La « néo-série » policière et judiciaire américaine
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Un temps en perte de vitesse sur les chaînes de télévision américaines, les séries policières et judiciaires connaissent depuis les années 2000 un regain d’attention de la part des programmateurs et du public. Chacune à leur manière, ces séries mettent en scène une Amérique en crise, dont le crime et le système judiciaire qui le traite, envisagé à travers ses défaillances, seraient les symptômes.

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Publié le 25 janvier 2013
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Langue Français

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médiamorphoses 90
La « néo-série » policière et judiciaire américaine, miroir des anxiétés américaines
Nathalie Perreur, université de Paris 2
n temps en perte de vitesse sur les chaînes de télévision américaines, les séries policières et U judiciaires connaissent depuis les années 2000 un regain d’attention de la part des programmateurs et du public. Chacune à leur manière, ces séries mettent en scène une Amérique en crise, dont le crime et le système judiciaire qui le traite, envisagé à travers ses défaillances, seraient les symptômes.
De la série policière ou judiciaire « classique » à la « néo-série » Perméables aux évolutions du monde social, les séries poli-cières tendent à refléter les changements mis en œuvre dans un contexte politique plus large. Ainsi, tandis que les gouvernements Nixon puis Reagan lancent une croisade sans pareille contre le crime, les séries de ces années s’im-prègnent d’un discours d’ordre mettant en avant le carac-tère antisocial du crime et de ses acteurs, et prônant la restauration de la sécurité par tous les moyens. Cette thé-matique aux résonances conservatrices se développe dans des séries commeLes rues de San FranciscoouKojakpuis, jusque dans les années 1980, sous une forme modernisée, avecRick HunterouDeux Flics à Miami, en même temps que des lois sont mises en place, sous Nixon, puis Reagan, pour réduire les droits des suspects. Le héros solitaire et non-conformiste qui recourt à la violation des droits des accusés, violente des témoins et détourne les procédures légales en conduisant des perquisitions illégales ou en « forçant »des aveux, n’est jamais condamné pour ses actions, puisqu’elles seules permettent d’aboutir à
l’arrestation des suspects et à la restauration finale de la justice. Le système judiciaire lui-même est envisagé comme une entrave au bon fonctionnement de la justice, laissant penser que les pratiques régulières de la police ne sont pas efficaces : la police doit donc recourir à des moyens extra légaux, voire à la violence et à la force pour faire régner la justice. Dans de telles séries, si les actes de la police sont aussi criminels que ceux des suspects qu’elle poursuit, la morale est toujours sauve, puisque la justice tant attendue fonctionne enfin. Les séries policières classiques privilé-gient d’autre part une interprétation simple et univoque des crimes traités, favorisant la certitude morale, et sur-tout, la restauration de l’ordre perturbé par le crime. Lich-ter et Lichter (Lichter, 1983) montrent que le taux de résolution des crimes dans les séries policières classiques est proche de 100 %. Cette formule fictionnelle classique s’essouffle cependant dans les années 1980, et sous l’impulsion conjuguée du 1 networkNBC et de la jeune maison de production NTM, la télévision commerciale entreprend un virage vers une fiction policière de qualité ciblant un public haut de gamme de jeunes actifs. La naissance de la très moderne Hill Street Blues(Capitaine Furilloen France) en 1980 révolutionne la série policière et judiciaire : moins specta-culaire, moins violente, centrée plus sur la psychologie des personnages que sur l’action visuelle, elle met en avant des thématiques complexes et un univers beaucoup plus sombre que les productions de l’époque. Le succès public et critique que rencontre cette série favorise l’émergence d’un nouveau genre qui radicalise progressivement ce que son modèle avait amorcé, et que nous désignerons par
…les séries télé
Nathalie Perreur
« néo-série ».Très vite qualifié de réaliste, celui-ci s’épa-nouit notamment avecLa Loi de Los Angeles(NBC, 1986-1994),New York District(NBC, 1990) et ses dérivés,New York Police Blues(ABC, 1993-2005),Homicide(NBC, 1993-2000), puisThe Practice(ABC, 1997-2004),Oz (HBO, 1999-2003),The Shield(FX, 2001),Les Experts (CBS, 2001) et ses dérivés,Boomtown(NBC, 2002-2003), FBI : Portés disparus(CBS, 2002),The Wire(HBO, 2002), Cold Case: Affaires classées(CBS, 2003) ouThe Closer (TNT, 2005).
