Usages et mésusages de la notion de mémoire - article ; n°1 ; vol.7, pg 48-57
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Critique internationale - Année 2000 - Volume 7 - Numéro 1 - Pages 48-57
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Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2000
Nombre de lectures 237
Langue Français

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Le cours de la recherche Usages et mésusages de la notion de mémoire « par Marie-Claire Lavabre On n’est pas encore habitué à parler de la mémoire d’un groupe, même par méta-phore » : le rappel du constat qui engage la réflexion de Maurice Halbwachs sur « mémoire collective et mémoire historique » 1 souligne d’emblée que la notion de mémoire – collective – a une histoire . Notion fluide, polysémique, elle a aujourd’hui acquis un caractère d’évidence. Qu’on parle du Chili ou des pays de l’Europe post-communiste, de la guerre dans l’ex-Yougo-slavie ou de l’Afrique du Sud, des débats provoqués en Allemagne par toute évo-cation et interprétation du nazisme, de la France de Vichy ou, en deçà des drames et fractures de l’histoire du siècle, des mondes paysans et ouvriers disparus ou en voie de disparition, du patrimoine local ou des identités nationales et régionales, tout est « mémoire », c’est-à-dire « présent du passé ». Pour autant, l’intuition par-tagée qui préside à l’usage de la notion ne résiste guère à la complexité et à l’hété-rogénéité des phénomènes qu’on nomme tout uniment « mémoir e ». Souvenirs de l’expérience vécue, commémorations, archives et musées, mobilisations politiques de l’histoir e ou « invention de la tradition », monuments et historiographies, conflits d’interprétation, mais aussi oublis, symptômes, traces incorporées du passé, occultations et falsifications de l’histoire : la « mémoire » embrasse décidément trop et signale par là-même le caractère métaphorique de son usage.
Mémoire et histoire
2 Il convient de rappeler ici qu’à l’exception des réflexions de Maurice Halbwachs, 3 voire de Marc Bloch , sur les formes socialisées de la présence du passé et de la trans-mission – traditions, souvenirs, « notions », « enseignements » et « symboles » qui 4 constituent la « mémoire collective » –, on ne trouvera guère avant le milieu des années soixante-dix de titres d’articles et d’ouvrages relevant de la sociologie, de l’histoire ou de la science politique qui contiennent tout simplement le mot « mémoire ». Roger Bastide publie en 1970 son importante contribution à la théorie de la mémoire collective, « Mémoire collective et sociologie du brico-
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5 lage » , tandis qu’en 1965 son étude sur les religions africaines au Brésil, qui contient de longs développements consacrés à la « mémoire collective » et parti-culièrement aux thèses de Maurice Halbwachs, s’intitule tout simplement « Les 6 religions africaines au Brésil » . Et quand Pierre Nora et Jacques Le Goff, bientôt à l’origine de ce renouveau historiographique dont la mémoire sera le « fer de 7 lance » , publient en 1974Faire de l’histoire, ouvrage collectif consacré aux « Nouveaux problèmes », « Nouvelles approches » et « Nouveaux objets » en 8 histoire, aucun chapitre n’est consacré à la « mémoire ». En 1977 encore, le livre de Philippe Joutard,La légende des Camisards, attentif à la tradition orale et à la trans-mission du souvenir, à la présence vivante du passé, au poids de l’histoire dans la constitution de la personnalité cévenole « au niveau le plus populaire », bref au rôle de ce qu’il nomme encore la « mémoire historique », se donne d’emblée pour 9 horizon non l’étude de la « mémoire » mais celle d’une « sensibilité au passé » . À considérer que les travaux de Maurice Halbwachs, tout juste réédités, sur la mémoire collective ne retenaient guère alors que l’attention curieuse des philosophes au motif de sa controverse avec Bergson et du caractère radical d’une thèse affir-mant la priorité logique et chronologique du collectif sur l’individuel dans l’exis-tence même du souvenir, on peut dater de la fin des années soixante-dix l’émer -10 gence de la notion de mémoir e en France . Deux articles de Pierre Nora, datés 11 de 1978 et de 1979, en témoignent notamment . Le premier se donne pour une définition de la mémoire