de la surveillance et de la violence étatique comme leviers de relance de la construction européenne? Vraiment?
Il faut être clair :l’option consistant à faire des enjeux sécuritaires et militaires un facteur de relance de la construction européenneest porteuse d’une dangerosité 2 non négligeable dont on observe d’ailleurs déjà des manifestations. La démarche se nourrit de la crainte de l’ennemi extérieur comme de celui de l’intérieur et suppose de faire des moyens de la surveillance et de la violence étatique un moteur du rapprochement entre États membres de l’Union. Il ne s’agitévidemment pas de nier l’utilité des fonctions de policier ou de soldat, mais bien de mettre en garde contre les dérives inhérentes au renforcement des moyens humains, matériels et budgétaires des acteurs publics et privés des domaines de la sécurité et de la défense.
1 Voir Yannick Quéau, «L’intelligence du bien commun»,Décryptage d’Osintpol, 14 juillet 2015. 2 «Amnistie internationale dénonce les dérives de l’État d’urgence en France»,Les Échos, 31 mai 2017.
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Comme mentionné précédemment, l’ennemi de l’Europe est d’abord ce ter3roriste qui se cache dans la société. Au nom de sa traque, le droit à la vie privéen’est déjà plus garanti en Europe. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, il s’efface devant l’impératif de surveillance d’un bien commun comme Internetou le droit au fichage généralisé des individus sur la base de suspicions reposant parfois des éléments 3 matériels particulièrement friables… quand ils existent. Histoire de ne prendre aucun risque et de ratisser large, des États s’autorisent aussi,a prioriet en l’absence de tout consentement de la part des personnes concernées, à collecter les métadonnées de tout à chacun et à lesconserver au nom d’un avenir forcément incertain.
C’est une nouvelle réalité dans un continent où, même pendant les années de plombs, les régressions en matière de libertés individuelles et collectives n’avaient 4 pas atteint ce niveau dans autant de paysd’. Les risques pourEurope occidentale 5 la criminalisation de la dissidence sont déjà largement documentés . Pourtant, les mesures correctives en la matière se font attendre, la Cour européenne des droits de l’homme, déjà peu aisée à saisir,a de plus en plus de mal à faire entendre sa voix 6 et à faire appliquer ses décisions par les États membres . Ceux et celles qui avaient espéré voir dans l’Union européenne et/ou dans l’action de ses membres un moyen de préservation contre les éventuelles dérives des entreprises privées dans 7 l’exploitation des données personnelles ont de quoi êtredéçus . En dépit de tous les enseignements pouvant être tirés des dérives duPatriot Actaméricain adopté dans la foulée des attaques du 11 septembre 2001, certains membresde l’Union européenne ont suivi avec enthousiasme le modèle américain et entendent convertir les instances communautaires à leur conception de la lutte contre les 8 mouvements terroristes .
L’ennemi est aussi ce russe, qu’il soit hacker ou conducteur d’un char qu’on présente volontiers comme étant prêt à déferler sur les pays baltes ou la Pologne. Le retour de la puissance russe dans les affaires stratégiques inquiète (pas à tort, d’ailleurs) si bien que les membres de l’OTAN, particulièrement les États européens sont incités à revoir leurs dépenses militaires à la hausse. On postule, dans certains discours intéressés des lobbies administratifs et industriels, des années de laxisme fasse à une puissance russe (ré)émergente dont le potentiel et
3 Alain Juillet, «Sous la pression de la pensée unique, nous sommes devenus des adeptes du grand écart»,Libération.fr, 26 octobre 2015. 4 Sur la coopération en Europe en matière de terrorisme voir Chantal Lavallée, «Lutte contre le terrorisme ne Europe : la coopération dans tous ses états»,Décryptage d’Osintpol, 3 juin 2016 5 Estelle Pattée, «Lois antiterroristes en Europe : Amnesty dénonce une atteinte aux libertés individuelles»,Libération, 17 janvier 2017. 6 Franck Johannès, «La Cour européenne des droits de l’homme rendra une décision sur la loi renseignementLe dossier en droit»,Libertés surveillées, Libertes.blog.lemonde.fr, 16 mai 2017. 7 Matt Apuzo et Stephen Erlanger, «Patriot Act Ideas Rises in France, and is Ridiculed», New York Times, 16 janvier 2015. 8 Raphael Bossong,The Evolution of EU Counter-Terrorism: European Security Policy after 9/11, 2013, Londres, Routledge.
