Nous, citoyens des pays prospères, avons tendance à discuter de nos obligations à légard de ceux qui, au loin, sont dans le besoin en termes de dons et de transferts, dassistance et de redistribution : Quelle part de notre richesse devrions-nous, le cas échéant, donner à ceux qui, à létranger, meurent de faim ? En mappuyant sur la façon dont un théoricien de premier plan conçoit le problème, je montrerai que cela constitue en fait une erreur sérieuse et qui plus est une erreur que les pauvres dans le monde paient très cher. Dans son ouvrage,Le Droit des gens, John Rawls ajoute, par rapport à la façon dont il avait traité antérieurement de la question, une huitième loi : « Les peuples ont le devoir dassister les autres peuples vivant dans des conditions défavorables qui les empêchent de disposer dun régime social et politique juste ou convenable ».1Par cet ajout, il entend montrer quil est possible, à partir de sa théorie de la justice, de justifier une représentation qui demeure moins égalitaire que celle que ses critiques cosmopolites lenjoignaient dadopter de la justice économique globale.2Ce devoir nouvellement ajouté est cependant dune portée qui est à la fois trop grande pour que Rawls soit en mesure de le justifier et dune portée trop faible pour quil puisse résoudre à lui seul le problème de la pauvreté dans le monde.
∗ Pogge est Professeur de Thomasphilosophie à lUniversité de Columbia aux États-Unis. Parmi ses publications, signalons :Realizing Rawls (Cornell University Press, 1989) et World Poverty and Human rights (Polity Press, 2002). 1Rawls (1999, p. 37). Pour une présentation de sa position antérieure, voir Rawls, 1993b, p. 55. 2Cf. Rawls, 1999, p. 115-119, discutant les positions de Beitz (1979) et de Pogge (1994).
Il est douteux que ce nouvel amendement sera adopté à la faveur de la position originelle, telle que Rawls la conçoit, puisque ny participeront que les peuples libéraux et convenables (decent). Chaque représentant est rationnel3 et cherche à établir un ordre international qui permette à son peuple de sorganiser de manière stable en fonction de sa propre conception de la justice et de ce qui est convenable.4De tels représentants pourraient sentendre sur le fait de se porter assistance les uns les autres, lorsquil arrive que lun dentre eux est dans le besoin. Mais pourquoi serait-il rationnel pour eux de sengager à assister les peuples qui, vivant dans la pauvreté, nont jamais disposé dun ordre institutionnel libéral ou convenable ? Cette question attire notre attention sur le fait que la position originelle internationale de Rawls insiste par trop sur la préservation du caractère bien ordonné des sociétés libérales ou convenables et quelle se révèle, par conséquent, triplement contestable : en premier lieu, les peuples qui ne sont ni libéraux, ni convenables ne sont pas représentés au niveau de la position originelle internationale. Il en résulte que les intérêts de leurs membres sont complètement laissés pour compte.5 parce que les Ensuite,peuples (libéraux et convenables) comptentégalement, les intérêts de leurs membres individuels (selon la viabilité et la stabilité de leur ordre domestique) sont représentés de manière inégale au détriment de ceux qui appartiennent à des peuples plus nombreux.6 Enfin, dautres intérêts importants des membres de peuples libéraux et convenables ne sont pas
3Rawls, 1999, pp. 32, 63 et 69. 4Ibid., pp. 29, 33, 34-35, 40, 63-67, 69, 115, 120. Une société est bien ordonnée si elle sappuie sur un ordre institutionnel stable dont on peut dire quil est soit libéral soit convenable. 5rend problématique non seulement le devoir affirmé par Rawls de Cette caractéristique porter assistance aux sociétés connaissant de profondes difficultés, mais également son appel à des « interventions dingérence » dans les affaires des sociétés qui ne sont nullement bien ordonnées et qui commettent des atteintes flagrantes contre les droits de la personne (ibid., p. 94 n. 6). Même si de telles interventions ne correspondent pas à des actes de guerre (qui ne doivent pas être engagés pour des raisons autres que lauto-défense ibid., p. 37), elles peuvent impliquer des risques considérables pour ceux qui les entreprennent et dont les représentants naccepteraient pas, dun point de vue rationnel, le principe dune intervention qui irait au-delà de lautorisation ainsi accordée. 6moins en termes généraux, et se préoccupe de défendre sonRawls perçoit ce problème, du utilisation dune position originelle qui « soit équitable pour les peuples et non pour des personnes individuelles » (ibid., 17, n. 9)
représentés par exemple, lintérêt quils portent à leur position socio-économique par rapport à celle dautres sociétés7 . Bien quil manifeste une exigence supérieure à ce que peut justifier sa position originelle internationale, Le devoir rawlsien dassistance demeure insuffisant. Ce devoir ne stipule quune viséeabsolue: aucun peuple ne devrait être empêché, du fait de sa pauvreté, de former une société libérale et convenable. Rawls soppose à toute viséerelative: passé le seuil absolu, les inégalités internationales ne sont pas limitées et deviennent par là même une question moralement indifférente. Rawls justifie ainsi son refus de faire place à la moindre viséerelative: dès lors quun peuple dispose des modestes capacités économiques nécessaires pour soutenir un ordre institutionnel libéral ou convenable, il est moralement libre de décider sil souhaite ou non accroître son épargne net. Sil ne le souhaite pas, son revenuper capita diminuerapar rapport à celui des peuples qui toujours plus choisissent dépargner et dinvestir davantage. Il a bien sûr le droit de prendre une telle décision, mais il doit aussi assumer la responsabilité des conséquences qui en procèdent. Il ne peut évidemment pas se plaindre ensuite des différences de prospérité qui se font jour et encore moins demander une part du revenu plus important que les autres sociétés ont réussi à générer.8On pourrait objecter à cet argument que les effets de décisions cruciales pour une société pèsent souvent sur des personnes qui ne jouèrent aucun rôle dans sa détermination les générations futures ou les individus qui se situent au bas de léchelle dans une « société hiérarchique décente ».9 deux parties du second Les principe de justice domestique interdisent les institutions sociales qui font peser (au-delà de quelque seuil absolu) sur les seuls membres de cette famille, le poids de décisions coûteuses prises pour une famille. Les sociétés décentes, dans la définition quen donne Rawls, pourraient bien être engagées dans une démarche similaire de partage des charges domestiques. Il est donc difficile de voir pourquoi 7Pogge, 1994, p. 208-209. 8Pour cet appel au juste principe de lépargne, cf. Rawls, 1999, p. 106-107 et pour les deux histoires inventées illustrant de telles plaintes injustifiées en ce qui concerne linégalité internationale, cf.ibid., p. 117-118. 9 examine de manière extensive de telles sociétés, illustrée par un imaginaire Rawls Kazanistan, estimant que les peuples libéraux devraient accueillir celles-ci comme « des membres se tenant en bonne place au sein de la société des peuples ».