collective : « En première approximation, la mémoire col-lective est le souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expé-rience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité de laquelle le passé fait partie intégrante ». De manière plus essentielle, c’est cependant l’oppo-sition de l’histoire et de la mémoire, ou encore celle de la « mémoire historique » et de la « mémoire collective », qui fonde la définition de la mémoire. Tandis que cet article souligne d’emblée « l’utilisation stratégique» que les historiens peuvent faire de la notion de mémoire, « vague et ambiguë » en son principe, et annonce 12 le programme à venir desLieux de mémoire, le projet de Pierre Nora renvoie au bout du compte à une nouvelle manière de faire de l’histoire, qui prenne en consi-dération le conflit des interprétations, la relativité de la connaissance en histoire et les usages politiques du passé. Et le deuxième article, « Quatre coins de la mémoire », de décrire alors le duel et le duo des mémoires communiste et gaul-liste en France, de la Libération à Mai 68, et de définir encore : « Une mémoire en France, c’est ce qui justifie la prétention d’une force politique au pouvoir, c’est ce qui représente un instrument de pouvoir aux mains des manipulateurs de la poli-tique et c’est ce qui constitue, par conséquent, en soi, un capital de pouvoir ». La notion de mémoire, doublement connotée par le national et le politique, renvoie ainsi à toutes les formes de la présence du passé, hors une histoire qui se veut « cri-tique ». Bien qu’ils mettent l’accent sur les ruptures franco-françaises plutôt que
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sur les permanences et durées qui fondent l’identité nationale, les premiers travaux 13 14 de Henry Rousso sur Vichy , ceux de Benjamin Stora sur la guerre d’Algérie , qui affirment que l’histoire est tout à la fois histoire du passé et histoire des repré-15 sentations et usages du passé, voire ceux de Jean-Clément Martin sur la Vendée , s’inscrivent dans cette perspective. Reste à se demander pourquoi cette approche de la mémoire, assez largement métaphorique en son principe puisqu’elle relevait d’une utilisation « stratégique » dans le champ historien, s’est à ce point imposée, alors même que les analyses proposées, centrées sur les usages politiques du passé, 16 souvent tributaires de surcroît d’une conception de la mémoire « par le haut » , n’envisageaient guère la question de la production socialisée des souvenirs, c’est-à-dire – à considérer la réflexion de Halbwachs – du travail de la mémoire dans une société. Il convient finalement de relativiser l’importance ou le caractère fondateur de cette définition proprement historienne de la mémoire. Car, si le premier article de Pierre Nora sur la « mémoire collective » en 1978 invente en quelque sorte, pour les vingt ans à venir , la notion de mémoir e en France, on ne dira pas pour autant, bien sûr, que la « mémoir e » comme objet d’étude, voir e comme préoc-cupation sociale, n’existe pas dans les années qui précèdent : on pensera aux tra -vaux déjà cités de Philippe Joutard sur la légende des Camisards, à ceux d’Antoine 17 Prost sur les anciens combattants , aux pr emiers frémissements du r enouveau 18 dans le r egard por té sur V ichy avecLe chagrin et la pitié, au succès duCheval 19 d’orgueilou plus généralement des biographies des acteurs anonymes de l’histoire. De sur croît, l’explosion, dans les années quatr e-vingt, des publications sur la mémoire en sciences sociales excède largement le champ strictement historien et témoigne du souci d’analyser les for mes vives de la mémoir e, le souvenir et la 20 transmission . Il y a bien eu en France, dans les années soixante-dix, un ensemble de facteurs qui ont préparé le terain : mutations de la société qu’accompagnait un intérêt non exempt de r egret pour un monde en train de disparaîtr e ; mort de De Gaulle et amorce du déclin communiste ; sensibilité accrue, parfois militante, aux dominés de l’histoire ; « réveil » de la « conscience juive » ; montée des géné-rations d’après-guerre. Tous ces éléments se conjuguent pour porter la notion de mémoire bien au-delà de la réflexion des historiens sur une nouvelle manière de faire l’histoire, laquelle cependant, parce qu’elle revendique de prendre la mémoire 