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l’agressivité n’évoqueraient rien de moins que les plus belles heures de la Guerre 9 froide .
Comme toute bonne entreprise de propagande, ce discours s’appuie pour partie sur des faits tangibles. Oui, la Russie a utilisé son appareil militaire pour redessiner ses frontières en Europe avec l’annexion de la Crimée. Oui, il y a suffisamment d’indications laissant penser que la Russie a tenté de s’ingérer dans les affaires internes de nombreux pays européens. Oui, le niveau des dépenses militaires russes a connu une hausse soutenue depuis 1998 pour dépasser désormais celui affiché par les principaux États européens du domaine (graphique 1). C’est indéniable.
Graphique 1 : évolution des dépenses militaires de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France, de l’Italie, du Royaume-Uni et de la Russie entre 1992 et 2016 en millions USD constants de 2015
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Source : OSINTPOL,d’après les données du SIPRI, 2017
On rappellera tout de même que les chiffres constatés sont, en ce qui concerne la Russie, loin d’évoquer les niveaux de l’Union soviétique pendant la Guerre froide. En 1988, Moscouaffiche en effet un niveau de dépenses militaires de l’ordre de 250 10 milliards USD . Quatre ans plus tard, en 1992, les dépenses de Fédération de Russie sont de 42 milliards USD et elles atteignent un plancher de 14 milliards USD en 1998. Le cycle actuel suivi par la Russie est donc parti d’un niveau particulièrement bas. Il vised’ailleurs une sorte de rattrapage qualitatif au niveau des armements par rapport à ceux des forces de l’Alliance atlantique. Dès les
9 Yannick Quéau, «Entre paresse et propagande : la Nouvelle Guerre froide»,Blog Paix, armement, défense et sécuritéPADS, Osintpol.org, 19 octobre 2016. 10 Selon les données compilées par le Stockholm International Peace Research InstituteSIPRI et sur la base d’un calcul en USD constants de 2015.
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années 1990, les pays occidentaux ont effetmis en œuvre d’importantes ré5formes visant à implanter dans leurs arsenaux toute une série de nouvelles technologies pour tenir compte des évolutions apportées par la révolution dans les affaires militaires (RAM) et des impératifs de la guerre réseau centré (Network Centric Warfare). La Russie ne pouvait suivre le mouvement pour cause de marasme 11 économique .
Ces observations sur la Russie sont à mettre en parallèle avec les évolutions des dépenses militaires dans les 5 États européens les plus importants en la matière. Hormis, le cas de l’Allemagne, première puissance économique de l’Union européenne (et de loin), les niveaux des dépenses militaires de l’Espagne, de la France, de l’Italie et du Royaume-Uni se trouvent à des seuils finalement relativement proches des niveaux des dépenses militaires constatés immédiatement au sortir de la Guerre froide, ceci en dépit de la crise économique de 2008. La RAM, mais aussi les multiples opérations militaires qui ont vu des bombardements et des déploiements de troupes au sol ont contribué, depuis la seconde moitié des années 1990 (Kosovo) jusqu’aux nouveaux théâtres de la guerre globale au terrorisme (Global War on TerrorGWOT), à limiter la décroissance des dépenses militaires en Europe et même à les faire croître de manière significative dans certains cas (au Royaume-Uni, en Italie et en Pologne, notamment), au moins temporairement.
De plus, au cours des dernières années, la Russie a été le témoin de la modernisation et de l’intensification technologique des armements des membres d’une alliance vouée à la combattre. Elle a aussi vu les États-Unis et leurs alliés mener des guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et opérer d’autres déploiements dans de nombreux pays africains. Elle a observél’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) intégrer de nouveaux membres et venir border ses frontières jusqu’à faire des œillades à un pays du Caucase comme la Géorgie. La Russie n’a également pu que prendre acte de la dénonciation unilatérale du Traité ABM par les États-Unis, une décision qui ouvrait la voie au déploiement du bouclier antimissile américain en Europe. Moscou a, par ailleurs, été la 12 spectatricedes révélations d’Edward Snowden sur la surveillance généralisée d’Internet mise en place par les États-Unis avec la complicité contrainte des géants de laSilicon Valley. Les dignitaires russes ont pu s’amuser au passage des révélations sur l’espionnage entre alliés.
