Anton Brûckner
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La Plume, n° 183, décembre 1896William RitterLETTRE DE VIENNEAnton BrûcknerAnton Brûckner19 Novembre 1896.M. Raymond Bouyer présumait juste dans le dernier numéro de l’Ermitage ; mais jen’aurais pas attendu son aimable invitation pour parler de mon vieux maître AntonBrûckner. Il y a quelque amertume à annoncer que cet entre tous génial, qui fut loind’être un simple contrapuntiste et ne fut qu’organiste au lieu que capellmeister,mérite que l’on s’occupe de sa mort, alors que l’on ne s’est pas occupé de sa vie !Peut-être grâce à cette mort apprendra-t-on enfin un peu en France quel il fut.Hélas ! c’est au moins un article qu’il faudrait pour apporter ma contribution à cetteœuvre de divulgation tardive… Ce serait certes le lieu et le temps ici etaujourd’huy ; mais mon temps à moi ne m’appartient plus, trop pris que je suis parles besognes rapportées d’Orient. Brûckner fut ni plus ni moins le plus grandsymphoniste qui ait existé avec Beethoven. À force de génie sa science il lapoussa jusqu’à l’anarchie ! Quand l’Esprit souffle il n’y a plus d’entraves ; Brûckneravait en son art une foy à soulever les montagnes et chacune de ses dernièressymphonies donne bien cette prométhéenne impression d’un Atlas portant un ciel. Ilest pour les temps nouveaux dont l’aurore point, ce que fut pour le nôtre leBeethoven de la Neuvième symphonie, de la Messe en ré, des dernières sonateset des derniers quatuors… On parle tant de Brahms ; les gens de métier aveclesquels il ...

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La Plume, n° 183, décembre 1896 William Ritter
LETTRE DE VIENNE Anton Brûckner Anton Brûckner
19 Novembre 1896.
M. Raymond Bouyer présumait juste dans le dernier numéro de l’Ermitage; mais je n’aurais pas attendu son aimable invitation pour parler de mon vieux maître Anton Brûckner. Il y a quelque amertume à annoncer que cet entre tous génial, qui fut loin d’être un simple contrapuntiste et ne fut qu’organiste au lieu que capellmeister, mérite que l’on s’occupe de sa mort, alors que l’on ne s’est pas occupé de sa vie ! Peut-être grâce à cette mort apprendra-t-on enfin un peu en France quel il fut. Hélas ! c’est au moins un article qu’il faudrait pour apporter ma contribution à cette œuvre de divulgation tardive… Ce serait certes le lieu et le temps ici et aujourd’huy ; mais mon temps à moi ne m’appartient plus, trop pris que je suis par les besognes rapportées d’Orient. Brûckner fut ni plus ni moins le plus grand symphoniste qui ait existé avec Beethoven. À force de génie sa science il la poussa jusqu’à l’anarchie ! Quand l’Esprit souffle il n’y a plus d’entraves ; Brûckner avait en son art une foy à soulever les montagnes et chacune de ses dernières symphonies donne bien cette prométhéenne impression d’unAtlas portant un ciel. Il est pour les temps nouveaux dont l’aurore point, ce que fut pour le nôtre le Beethoven de la Neuvième symphonie, de la Messe en ré, des dernières sonates et des derniers quatuors… On parle tant de Brahms ; les gens de métier avec lesquels il fut toujours le plus grossier camarade, les poètes : Péladan, Montesquiou etc. semblent s’être donné le mot pour l’exalter sur tous les tons ; Klinger déjà aurait suffi à le rendre célèbre ! Eh bien, la science musicale d’un Brahms c’est de la pelure d’oignon et du zeste de citron vidé de tout suc d’inspiration, c’est surtout de la petite équation algébrique au prix de la mathématique supérieure qui avait jeté Brûckner dans les triples au-delà du calcul infinitésimal harmonique etintrumentiste. Brahms a été défini en toute justice et avec une rare précision par le musicien genevois Jaques-Dalcroze, (qui a étudié aussi à Vienne et écrit outre lePoème Alpestre uneagréable partition sous les vers de mirliton d’une célébrité neuchâteloise), en ces irréfutables cinq lignes : « Et voici l’énervement des symphonies de Brahms, avec l’influence toujours présente des œuvres de Beethoven et de Schumann, l’enchevêtrement sans esprit des thèmes ennuyeux, le verbiage sans fin pour ne rien dire, l’audace inutile des dissonnances sans but, le vide des développements posant pour la profondeur, et la maladresse de l’orchestration qui s’accuse à l’œil par la lourdeur du dessin instrumental, et la longue ligne du tuba souligneuse de basses. » Qu’on