Morton Feldman la musique du silence
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La musique du silence Morton Feldman Climent y Garcia Alexandre Prof. Brigitte Van Wymeersch Université Catholique de Louvain± Louvain-la-Neuve Philosophie, arts et lettres±Histoire de O¶DUW DUFKpRORJLH HW PXVLFRORJLH LMUSI1501 Master MUSI2MS/AR Introduction à la pratique scientifique en musicologie Année académique 2015±2016 2 Introduction Morton Feldman, personnalité singulière de la création musicale contemporaine, est e probablementO¶XQsiècle. Artiste marginal, ildes compositeurs les plus innovants du XX bouscule les règles et remet en question la conception même du travail de composition en inventant de nouveaux outils de notion, en intégrant la notion de hasardHW G¶DSSUR[LPDWLRQau VHLQ PrPH GH O¶pFULWXUH eten confrontant la musique aux arts plastiques. Toutes ces expérimentations viennent transgresser les codifications conventionnelles en rigueur dans les années cinquante. L'expérimentation devient par ailleurs le mot d'ordre de toute une génération de compositeurs new-yorkais. Les préoccupations dominantes du langage de Feldman, sur lesquelles nous nous pencherons dans ce présent travail, sont celles qui concernent la temporalité et le silence en musique.

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Publié le 04 mars 2016
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La musique du silence
Morton Feldman
Climent y Garcia Alexandre
Prof. Brigitte Van Wymeersch
Université Catholique de LouvainLouvain-la-Neuve
Philosophie, arts et lettresHistoire de l’art, archéologie et musicologie
LMUSI1501
Master MUSI2MS/AR
Introduction à la pratique scientifique en musicologie
Année académique 20152016
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Introduction
Morton Feldman, personnalité singulière de la création musicale contemporaine, est e probablementl’unsiècle. Artiste marginal, ildes compositeurs les plus innovants du XX bouscule les règles et remet en question la conception même du travail de composition en inventant de nouveaux outils de notion, en intégrant la notion de hasardet d’approximationau sein même de l’écriture et en confrontant la musique aux arts plastiques. Toutes ces expérimentations viennent transgresser les codifications conventionnelles en rigueur dans les années cinquante. L'expérimentation devient par ailleurs le mot d'ordre de toute une génération de compositeurs new-yorkais.
Les préoccupations dominantes du langage de Feldman, sur lesquelles nous nous pencherons dans ce présent travail, sont celles qui concernent la temporalité et le silence en musique. Feldman conduit l’auditeur averti à sonder enprofondeur la dimension contemplativede l’écoute.
Nous verrons égalementl’influence de l’abstraction en art sur sa musique et l’élaborationd’une musique strictement non-figurative que nous mettrons en lien avec l'esthétique de Samuel Beckett à travers leur anti-opéraNeither.
Enfin, si la musique de Feldman semble très hermétique, elle découle cependantd’une approche de la composition très intuitive. Dans une tradition occidentale contemporaine qui privilégie l’aspectintellectuel et raisonnéd’une œuvre à sa réalisation acoustique, la question se pose de savoir si la musique de Feldman trouvera son auditeur. Comme le signale le compositeur lui-même :
Il y a deux sortes de gens: le type qui ne s’intéresse que s’il comprend, et le type qui veut à tout prix du mystère hermétique, des énigmes. Le premier s’ennuie sans comprendre, le 1 deuxième s’ennuie en comprenant.
1  Morton FELDMAN,Écrits etparoles. Précédés d’une monographie par Jean-Yves Bosseur, Paris, L’Harmattan, 1998,p. 57.
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1.Contexte 1.1. Biographie
Morton Feldman est né le 12 janvier 1926 à New Yorkd’unejuive d'origine famille russe. Il débute sa formation de musicien en 1938 avec Vera Maurina-Press qui lui enseigne le piano. Feldman commence à suivre des cours de composition en 1941 avec Wallingford Riegger et poursuit avec Stefan Wolpe. Ce dernier lui faitdécouvrir l’œuvre d’Anton Webern 2 (1883-1945) et rencontrer Edgar Varèse (1883-1965) . Le dodécaphonisme post-schoenbergien est alors florissant en Amérique. Toutefois, les professeurs de Feldman ne l’incitent pas à intégrer la notion de total chromatique dans son écriture et ne prônent aucun 3 système de composition .