Un comportement n’en excuse pas l’autre, c’est entendu. Il faut néanmoins rappeler que la sécurité et en fait l’insécurité sont affaire de réciprocité. En effet, lesrenforcements des moyens militaires d’un acteur et l’usage qu’il fait de ces moyens sont en soit une source d’insécurité de ceux qui sont identifiés comme ses ennemis.
11 Yannick Quéau, « La modernisation des armements russes : un ambition contrariée », Magazine Diplomatie, Les grands dossiers numéro 40, août-septembre 2017, p. 86-87. 12 Puis l’actrice après avoir accordé l’asile politique au lanceur d’alerte.
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Graphique 2: les dépenses militaires des membres de l’Union européenne, de la Russie et de la Chine en 2016 et en millions USD courants
Source : OSINTPOL,d’après les données du SIPRIet de la Banque mondiale, 2017
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Combien de gens savent que les États membres de l’Union européenne aff7ichent collectivement en 2016 un niveau de dépenses militaires (198,1 milliards USD) presque trois fois supérieur à celui de la Russie (environ 69,2 milliards USD)? Et ces chiffres anticipent déjà sur le Brexit, car ils n’incluent pas les dépenses militaires du Royaume-Uni (graphique 2). En incluant les dépenses militaires britanniques (48 milliards USD), les dépenses militaires des États membres de l’Union européenne (246,3 milliardsUSD) dépassent de quelque 31 milliards USD celles de la Chine (215,2 milliards USD). On peut ajouter que pour atteindre le niveau actuel de ses dépenses militaires, la Russie doit consacrer une part de sa richesse nationale (5,4 % du PIB) 3,6 fois supérieure à celle consentie par les 28 États membres de l’Union européenne (1,5% du PIB).
On peut bien sûr arguer que le morcellement des appareils de défense européens nuit à l’efficacité de l’ensemble. La dispersion budgétaire est une réalité, même si elle reste difficilement chiffrable. Toutefois, cela veut aussi dire qu’il se trouve en Europe des capacités excédentaires et que les États européens pourraient, en cas de meilleure coordination, soit dépenser moins pour leur défense, soit dépenser tout autant en accentuant donc encore un peu plus la dimension qualitative de leur appareil militaire face à une Russie qui est d’ores et déjà incapable de s’aligner sur les montants observés chez les États membres de l’UE,même au prix d’un effort atteignant une intensité difficilement soutenable dans la durée.
De plus, s’il est vrai que les logiques stratégiques dépendent pour partie des capacités militaires déployées dans une région précise, on ne peut pas pour autant faire abstraction du principal pilier de la défense du continent européen à savoir l’OTAN. Cettealliance militaire regroupe en son sein 22 des États membres de l’Union européenne auxquels il faut adjoindre,l’Albanie,le Canada, le Monténégro, la Norvège, la Turquie, l’Islande,mais aussi bien évidemment les États-Unis, c’est-à-dire le pays dépensant autant pour sa défense que les 7 États les plus dépensiers au monde après lui.Le concept de défense collective sur lequel repose l’OTAN est consacré par l’article5 du traité qui dispose que :
«Les parties conviennent quune attaque armée contre lune ou plusieurs dentre elles, survenant en Europe ou en Amérique du Nord, sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence, elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune delles, dans lexercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par larticle 51 de la Charte des Nations unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et daccord avec les autres parties, telle action quelle jugera nécessaire, y compris lemploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de 13 lAtlantique-Nord.»
13 Selon le libellé en françaisde l’article5 dutraité consultable sur le site internet de l’OTAN.
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Cet engagement formel des parties signataires évite d’avoir à se poser la question de savoir si des Canadiens, des Français ou des Allemands sont prêts à mourir pour des Lettons ou des Roumains ou, pour reprendre la formule tristement célèbre du Premier ministre britannique Neville Chamberlain lors d’une allocution radiophonique en 1938, «pour des querelles dans des pays lointains entre des gens dont nous ne savons rien.»