La néo-série comme terrain d’exploration d’une société en crise Aspirant au réalisme, cette nouvelle génération de séries de qualité adopte un point de vue moderne et engagé sur la question du crime et de la déviance, explore, avec une conscience aiguë du monde contemporain et des défaillances de la société américaine, le monde du crime et de ceux qui se chargent de faire respecter la loi : police criminelle, policiers en uniforme, procureurs et avocats. En s’inscrivant de manière systématique et précise dans une temporalité du «maintenant »,ces séries tendent à une prise en charge des problèmes actuels touchant leur public. Cette contemporanéité revendiquée, marquée notamment pour certaines par la reprise sous la forme fic-tionnelle de faits divers récents ou par l’introduction de personnages inspirés de figures sociales réelles, permet à ces fictions « réfléchissantes » d’envisager de manière cri-tique la société contemporaine, avec pour enjeu non dissi-mulé d’éveiller la conscience citoyenne des téléspectateurs et de susciter en eux un examen raisonnable du monde social dans lequel ils évoluent. Contrairement aux séries « classiques », qui imputaient le crime à des individus déviants et non à des structures sociales défaillantes, le crime est défini par les néo-séries comme un véritable fait social. Celles-ci refusent en effet d’envisager le crime en dehors des conditions sociales qui le sous-tendent. Le milieu social dans lequel naît, grandit et vit le criminel est de ce fait considéré comme un facteur prépondérant dans le processus criminel. Le crime n’est dès lors pas envisagé comme la conséquence d’une faille
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individuelle, et les criminels des néo-séries n’agissent pas de manière illégale à cause de ce qu’ils sont, mais de ce qu’ils vivent. Comme l’exprime Lindsay Dole, avocate, à Helen Gamble, procureur de la sérieThe Practice,« Tout le 2 monde tue. Il n’y a que les circonstances qui varient». John Sumser (Sumser : 161) avance à ce propos que la fic-tion policière est passée, avec l’avènement d’une néo-fic-tion, d’une théorie des« typessociaux »impliquant que « nous sommes une chose ou une autre »à une théorie des « rôles sociaux », qui affirme que« ce que nous sommes est défini en fonction de la situation ».La criminalité présen-tée dans les différentes néo-séries apparaît ainsi comme le corollaire direct d’une société en crise, à la recherche de son identité et en pleine redéfinition de ses valeurs. Les néo-séries procèdent aussi à une constante réévalua-tion du système judiciaire et de ses acteurs, à travers la mise en scène critique d’exemples de corruption policière et d’irrégularités de la justice : on y croise ainsi des poli-ciers violents arrachant des aveux aux suspects par la ruse, 3 la menace ou bafouant leurs droits au profit de l’enquête, 4 des hommes de loi corrompusou trop orgueilleux, des avocats désabusés sur leur profession et tiraillés entre l’o-bligation de défendre des coupables et le désir de « sau-ver » des innocents, des procureurs plus intéressés par leur carrière politique que par la justice… autant de profes-sionnels de la justice se plaçant à la limite des prérogati-ves de leurs fonctions, voire au-delà de la loi. La justice elle-même est loin d’être à l’abri des critiques des néo-séries. S’y dessine en effet une justice procédu-rière présentée comme un jeu stratégique à deux vitesses fondé sur une discrimination par la richesse et l’apparte-nance ethnique des suspects: un tel système s’avère défavorable aux « exclus », inaptes à s’offrir un bon avo-cat, et aux membres des minorités ethniques souvent jugés en fonction de préjugés plus que de faits. Cette jus-tice est aussi faite de jeux stratégiques en coulisses, de tractations entre procureurs et avocats de la défense, à travers un système de compromis mutuels sur la peine requise, destinés à satisfaire les deux parties : la partie civile peut garantir la condamnation du suspect, qui pourra s’en tirer avec une peine inférieure à celle que lui infligerait un jury. Le bon fonctionnement de la justice,