En 1949, il rencontre John Cage (1912-1992) qui joue un rôle déterminant dans son affirmation esthétique. En effet, il lui apprendra à se fier à son instinctdans l’acte de composition à une époque où le déterminisme prédominait chez bon nombre de 4 compositeurs .
Feldman étudie également la peinture, ce qui se ressent fortement dans ses premières œuvres musicales.sera par exemple le premier compositeur à écrire un Il e œuvre notée graphiquement avecProjection 1pour violoncelle solo. Avec Cage, ils intègrent des salons de discussions sur la peinture expressionniste abstraite, au Cedar Bar. Ils y rencontrent des peintres tels que Philip Guston (1913-1980), Mark Rothko (1903-1970), Willem De Kooning 5 (1904-1997), Jackson Pollock (1912-1956) et Franz Kline (1910-1962) .
Feldman et Cage forment, entre 1950 et 1952, le groupe de laNew York School, avec Christian Wolff (1934-ac.), Earle Brown (1926-2002) et David Tudor (1926-1996). Ils partagent le même soucid’intégrer la notion de hasard en musique.
En 1957, Feldman introduit la durée libredans ses œuvresavecPiece for Four Pianosdans laquelle les interprètes choisissent leurs tempos. En 1972, il est reçu à Berlin comme compositeur en résidence par la DAAD,l’Office allemand d’échanges universitaires. Plus tard, il retourne à Berlin et rencontre Samuel Beckett (1906-1989) avec qui il collabore pour
2 Philip GAREAU,La musique de Morton Feldman ou le temps en liberté, Paris, L’Harmattan,2006, p. 151-152. 3 FELDMAN,op. cit.,p. 274 et 316. 4 Ibid., p. 130-131.5 GAREAU,op. cit., p. 152.
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leur projet d’anti-opéraNeither. De 1973 à sa mort, Feldman occupe la fonction de professeur à l’Université de New York à Buffalo. Entre 1984 et 1986, il enseigne auxFerienkurse für Neue Musikde Darmstadt.
Feldman se marie avec Barbara Monk et décède peu de temps après, à l'âge de 61 ans, 6 le 3 septembre 1987 à Buffalo, à son domicile .
1.2.Contexte culturel et modernisme
Le début des années cinquante marque les prémices de nouvelles conceptions des arts en Amérique. En effet, étant moins liés par le poids de la culture occidentale, les artistes américains seront les premiers às’émanciper de la tradition pour expérimenter de nouvelles formes d’expression. Cela se manifeste en premier lieu dans la peinture qui devient une source d’inspiration pour les musiciens entre autres.Les artistes d’outre-Atlantique ont un 7 rapport avec le passé et l’Histoire qui diffère des occidentaux . Ainsi, certains propos tenus par Feldman ausujet des peintres qu’il rencontre auCedar bar suggèrentqu’il s’identifiedans leurs démarches artistiques :
Beaucoup de gens n’ont en vérité jamais compris la nature de leur œuvre, ni de la mienne. Ils pensaient quec’était de l’anti-art, del’anti-histoireet ce n’est pas vrai. Lorsque vous rendiez visite à Pollock, vous trouviez chez lui un nombre incalculable d’ouvrages sur Michel Ange[...] Rothko se rendait sans cesse au Metropolitan pour regarder les Rembrandtou d’autres tableaux. Tous ces gens, pendant des années, n’ont jamais parlé sur la modernité; tout ce qu’ils ont fait était de parler du passé[...]. Ce qui n’était pas, dans une acception proustienne, une manière de le retrouver. C’était un passé sans nostalgie. En un sens, j’ai toujours pensé que les Américains avaient un sentiment plus vrai, meilleur, plus vivant en ce qui concerne le 8 passé que les gens qui en avaient hérité .
Ou encore :
N’importe qui aurait fréquenté les peintresdu début des années cinquante, aurait rapidement compris qu’ils exploraient leur sensibilité à travers un langage plastique des plus personnel, conservant une complète indépendance vis-à-vis des autres arts et possédant ce sentiment de sécuritéqu’offreun travail connu deux seuls. Je pense que Cage, E. Brown, Ch. Wolff et moi 9 étions danscet état d’esprit particulier.