L’analyse des rapports de force stratégiques en Europe implique nécessairement de prendre en compte l’entièreté des membres de l’Alliance. Dans ce contexte et attendu l’énormité du différentiel de puissance entre les seuls membres de l’Union européenne et une Russie dont l’outil de défense souffre par ailleurs du 14 surdimensionnement de l’appareil de dissuasion nucléaire, comment peut-on donner le moindre crédit aux multiples analyses expliquant les dynamiques actuelles à l’aulne du concept de Nouvelle Guerre froide?
La réponse est plus complexe qu’il n’y paraît, car elleinvite à tenir compte des mobilisations symboliques opérées par les acteurs du champ de la défense, qui voient dans cette formule formatée pour les médias un formidable vecteur de promotion de leurs rôles et donc deleurs ressources. Il ne s’agit pas tant de rendre compte de quelque réalité tangible, mais de projeter une image simpliste, rapidement assimilable part tout unchacun pour imposer l’idée d’un monde où la menace est touteaussi dangereuse que du temps d’unaffrontement bipolaire où le financement de la chose militaire allait (supposément) de soi.
Des dynamiques discursives orientées
L’objet de toute opération de propagande est de faire admettre que le danger et la propagande elle-même ne prennent leurs sourcesque chez l’ennemi. Ce dernier étant volontiers décrit comme vil et fourbe, il ne peut être digne de confiance. La prescription implicite et/ou explicite est donc de renforcer ses propres moyens militaires. À ce jeu de fabrique du consentement, leslobbies militaristes, qu’ils 15 soient administratifs ou industriels, fournissent des efforts considérables pour 16 faire admettre lamilitarisation et lasécuritisation comme étant des enjeux prioritaires dans tout projet politique.
On prend ici soin de distinguer le termesécuritisationdu termesécurisation,qui sous-entend une meilleure protection. De même, la militarisation des enjeux ne renvoie pas à une meilleure défense, mais àl’élargissement des sphères d’intervention des acteurs du domaine et à l’augmentation de leurs moyens. On est en présence de processus dynamiques par lesquels des agents transforment un sujet en enjeu de sécurité et/ou de défense, ce qui justifie la mobilisation de ressources additionnelles pour contrer la menace. Dans un même mouvement, ces
14 Yannick Quéau,Loc. Cit. 15  Bram Vranken, «Securing Profits: How the Arms Lobby is Hijacking Europe’s Defence Policy»,Vredesactie.be, octobre 2017. 16 Termes dérivés des concepts anglais demilitarizationetsecuritization.
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processus tentent de légitimer les mesures adoptées ou préconisées ainsi9que les 17 priorités et les hiérarchies de pouvoir ou de normes sociales . On rejoint ici Jef 18 Huysman pour qui «la sécurité est ce que les agents en font» et que «dire ou 19 écrire la sécurité n’est jamais un acte innocent ou neutre.»
C’est par les discours sur la sécurité et la défense que les professionnels du 20 domaine orientent les compréhensions dans un sens favorable à leurs intérêts et/ou à ceux des groupes qui partagent leurs vues et profitent eux aussi, directement ou indirectement, des mesures ainsi instaurées. Il s’agit là d’une «fonction éminemment politique accomplie dans le cadre d’une lutte épistémique pour imposer des conceptions spécifiques du monde et le type de prescriptions 21 politiques qui les accompagnent inévitablement. »
Qu’il soit question d’occulteréléments certains ou d’en exagérer d’autres, ces manières de procéder concourent à faire en même temps de la Chine une menace pour l’hégémonie américaine, de la Russie un acteur revanchard prêt à déferler sur le Vieux continent et des membres de l’Union européenne des «bisounours» oisifs trop préoccupés par leur confort matériel pour accorder à la chose militaire les ressources qu’il conviendraitde lui allouer face à de tels dangers.
En éclipsant de la sorte toute nuance, c’est la vérité qu’on dissimule.Il convient manifestement derappeler que ce n’est pas parce que ces observations s’appuient sur une part de réalité qu’elles forgent une analyse rigoureuse du contexte stratégique contemporain. Le discours du paragraphe précédent s’accommodemal de l’illustration offerte par le graphique 2qui montre que les membres de l’Union dépensent ensemble davantage encore que la Chine. Par peur de mettre à mal l’image d’uneEurope passive, ce récit caricatural évite aussi de dresser la liste des opérations militaires extérieures dans lesquelles sont impliqués les États membres de l’Union européenne depuis la fin dela Guerre froide. Claude Serfati avance le chiffre de 111 interventions au minimum pour la France seule entre 1991 et 2015 tout en précisant qu’on ne peut connaître le nombre exact, faute de décompte 22 officiel et en fait de transparence en cette matière .