se le dise bien en France, M. Saint Saëns est de beaucoup supérieur à Brahms, et n’est jamais embêtant. Puis les deux grands symphonistes tchèques Dvorak et surtout Fibich le dépassent d’un millier de coudées ! Et les Russes donc ! Mais le vieux Brûckner était encore un autre homme ; d’abord un homme, au point de vue cœur et caractère, comme on n’en fait plus, en qui ensuite s’incarnait un de ces dieux de l’art comme il n’en apparaît pas beaucoup en un siècle. Justement il ferme le siècle ouvert par Beethoven et rempli par Mendelssohn, Gade, Glinka, Schubert, Chopin, Liszt, Schumann, Berlioz, Smetana, Tchaïkouski, Mussorgski et Wagner, cette progression géométrique croissante (par ordre de mérite). Il le ferme non pas sur lui, mais derrière lui, car il pourrait bien remplir le suivant. Lui, les tchèques et les russes sont les seuls à avoir apporté du neuf en musique depuis Wagner. Aussi comme je l’ai déjà dit une fois (n’était-ce pas ici même ?) ne faut-il pas juger Brûckner par ses trois premières symphonies, (la 3e dédiée à Wagner fut exécutée aux concerts Lamoureux), plus qu’il n’est permis de juger Beethoven par ses deux premières.
Brûckner fut un bonhomme tout rond que la vie roula, et qui s’en consola exclusivement par la musique. En tant que componiste il fut un souverain et sa toute puissance n’a jamais su s’arrêter, se restreindre, s’émonder. On ne le canalisait pas, lui ! D’autres sont des jardins à la française, des parcs anglais, des paysages normands, bavarois, autrichiens que sais-je ! lui est l’inextricable forêt vierge. Il serait aussi, si vous voulez, au milieu des peupliers souples, des saules pleureurs,
des arbres fruitiers dociles à leur tuteur, l’arbre de la légende « si grand qu’un cheval en courant mettait trois jours à sortir de son ombre. » On l’a accusé de désordre dans ses symphonies : ce n’est pas vrai. Sondûrchgang —(je ne sais vraiment pas comment traduire ce mot en français ; aucun des termes, « conduite, développement, discipline » n’implique comme il le faudrait l’idée de total épuisement, de complet drainage de toute la moelle substantifique à tirer des thèmes et de leur mixture) — est certainement l’un des plus hardis qui soient, mais bien l’un des plus logiques aussi ! Seulement il procède par contrastes très violents et néglige tout remplissage intermédiaire banal, en sorte qu’il ne s’y trouve aucun repos pour les oreilles fainéantes, aucun de ces oreillers de paresse où le public fait « ah ! » parce qu’il y reconnaît la médiocrité de ce qu’il ferait, lui, public, s’il était le compositeur. En outre il découvre en route des pays si inattendus que parmi les gens de métier les plus roués, tous ceux qui malgré leur habileté auraient été incapables de les explorer ou en auraient eu peur crient au scandale… Il y a en musique beaucoup plus qu’en tout autre art des vastitudes extrêmes, polaires ou tropicales, sahariennes, alpestres ou océaniques que l’on ne pratique jamais parce qu’il est entendu de par tous les capons qui font la loi qu’on les doit délaisser parce qu’elles ne sont pas belles. Il va sans dire qu’on n’en sait absolument rien, ne l’ayant jamais prouvé ; on manque de courage pour s’aventurer ; voilà tout. Brûckner lui investiguait tout. Au lieu de déclarer les limites du monde arrêtées par ce Christophe Colomb qui a nom Beethoven, il entendait les élargir à son tour, et parce qu’on avait découvert l’Amérique ne trouvait pas la raison suffisante pour ne pas découvrir l’Afrique et l’Australie, tandis que tant de chers confrères se croient si forts en découvrant… la Méditerranée. À l’audition de sa septième symphonie par exemple (jouée au premier concertphilharmonique) cela se sentait très bien ; l’impression était comparable à celle qu’il y a à sortir de Haydn pour entrer dans Beethoven, de Mozart ou de Gluch pour entrer dans Wagner. Il y avait des moments où l’ on avait bien l’impression d’aller à l’extrême limites des forces humaines. Remarquez qu’on dit cela à chaque novation, et qu’il se trouve toujours encore d’autres novateurs pour reculer les limites… Si des maîtres classiques font penser à Poussin et à Corot, je cherche dans quelle voie il faudrait chercher les analogues de Brûckner en peinture ; ce serait évidemment dans la tradition Titien-Rubens-Delacroix-Bôcklin. Mais particulariser mieux : impossible !