21 pour objet et rencontre dans le même mouvement la « passion du passé » , consti-tue une forme de cristallisation de ce contexte social et politique particulier. Et c’est sur ce contexte qu’après l’inflation mémorielle des années quatre-vingt, tous ceux qui ont contribué au phénomène se penchent aujourd’hui pour en expliquer le suc-cès, voire rendre compte de la perversion d’une notion que les historiens de la mémoire avaient voulue critique. Car s’il est vrai que les premiers volumes desLieux de mémoiren’échappaient pas toujours à la célébration nostalgique de l’identité natio-nale, le projet explicite de Pierre Nora était contre-commémoratif, ce dont témoigne
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la radicalisation qu’il opère de la notion de « lieu de mémoire » quand il l’applique non aux symboles évidents de la République et de la Nation mais à la « forêt » ou à la « conversation ». Le caractère de plus en plus abstrait du « lieu de mémoire », dont la réalité, matérielle ou symbolique, s’efface au profit de l’opération intel-lectuelle qui consiste à « lieu-de-mémoiriser », c’est-à-dire à faire la généalogie des usages d’une notion, révèle l’essence du projet : ni le souvenir partagé ni la « mémoire collective », mais « l’histoire au second degré ». Pour autant, ce n’est pas cet aspect-là du « lieu de mémoire » qui a assuré le succès de l’entreprise mais, au prix d’une forme de contresens, l’usage de la notion de mémoire, connotée par le national et le politique d’une part, et, bon gré mal gré, par le souvenir d’autre part. Partant, c’est la légitimation d’une identité (nationale), voire de l’idée même d’identité (nationale) qui est au cœur du propos. Car c’est bien la question des iden-tités qui est à l’œuvre dans toutes les interrogations sur la mémoire, qu’on mette l’accent sur les effets de l’héritage et de l’histoire ou sur les fonctions individuelles 22 ou sociales de la référ ence élective au passé , ou qu’on suggèr e aujourd’hui que l’inflation mémorielle des vingt dernières années, loin de signifier la vitalité de la mémoire, n’a fait que révéler l’inquiétude de l’avenir et la crise des identités const-i 23 tuées par l’histoire .
Polysémie de la mémoire
Si la notion de mémoire émerge dans l’ambiguïté au tournant des années soixante-dix, elle est aujourd’hui usée d’avoir trop servi. La « mémoire » est régulièrement constituée en enjeu ou vertu par les médias, dès lors notamment qu’il est question de la Seconde Guerre mondiale ou, plus largement, des pages noires de l’histoire nationale. L’État prétend désormais à une politique de la mémoire. Et le Président de la République de considérer, à l’occasion du différend qui, en novembre 1998, l’a opposé au Premier ministre à propos des fusillés de la Grande Guerre, que la mémoire nationale est une prérogative présidentielle. Rappelons encore l’exten-sion de la loi de 1913 sur les monuments historiques, qui admet aujourd’hui les clas-sements possibles au titre des « lieux de mémoire », l’entrée de cette expression auGrand Robert de la langue françaiseen 1993, les multiples appropriations sociales de la notion de mémoire, de la promotion du patrimoine local à la vogue, inépui-sée depuis bientôt vingt-cinq ans, des autobiographies, biographies et généalogies. Les différentes polémiques (et non controverses) qui agitent depuis quelques années le monde des historiens ne manquent jamais de faire resurgir l’opposition de l’histoire et de la mémoire, soit qu’on disqualifie cette dernière – trompeuse, militante – par opposition à l’histoire porteuse de vérité ou de pur savoir sur le passé, soit qu’on affirme à l’inverse un « devoir de mémoire », l’exigence d’une lutte contre l’oubli que l’histoire ne saurait satisfaire. Ce qui n’est pas sans poser problème : outre