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enfin, est parfois perturbé par des « détails techniques » qui empêchent la condamnation d’un suspect, comme des preuves saisies lors d’une perquisition illégale et par conséquent non convocables lors d’un procès. La remise en cause du système judiciaire passe aussi, dans certaines séries, par le développement d’un véritable plai-doyer contre la peine de mort. Effectués de manière très habile et mettant en avant des éléments aussi bien ration-nels qu’émotionnels, de tels argumentaires puisent leur efficacité dans la richesse narrative de la fiction: on assiste ainsi tantôt à de véritables débats d’opinion pas-sionnés entre des personnages pro- et anti- peine capi-5 tale ,et tantôt à des histoires humaines, délaissant l’argumentaire pour mieux laisser parler l’émotionnel, met-tant en avant les ratés et les excès de la peine de mort, 6 comme l’exécution d’innocents. Dans leur esquisse d’une critique de la société améri-caine, les néo-séries ne manquent pas de souligner les limites des valeurs fondatrices de cette société. Le patrio-tisme exacerbé depuis le 11 septembre y est ainsi envi-sagé à travers ses excès, comme la politique sécuritaire 7 8 instaurée par l’administration Bush , le Patriot Actou encore le refus de la différence, des traditions et des croyances venues d’ailleurs, présenté comme une voie possible vers le crime. De même, en montrant que le crime a le plus souvent lieu à l’intérieur même des familles, des séries commeThe Practice, New York Dis-trictetLes Expertségratignent ce lieu traditionnel de sécurité et d’amour, de religion et de morale, métonymie de la société américaine : la famille traditionnelle perd en partie le prestige et les valeurs que lui prête l’Amé-rique conservatrice. Les néo-séries mettent ainsi en scène un certain« déclin de la cité domestique »,selon les ter-9, mes de Sabine Chalvon-Demersayune perte de valeurs fondamentales qui touche jusqu’au dernier havre de paix envisageable dans un monde violent, le foyer. Les reli-gions elles-mêmes subissent alternativement des attaques pour la véhémence de certains de leurs propos et l’intégrisme qu’elles peuvent déclencher. Le réalisme pessimiste et critique (mais toujours porté par un regard humaniste sur le crime et ses ressorts) qui carac-térise les meilleures des néo-séries se trouve cependant
quelque peu pondéré par le développement de séries commeLes Experts. Tout en portant un regard désabusé et inquiet sur une criminalité rampante, chaque épisode 10 des trois versions de la sérieapporte aussi un élément de réassurance : cette franchise met en effet en avant la certitude de la justice. Ici, les indices et les preuves phy-siques garantissent l’arrestation quasi systématique du criminel à la fin de l’épisode. Les capacités de déduction des équipes de la police scientifique assurent la résolu-tion d’autant de puzzles que de crimes, présentés comme des énigmes à rationaliser avec patience, pièce par pièce. Quel que soit le crime commis et son ancienneté, les indi-ces « parlent » de manière certaine. C’est ici une foi pro-fonde dans les sciences et techniques qui permet de pallier l’incertitude et la faillibilité du jugement humain en matière de culpabilité : la question de la responsabilité n’est pas, comme dansNew York District, soumise au débat complexe entre loi et morale, ni établie au regard de facteurs sociaux et humains, elle est au contraire prou-vée de manière scientifique. Dans une telle perspective, 11 puisque l’erreur scientifiqueest présentée comme impossible, le châtiment infligé au criminel est toujours justifié, la peine capitale notamment. On revient ainsi au credo des séries policières « classiques » : le crime ne paie pas, et aucun crime ne saurait demeurer impuni. Une telle fiction assure finalement une fonction de réconfort, en opposant à l’incertitude d’un monde dangereux et insta-ble la certitude d’une justice servie par des hommes et des femmes de bonne volonté appuyés par l’appareil scientifique. Si les résultats ne peuvent être garantis, la qualité de l’effort fourni par l’institution policière saura minimiser les ratés du système et rassurer un public à la recherche de rétribution.