17 Barry Buzan, Ole Wæver et Jaap de Wilde,Security: A New Framework for Analysis, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1998, p. 25. 18 Jef Huysmans, «Dire et écrire la sécurité : le dilemme normatif des études de sécurité», os Cultures & Conflits31-32, printemps-été, 1998, p. 177, n 19 Jef Huysmans, « Desecurization and the Aesthetics of Horror in Political Realism », Millennium, Vol. 27, No. 3, 1998, p. 580 20 Didier Bigo explique cette centralité des professionnels par le capital symbolique dont ils disposent et la capacité institutionnelle à formuler la sécurité. Voir Didier Bigo,Police en réseaux, l’expérience européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 1996. 21 Yannick Quéau, «Entre guerre et terreur : principes et acteurs du militarisme et du sécuritarisme en France»,Note d’analyse d’Osintpol, 18 décembre 2015, p. 5. 22 Voir Claude Serfati :«L’acharnement à justifier les dépenses de défense sur la base de leur utilité pour le système productif va à l’encontre de toute réalité contemporaine», propos recueillis par Yannick Quéau,Décryptage d’Osintpol, 11 avril 2017.
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Cette dynamique en clair-obscur est particulièrement criante et en fait inquiétante en France où lobbies, experts sous perfusion financière du ministère de la Défense et des industriels du domaine et autres journalistes s’asseyant volontiers sur la déontologie professionnelle produisent tout un ensemble de discours orientés visant à faire admettre comme synonyme de l’intérêt national le renforcement des moyens militaires.
Les médias de l’hexagone jouent ici un rôle essentiel qui soulève quelques interrogations. Si les salles de rédaction du pays avaient d’un commun accord décidé de faire du conflit d’intérêts des experts de la défense un critère de crédibilité dans l’espace public, elles n’agiraient sans doute pas autrement qu’actuellement. Le journaliste, Jean-Dominique Merchet, déplore d’ailleurs le manque de perspective critique de ses confrères sur la chose militaire :
«Ce qui a disparu c’est le discours critique sur l’armée, les médias sont de plus en plus révérencieux vis-à-vis de l’institutionmilitaire, à la limite de la complaisance : 95% des sujets sur l’armée sont élogieux. Les politiques aussi en font trop, dès qu’un soldatfrançais meurt on lui rend un hommage national. Dans un pays qui se prétend en guerre on doit, au contraire, être résilient. Et pourtant, Dieu sait que je ne suis 23 pas antimilitariste…»
La couverture de la dramaturgie du mois de juillet 2017 au plus fort de la crise entre le président de la République Emmanuel Macron et le Chef d’état-major des armées (CEMA) Pierre de Villiers, finalement contraint à la démission, a offert un échantillon de cette absence de distance critique de nombre des journalistes du domaine face à leur objetd’analyseaux acteurs le constituant. Dans une et déroutante inversion des normes démocratiques, le pouvoir civil élu s’est fait contester par le plus haut gradé de l’appareil militaire. Ce dernier a vu sa démarche être relayée de manière étonnamment uniforme par de nombreux journalistes spécialisés sur la défense. En novembre 2017, ces mêmes journalistes continuent de couvrir de louangesl’ancien CEMA dans le cadre de la promotion de son livre quis’inscrit pourtantle même mouvement de pression corporatiste, dans administratif et industriel que la crise du mois de juillet.
Un des procédés discursifs privilégiés des tenants du militarisme consiste à étiqueter d’emblée leurs (rares) contradicteurs éventuels de doux rêveurs irresponsables sombrant dans l’irrationnel des utopies.et Militaristes sécuritaristes opèrent un véritable rapt sémantique s’octroyant le monopole du sérieux et de la raison pour qualifier systématiquement leurs prescriptions de bonnes, naturelles et nécessaires, pour reprendre le triptyque communicationnel 24 mis en évidence par les critiques du militarisme . Parés de ces postulats, les ravisseurs peuvent alors se draper dans une forme de condescendance leur faisant
23 Jean-Dominique Merchet cité dans Clémence de Blasi, «Profession : Journalistes de défense », o Revue Charles, n 23, automne 2017.24 Voir sur ce thème Anna Stravrianakis et Jan Selby (Dir.),Militarism and International Relations : Political economy, Security and Theory, London/Routledge, 2013.