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que la lutte contre l’oubli ne peut par définition s’exercer que quand l’oubli n’est 24 pas installé , l’injonction du « devoir de mémoire » suppose que les savoirs consti-tués par l’histoire sont éventuellement destinés à rester lettre morte sauf à deve-nir mémoire, ce par quoi il faut donc bien entendre souvenirs, représentations socialement partagées du passé, lesquelles, par définition encore, ne répondent guère à la prescription, à la raison, bref au « devoir ». Inversement d’ailleurs, la préoc-cupation proprement politique de la réconciliation, ou le souci qu’une « mémoire commune » témoigne de l’apaisement des conflits passés, s’exprime le plus sou-vent dans des contextes où les souvenirs sont suffisamment vifs pour résister à toute tentative de conciliation des interprétations du passé. On pourrait multiplier les exemples dans tous les domaines, culturel, politique, médiatique, scientifique. Conséquence de l’inflation tant des usages de la notion de mémoire que des phé-nomènes que la notion intuitivement désigne, les réflexions qui émergent aujour-25 26 d’hui sur « les abus de la mémoire » ou la « hantise du passé » ne sont pas sans 27 rappeler la dénonciation des « excès du sens historique dont souf,re le présent » qui constitue la matière de la deuxièmeConsidération inactuellede Nietzsche, « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie ». Autrefois comme aujour-d’hui, la thèse selon laquelle le trop-plein d’histoire « nuit au vivant » invite à consi-dérer la valeur de l’oubli. La démonstration de Nietzsche cependant commence par le rappel des raisons pour lesquelles on se réfère au passé et, partant, pour les-quelles on a besoin de l’histoir e : « L’histoire appartient au vivant pour trois rai-sons : parce qu’il est actif et ambitieux, parce qu’il a le goût de conserver et de véné-rer, parce qu’il souffre et a besoin de délivrance ». À cette « triple relation » au passé, écrit Nietzsche, à ces trois formes utiles de la présence du passé, correspond « la triple forme de l’histoire dans la mesure où il est permis de les distinguer : histoire 28 monumentale, histoire traditionaliste, histoire critique » . Ce sont les définitions de ces formes d’histoire, de ces manières de faire usage de l’histoire qui, plus que la réflexion sur les inconvénients de la présence abusive du passé et sur les vertus de l’oubli, retiendront ici notre attention : en effet, elles recouvrent en grande par-tie ce que le vocabulaire contemporain nomme « mémoire ». L’histoire monumentale, « institutrice excellente », est un remède à la résigna-tion, elle fonde la croyance en la cohésion et en la continuité de la grandeur à tra-vers tous les temps : elle rapproche ce qui ne se ressemble pas, le généralise et le déclare identique. En ce sens, l’histoire monumentale fait « violence à la réalité indi-29 viduelle du passé » et peut même n’être que « fiction mythique ». Alors, ajoute Nietzsche, « le passé lui-même en souffre ». L’histoire traditionaliste est le fait de celui qui « jette un regard fidèle et aimant vers ses origines », elle constitue une « dette de reconnaissance envers le passé ». Ainsi passe-t-on de l’histoire indivi-duelle à l’histoire collective, ainsi s’identifie-t-on « au génie familier de sa maison, 30 de sa famille, de sa ville » . Mais l’histoire traditionaliste admet comme également
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digne de respect tout ce qui est ancien et suranné, disqualifie tout ce qui est neuf. Là encore « le passé souffre lui-même » et risque de ne jamais être transformé en 31 « pur savoir » . Reste enfin l’histoire critique, celle qui juge et qui condamne, qui donne la « force de briser et de dissoudre un fragment du passé, afin de pouvoir 32 vivre » . L’histoire critique, dont « le verdict est toujours impitoyable, toujours injuste car il ne jaillit jamais de la source pure de la connaissance », sert sans nul doute « l’intérêt de la vie » et, à ce titre, bénéficie de la faveur de l’auteur. Mais le risque existe là, cependant, de voir la réalité du passé jugée à l’aune exclusive de 33 la vérité du présent . L’histoire critique peut alors constituer une source d’illusion et d’aveuglement sur l’identité qui est la nôtre car, « puisque nous sommes le fruit des générations passées, nous sommes aussi le fruit de leurs égarements, de leurs 34 passions, de leurs erreurs, voire de leurs crimes » . « L’histoire monumentale » rencontre très évidemment la définition que Halbwachs donnait de la « mémoire » comme tableau de ressemblances entre le passé et le présent et, inversement, celle de l’histoir e comme tableau de dif fé-35 rences entr e le passé et le présent . Elle r envoie encor e à la mémoir e comme 36 histoire « totémique », telle que Pierre Nora l’oppose à l’histoir e « critique » . « L’histoire traditionaliste », quant à elle, rend assez précisément compte de ce qu’on appelle aujourd’hui « mémoire », notamment quand la notion signifie préser va-tion du patrimoine, conservation des traces, musées et archives, exaltation du local et racines. L’histoire traditionaliste, tout comme la « mémoir e », a ses raisons 37 dans les identités individuelles et collectives, telles que le passé les nourit . Enfin « l’histoire critique » trouve un écho dans les controverses contemporaines sur les 38 usages de l’histoir e, entr e « juger » et « comprendre » , voir e les postur es de 39 l’historien, entre pourvoyeur de mémoire et producteur de savoir . Bref, les trois formes d’histoire identifiées par Nietzsche décrivent des utilisations diférentes du passé qui, toutes, relèvent de ce qu’on appelle aujourd’hui la mémoire, telle qu’on la distingue de l’histoir e sinon comme pur savoir , du moins comme opération intellectuelle qui s’ef force de r endre le passé intelligible et d’éviter l’anachro-nisme, c’est-à-dire d’instituer une distance entre le passé et le présent. Si la mémoire apparaît ainsi comme une notion dont on pourrait assez large-ment se passer pour décrire la plupart des phénomènes qui expriment la présence du passé, il convient surtout de souligner qu’onaimeraitpouvoir s’en passer, tant le « moment mémoire », pour reprendre l’expression de Pierre Nora, en a abusé.
La mémoire, malgré tout
Mais il faut bien constater que la mémoire résiste. Comme notion, elle résiste à la polysémie, à l’absence de définition partagée, voire à la confusion. Comme phéno-mène social, plus encore, elle résiste à la critique irritée de tous ceux qui, finalement
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effarés par la passion du passé, substituent au couple « histoire-mémoire », large-ment dominant dans les premières années du phénomène, le couple non moins 40 problématique, encore que d’une tout autre manière, « mémoire-oubli » . De là l’impossibilité qu’il y a, quoi qu’on en dise, à se passer de la notion de mémoire. De là encore la nécessité de contextualiser cette notion, de revenir à son histoire 41 et à la chronologie de ses significations . Le moment est peut-être venu de ne plus se contenter de décrire le phénomène mémoriel en tant que tel ou les formes les plus étroitement institutionnelles de la présence du passé mais d’en comprendre le comment et plus encore le pourquoi, ce qui suppose le retour à une définition moins métaphorique et un renoncement, au moins provisoire, aux explications circulaires (de la mémoire par l’identité et de l’identité par la mémoire). À ce point de la réflexion, il nous faut réintroduire le « collectif » ou le « social » et spécifier la « mémoire » comme objet de la sociologie ou de la sociologie histo-rique. Les thèses de Halbwachs, et plus encore les critiques de celles-ci formulées par Marc Bloch et Roger Bastide, fournissent sinon un ensemble théorique parfai-42 tement cohérent, du moins des éléments essentiels à une définition sociologique et dynamique de la mémoire collective ou sociale. Le propos de Halbwachs articule trois propositions. Le passé n’est pasconservé, il estreconstruità partir du présent. Par ce que l’individu isolé est une fiction, la mémoire du passé n’est possible qu’en raison des cadres sociaux de la mémoire ou, en inversant le point de vue, la mémoir e individuelle n’a de réalité qu’en tant qu’elle participe de la mémoire collective. Enfin, il existe une fonction sociale de la mémoire. Dès les premières réflexions de Halbwachs dansLes cadres sociaux de la mémoire, ces thèses justifient la notion de « mémoire collective ». En conséquence, la définition de la mémoir e collective ne cessera d’osciller entr e une conception qui met l’accent sur le gr oupe en tant que gr oupe et une conception qui, au contraire, met l’accent sur les individus qui composent le gr oupe, et réalisent la mémoire collective. Il y a comme une forme de paradoxe à devoir constater que les usages contemporains de la notion de mémoire ont souvent retenu de Halbwachs la première de ces conceptions, et du même coup considéré que les usages poli-tiques du passé, qui ne révèlent rien d’autre que la volonté politique d’organiser les représentations de celui-ci, exprimaient la « mémoire collective », comme mémoire du groupe en tant que groupe, c’est-à-dire de la Nation, de tel ou tel parti, 43 association ou institution . Marc Bloch cependant, dans une vigoureuse critique du « finalisme » et de l’« anthropomorphisme » des premières formulations de Halbwachs, avait attiré l’attention sur les « faits de communication entre individus » 44 qui constituent la mémoire collective . Et Roger Bastide note encore que, si Halbwachs n’est jamais arrivé à se détacher de « l’idée d’une conscience collective extérieure et supérieure aux individus », les textes qui constituentLa mémoire collectivetémoignent de l’intuition de « l’interpénétration des consciences » et
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45 permettent de penser la mémoire comme « un lieu de rencontre » . Le renver-sement opéré avec la notion de mémoire collective, qui aboutit à privilégier réso-lument le point de vue du groupe, n’autorise donc pas à considérer que la mémoire collective transcende les mémoires individuelles. L’opposition de l’individuel et du collectif se résorbe alors dans une forme d’influence réciproque entre les groupes et les individus qui les composent : la mémoire est dite collective non pas parce qu’elle est la mémoire du groupe en tant que groupe, mais parce que le collectif, le social, est l’état dans lequel existent les individus. Encore faut-il préciser que cette inter-action doit être pensée en tenant compte de la multiplicité des appartenances de ces derniers. Ces éléments, schématiquement restitués, suffisent à indiquer qu’au-delà des fai-46 blesses souvent soulignées de la théorie de la « mémoire collective » et du carac-tère parfois daté des observations de Halbwachs,La mémoire collectivevaut infini-ment mieux que la caricature qui en est souvent faite dans l’usage fossilisé de la notion. Car si « la mémoire collective » ne s’exprime pas nécessairement dans les usages les plus étroitement institutionnels ou politiques du passé, en revanche, la question des conditions sociales de pr oduction des r eprésentations partagées du passé, ou – autre manière de dire les choses – les mises en récit publiques ou auto-riséesdupassé,quidonnentfinalementsensauxsouvenirsindividuels,resteperti-nente. D’ailleurs, n’est-ce pas précisément la question du souvenir de l’expérience – et de la transmission de celle-ci– qui, au bout du compte, se trouve posée quand on parle aujourd’hui de mémoire, qu’on exige la justice ou qu’on exprime le souci de la réconciliation ? À cet égar d, tandis que se dessine chez les historiens un mouvement de retour aux règles traditionnelles du métier et à la connaissance du passé tel qu’il s’est réellement passé, il n’est peut-être pas pertinent de diagnosti-quer, par lassitude, la fin du règne de la mémoire et de renoncer à en comprendre les raisons et les effets.
1. Maurice Halbwachs,La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, p. 97. 2. Maurice Halbwachs,Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994, 367 p. (Alcan, 1925) ;La mémoire collec-tive, op. cit., 295 p. (Presses universitaires de France, 1950) ;La topographie légendaire des Évangiles, Paris, PUF, 1971, 171 p. 3. Marc Bloch, « Mémoire collective, tradition et coutume. À propos d’un livre récent »,Revue de synthèse historique, XL (nouvelle série XIV), 1925, n° 118-120, pp. 73-83. 4. Maurice Halbwachs,Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit. Les « notions » chez Halbwachs constituent une grille de lecture du passé et du présent. 5. Roger Bastide, « Mémoire collective et sociologie du bricolage »,L’année sociologique, n° 21, 1970, pp. 65-108. On citera également René Kaes, « Mémoire historique et usages de l’histoire chez les ouvriers français »,Le mouvement social, oct.-déc. 1967, n° 61, pp. 13-32. 6. Roger Bastide,Les religions africaines au Brésil, Paris, PUF, 1960, 560 p. 7. Pierre Nora, « La mémoire collective », dans J. Le Goff (dir.),La nouvelle histoire, Paris, Retz-CEPL, 1978, pp. 398-401. 8. Jacques Le Goff et Pierre Nora,Faire de l’histoire, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1974, I,Nouveaux problèmes, 230 p. ; II,Nouvelles approches, 252 p. ; III,Nouveaux objets, 281 p. 9. Philippe Joutard,La légende des Camisards, une sensibilité au passé, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1977, 439 p.