Conclusion S’il est difficile de généraliser tant les séries policières et judiciaires contemporaines sont singulières, c’est une même société en crise qu’elles dépeignent d’une manière plus ou moins libérale, ou plus ou moins pessimiste. Ces portraits intransigeants d’une Amérique à la recherche de repères ont pour vocation non dissimulée d'engager le public à examiner de manière critique les rapports sociaux
…les séries télé
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conflictuels mis en scène dans la fiction. John Ellis insiste ainsi sur l’intérêt social de néo-séries qui« creusent à tra-vers les anxiétés et les incertitudes de notre monde et apportent au public autant de moyens de le comprendre qu’il est possible. »(Ellis : 124). Les néo-séries policières et judiciaires sont de ces tentatives fictionnelles cherchant à englober de manière réflexive et critique la société améri-caine contemporaine, en incorporant à leurs récits tout ce qui fait matière à un débat social : le crime, bien sûr, mais aussi le racisme, la drogue, les gangs, les armes à feu, les conflits entre les règles sociales et les libertés individuelles, le terrorisme, les droits des homosexuels, des minorités, des handicapés et des enfants, l’avortement, la peine de mort, le Sida, les discriminations et les injustices sociales, l’euthanasie ou le harcèlement sexuel, parmi tant d’autres. Invitant à l’évaluation des règles et valeurs qui sont aux fondements de la vie sociale aux États-Unis, ces séries pro-cèdent à la prise en charge de la complexité de leur contexte historique et social, en intégrant à la trame nar-rative et aux relations entre les personnages ces mêmes tensions qui secouent l’Amérique contemporaine. De telles séries mettent ainsi en scène une société fragmentée, un monde défini par une grande précarité des existences et réglé par des phénomènes de discrimination et d’exclu-sion. À travers la thématique du crime, c’est celle, plus large, d’une société fondamentalement individualiste qui est abordée.
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Bibliographie Ellis John,Seeing things : Television in the age of uncer-tainty, London, I. B. Tauris & Company, 2000.
Lichter Linda et Robert,Criminals and law enforcers in TV entertainment : Prime-time crime, Washington D.C., The Media Institute, 1983.
Sumser John,Morality and social order in television crime drama, Jefferson, McFarland & Company, 1996.
Thompson Robert J),Television's Second Golden Age, Syracuse, Syracuse University Press, 1997.
Notes 1. Voir Thompson, 1997. 2. « Body count », saison 3. 3. Un schéma fréquent dansThe Shield, où les membres de la police participent au trafic de drogue et offrent leur protection à des dealers ou des criminels pour mieux en combattre d’autres. 4.The Practice, épisode « Judge Knot », saison 6. 5. Voir « Vengeance » (New York District saison 2), qui donne des faits rationnels pour s’opposer à la peine de mort, tout en mettant en avant les raisons émotionnelles de ceux qui la prônent. 6. Voir les remarquables « Spirit of America » (The Practice, saison 2) et « Death Penalty : Final Appeal » (Cold Case, saison 3). 7. Voir « In Extremis » (FBI : Portés Disparus, saison 1), où un médecin d’origine saoudienne est soupçonné (à tort) d’actes de terrorisme. 8. Voir notamment « Stress Position » (New York Section Criminelle, saison 4). 9. Intervention à l’EHESS, 2003. 10.Les Experts, Les Experts : Miami, etLes Experts : New York. 11. Toute erreur ne saurait être qu’humaine.
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