Et puis ce qui lui a nui c’est qu’il était trop grand pour la vie qu il menait à Vienne ! je m’explique : les mêmes gens chic qui autrefois n’admettaient point que ce pût être un très grand génie ce laid et hirsute Monsieur van Beethoven dont les chaussettes pendaient sur les souliers et dont le tube était posé de travers, ou ce pauvre et famélique Monsieur Schubert qui avait si mauvaise façon et des taches à ses vieilles houppelandes, n’admirent pas aujourd’huy que pût être un second Beethoven l’homme qui ne parlait que le dialecte autrichien, et qui mangeait avec ses doigts, le grand naïf qui remettait cérémonieusement dix florins sous enveloppe, pour un ami qui lui avait donné un bon conseil, à la femme de celui-ci afin de mieux témoigner sa reconnaissance que par de bonnes paroles, et qui disait à l’Empereur un jour d’audience : (j’essaie vainement de traduire) « le roi Louis II de Bavière… oui… était un bon garçon : il paraît même qu’il voulait me donner quelque chose, » et avec un accent tout rond : « mais vous savez… depuis il est tombé à l’eau et ma décoration aussi. » C’est à cette même charmante audience que le bienveillant Empereur s’étant levé pour y mettre terme, Brûckner sans bouger le pria avec une bonhomie à désarmer le bon Dieu lui-même et qui désarma effectivement François Josef « de se rasseoir un moment »… Le moyen qu’avec cela on soit le pair de ce Beethoven et de ce Schubert dont ce même public qui les conspuait il y a quelques lustres a aujourd’hui la bouche farcie, et en l’honneur de qui on banquette, on conférencie, on fond des statues… Admettre la contradiction qu’il y a entre un tel génie musical et une telle gaucherie et une telle ignorance de tout dans la vie, était trop fort pour l’opinion du Tout-Vienne triturée par M. Hanslick ; elle s’y est refusée. Observez au reste que là où il y a génie M. Hanslick est toujours de l’avis de M. Sarcey avec la méchanceté en plus. Vous pouvez infailliblement déduire que là où cet homme désapprouve, quelque chose de grand a passé. Chaque fois que ce hideux juif crache, dites-vous qu’il y a une Sainte Face de Christ de l’art à essuyer de vos mains les plus dévotes.
Je publierai tôt ou tard mes notes au jour le jour sur Brûckner. En novembre 1888 je m’asseyais en compagnie de Gôllerich pour la première fois à son cours de Université — une compensation que lui avait accordée l’Empereur lorsque les intrigue d’Hanslick le firent expulser du Conservatoire ; je fus un de ses premiers fidèles et surtout l’un des derniers qu’il revoyait avec plaisir dans sa solitude du Belvédère, la dernière gracieuseté que lui ait faite son cher Empereur de qui ce sera l’un des plus beaux titres devant la postérité. Les trois mois de voyage de cet été m’ont empêché d’être là à ses funérailles, mais j’aurai ma façon à moi de lui rendre les derniers devoirs. En attendant je renvoie ceux qui peuvent s’intéresser à Brûckner ex li uéar moi à ma lettre du numéro de Novembre du Réveil de
Bruxelles, et je leur propose ceci : maintenant que Brûckner n’est plus, d’aimer d’autant plus Fibich, ce qui nous reste de plus grand après lui.
[WILLIAM RITTER.]
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