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10. Le cas français, pour être spécifique, n’est en rien exceptionnel. Le « culte des anniversaires » et la « manie commé-morative » sont aujourd’hui largement partagés, aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Sur ce point, voir William Johnston,Postmodernisme et bimillénaire. Le culte des anniversaires dans la culture contemporaine, Paris, PUF, 1992, 291 p. Par ailleurs, les sociétés dites en transition d’Amérique latine et de l’Europe de l’Est se trouvent évidemment confrontées à la gestion politique de leur propre passé, travaillées par le souvenir de l’oppression et de la répression passées en même temps que par les nécessités présentes, parfois contradictoires, de la justice et de l’apaisement. 11. Pierre Nora, « La mémoire collective », chap. cité, et « Quatre coins de la mémoire »,H. Histoire, n° 2, juin 1979, pp. 9-32. On mentionnera également, en 1977 : Pierre Nora, « Mémoire de l’historien, mémoire de l’histoire. Entretien avec J.-B. Pontalis »,Nouvelle revue de psychanalyse, n° 15, 1977, pp. 221-234 ; et Georges Duby, « Mémoires sans historiens », idem, pp. 213-220. 12. Pierre Nora,Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, I,La République, 1984, 674 p. ; II,La Nation, 3 vol., 1986, 610, 622 et 665 p. ; III,Les France, 3 vol., 1993, 988, 988 et 1034 p. 13. Henry Rousso,Le syndrome de Vichy, 1944-198..., Paris, Le Seuil, 1987, 323 p. 14. Benjamin Stora,La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1992, 323 p. 15. Jean-Clément Martin,La Vendée de la mémoire (1800-1980), Paris, Le Seuil, 1989, 299 p. 16. Voir sur ce point la critique de Gérard Noiriel,Les origines françaises de Vichy, Paris, Hachette, 1999, 335 p. 17. Antoine Prost, Les anciens combattants et la société française 1914-1939, 3 vol. :Histoire, Sociologie,Mentalités et idéologies, Paris, Presses de la FNSP, 1977, 237 p., 261 p. et 261 p. 18. Film de Marcel Ophuls, 1971. 19. Pierre-Jakez Hélias,Le cheval d’orgueil, Paris, Plon (coll. « Terre humaine »), 1975. 20. Outre les premiers volumes desLieux de mémoiresous la direction de Pierre Nora, ainsi que Jacques Le Goff,Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, 409 p., Philippe Joutard,Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983, 268 p., et Marc Ferro,Comment on raconte l’histoire aux enfants à travers le monde entier, Paris, Payot, 1983, 315 p. etL’histoire sous surveillance, Paris, Gallimard, 1985, 251 p., on retiendra plus particulièrement : Françoise Zonabend,La mémoire longue. Temps et histoire au village,Paris, PUF, 1980, 314 p. ; Yves Lequin et Jean Metral, « À la recherche d’une mémoire collective : les métallurgistes retraités de Givors »,Annales ESC, n° 1, 1980, pp. 149-166 ; Bronislaw Baczko,Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984, 242 p. ; Gérard Namer,Batailles pour la mémoire. La commémoration en France de 1945 à nos jours, Paris, Papyrus, 1983, 213 p. ;Mémoire et société, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987, 219 p. ; Yosef Hayim Yerushalmi,Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, Paris, La Découverte, 1984, 155 p. Au début des années quatre-vingt-dix, quelques ouvrages relevant de la sociologie ou de l’histoire de la mémoire : Michaël Pollak,L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Metailié, 1990, 342 p ; Lucette Valensi,Fables de la mémoire. La