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l’économie du débat. Mieux encorecette condescendance se trouve parfois e1x1hibée sur le marché des idées sous le terme de pédagogie. Ces gens-là ne s’affichentpas comme les défenseurs dintérêts spécifiques participant au renforcement du pouvoir d’une poignée de groupes sociaux, non, ils exposent pourquoi, comme un fait établi (selon eux, du moins), la chose militaire est la priorité, la valeur supérieure en société. Dans leur optique, les militaristes ne font ainsi que consentir 25 à rappeler des évidences dans une œuvre d’éducation du public.
Dans ces discours, d’autres sphères d’intervention publique peuvent évidemment participer des priorités étatiques. C’est le cas notamment l’appareil sécuritaire qui incarne un marché connexe pour l’industrie défense ainsi qu’un relais de croissance appréciable. Hormis la sécurité, les autres missions de l’État sont cependant systématiquement présentées comme étant secondaires et appelées à s’éclipser devant le caractère prioritaire et en fait sacré de la fonction défense.
Les instruments à la disposition des lobbies militaristes sont nombreux et s’accommodement aisément de quelques raccourcissur le plan de la logique. Ainsi, larègle non contraignante de l’OTAN voulant que les États membres allouent au moins 2 pourcents de leur PIB à leur défense est exploitée pour faire admettre comme impératif le fait d’augmenter les dépenses militaires des pays membres de 26 l’Union européenne.
Cet objectif des 2 pourcents ne peut cependant être pleinement comprisqu’en le considérant comme unemanœuvrepoliticienne tenant du lobbyisme. En effet, au niveau des logiques budgétaires, il ne fait aucun sens de déterminer les moyens d’accomplissement d’une mission publique par l’application apriorid’un pourcentage sur une valeur aussi variable que la richesse nationale. Les moyens de se prémunir des menaces planant sur une société ne se facturent pas en points de PIB. Si la règle del’OTANsert de leitmotiv aux lobbies industriels et administratifs de la défense,c’estparcequ’elle permet dans une certaine mesure de faire l’économiedu débat budgétaire et, par-là, de la justification des sommes allouées
25 Voir par exemple, Nathalie Guibert, «Quand la dissuasion nucléaire resurgit dans le débat stratégique»,Lemonde.fr, 16 janvier 2017.La journaliste présente en cette occasion l’essai d’un certain Nicolas Roche portant sur la dissuasion nucléaire. Elle écrit : «Pour les experts du secteur le lobby nucléaire selon un autre point de vue–, une œuvre de pédagogie s’impose.» On remarquesous la plume de la journaliste la fusion des fonctions d’expert, de lobbyiste et de pédagogue. Ce que l’article ne précise pas en dehors de vagues généralités surune carrière de fonctionnaire, c’est le parcours de Nicolas Roche. Or,celui-ci n’est pas anodin puisque peu de temps avant la publication de l’article, lepédagogueoccupait le poste de directeur de la stratégie militaire du Commissariat à l’énergie atomique, c’est-à-dire le laboratoire nucléaire militaire français. En l’absence d’un étiquetage éthique des intervenants du débat public;pédagogieet justification de ses mandats et même des budgets de son employeur s’affichent ainsi parfois comme des synonymes jusque dans les lignes du journal duDécodex, cet outil de validation des sources d’information créépar d’autresjournalistes duquotidienLe Monde.Voir également Yannick Quéau, «Véritologues,pédagogues et autres enjeux de pouvoir»,Blog Paix, armement, défense et sécuritéPADS, Osintpol.org, 13 février 2017.26 Aude-Emmanuelle Fleurant : «Ajuster le fardeau militaire de Berlin à 2 % du PIB ferait de l’Allemagne le premier partenaire européen de l’OTAN, et de loin», propos recueillis par Yannick Quéau,Décryptage d’Osintpol, 24 avril 2017.
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