glorieuse bataille des trois rois,Paris, Le Seuil, 1992, 312 p.; Annette Wieviorka,Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli,Paris, Plon, 1992, 505 p.; Marie-Claire Lavabre,Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la FNSP, 1994, 394 p. 21. Voir « Passion du passé. Les fabricants d’histoire, leurs rêves et leurs batailles »,Autrement, n° 88, 1987, 203 p. 22. Voir sur ce point Anselm Strauss, Miroirs et masques. Une introduction à l’interactionnisme,Paris, Métailié, 1992, 191 p., notamment le dernier chapitre, « Appartenance et histoire ». 23. On renverra notamment, à propos de cette interprétation largement partagée, aux analyses de William Johnston,op. cit. 24. Voir Jean-Clément Martin, « L’histoire entre mémoire et oubli. Pour un vade-mecum », Texte présenté dans sa première version aux Journées des Psychiatres de l’Ouest, Brest, 11-12 octobre 1996. 25. Stefan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1998, 61 p. 26. Henry Rousso, La hantise du passé, Paris, Textuel, 1998. 27. Friedrich Nietzsche,Considérations inactuelles(Unzeitgemässe Betrachtungen), Paris, Aubier-Montaigne, 1964 (Collection Bilingue), p. 365. 28. Idem, p. 223. 29. Idem, p. 229. 30. Idem,p. 239. 31. Idem,p. 239. 32. Idem, p. 249. 33. Sur les conséquences de l’abus de l’histoire critique, voir le commentaire très éclairant de Michel Foucault dans « Nietzsche, la généalogie, l’histoire »,Dits et écrits, II, Paris, Gallimard, 1994, p. 156. 34. Nietzsche,op. cit., p. 249. 35. Maurice Halbwachs,La mémoire collective,op. cit, pp. 139-140.
Usages et mésusages de la notion de mémoir e —57
36. Pierre Nora (dir.),Les lieux de mémoire, I,La République,op. cit., p. xxv. 37. Voirsuprala définition que Pierre Nora donne de la « mémoire collective » comme mémoire d’une « collectivité vivante de l’identité de laquelle le passé fait partie intégrante ». 38. Voir Lucien Febvre,Combats pour l’histoire, Armand Colin, 1953, pp. 107-113 ; Henry Rousso, « Quel tribunal pour l’histoire ? »,op. cit., pp. 86sq. 39. Voir Jean-Clément Martin,op. cit. 40. Si l’oubli peut se définira minimacomme ce qui n’est pas en mémoire, dès lors qu’on s’interroge sur les formes de l’oubli ou sur les mécanismes qui le constituent, il apparaît que le passage de l’individuel au collectif, du psychique au social, ne peut se faire, là encore, qu’au prix d’un usage largement métaphorique. 41. Sur ce point, la comparaison entre différents contextes nationaux paraît pertinente. 42. On ne développera pas ici la logique des thèses de Halbwachs ni le détail des critiques et pr olongements formulés par Bloch et Bastide. Il s’agit moins de restituer ces réflexions fondatrices de la sociologie de la mémoire que d’y puiser, comme dans une boîte à outils, quelques éléments utiles au propos. Pour un exposé plus systématique, voir Marie-Claire Lavabre, « Halbwachs et la sociologie de la mémoire »,Raison présente, n° 128, 1998, pp. 47-56. 43. Sur ce point, voir Gérard Noiriel, « Pour une approche subjectiviste du social »,Annales ESC, n° 6, nov.-déc. 1989, pp. 1435-1460. 44. Marc Bloch, art. cité. 45. Roger Bastide, art. cité, p. 83. 46. Sur ce point, on se référera encore à Roger Bastide, art. cité. Pour une critique radicale, voir Pierre-Yves Gaudart, Le fardeau de la mémoire. Le deuil collectif allemand après le national-socialisme, Paris, Plon, 1997, 284 p.
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