6 Ibid., p. 151-155.7 FELDMAN,op. cit., p. 16. 8 Ibidem9 Ibid., p. 16-17.
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e La musique savante de la moitié du XX siècle était alors sous la tutelle de deux tendances. Les compositeurs avaient le choix d’opter soit pour lenéo-classicisme stravinskien, soit la seconde École de Viennesous l’immense influenceschoenbergienne et 10 entretenue par Pierre Boulez (1925-ac.) avec le sérialisme intégral . Nous constatons par ailleurs dans la correspondance entre cette figure incontournable du paysage musical et Cage que ce dernier recherche continuellement une certaine forme de reconnaissance.C’est le cas également de Feldman; aussi, s’ils ne partagent pas les mêmes conceptions du travail de compositeur, Boulez, Cage et Feldman gardent une certaine courtoisie et une estime réciproque.
En effet, Feldmanne s’inscrit pas dans une démarche intellectuelle de la composition 11 telle que la conçoit Boulez, mais il « compose d’oreille» . Il se ditd’ailleurs particulièrement choqué par les propos de Boulez qui affirme être « moins intéressé par la manière dont une 12 œuvre sonnait que par la façon dont elle était composé.e »
1.3.LaNew York School
Les différents membres de laNew York School sont liés par une approche commune d’expérimentationsans pour autant s’influencer réciproquement. Cette école a un effet permissif sur ses membres qui leur confère une certaine légitimité de groupe en termes de rupture avec la conception souveraine occidentale de la composition. Ils prônentl’inventivité 13 et l’expérimentation tout enconservant un parfait individualismedans l’écriture.
Ce groupe gagne progressivement une notoriété en Europe. Certains de ses acteurs seront d’ailleurs invités à enseigner auxFerienkurse für Neue Musikde Darmstadt qui est le rendez-vous incontournable des compositeurs où toutes les idées les plus innovantes se transmettent et se discutent. C'est le cas de Feldman qui y enseigne entre 1984 et 1986. Il garde toujours une certaine distance vis-à-vis de la pensée occidentale et de ses normes stylistiques. Il l’exprime d’ailleurs souvent, non sans humour. C’est le cas notamment dans une discussion avec Jean-Yves Bosseur, en 1966, où il compare Boulez à Napoléon et Karlheinz Stockhausen (1928-2007) à Bismarck.Dans le même ordre d’idées, il qualifie les 10  Pour une définition complète des thermes musicaux spécialisés en musique contemporaine, consulter l’ouvrage deJean-Yves BOSSEUR,Vocabulaire de la musique contemporaine, Paris, Minerve, 1996, p. 155-162. 11 Jean-Yves BOSSEUR,De vive voix.Dialogues sur les musiques contemporaines, Paris, Minerve, 2010, p. 81. 12 FELDMAN,op. cit., p. 14. 13 BOSSEUR,op. cit., p. 41.
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compositeurs enfermés dans une technique, un système, de « types de quarante ans qui vivent 14 encore dans les jupes de leur mère ».
2.Développement en termes de langage musical
Malgré sa grande modernité, l’école new-yorkaise ne rejette absolument pas les conceptsdu passé. Elle s’inscrit, bien au contraire, dans une continuité de la pensée artistique. C’est dans ce cadre que s’inscriventles propos tenus par Feldman lors d’une conférence de Darmstadt, en 1984,après qu’une personne lui ait demandé sa définition de la tonalité. Il répond tout d’abordqu’il faut déjà définir une définition. En cela, il remet en question les concepts imprescriptibles. Ensuite, il ajoute que l’Histoire ne doit pas influencer l’artiste, mais quec’est l’artisted’influencer l’Histoire. À son sens, il ne faut pas dogmatiser des concepts, d’autant plus que ceux-ci sont, à l’origine, basés sur des notions abstraites. Ils doivent e poursuivreleur métamorphose sans cesser d’évoluer. Aussi, la tonalité du XIXsiècle n’est e pas celle du XX , tout comme «les avions de l’époque de Lindbergh ne sont pas ceux 15 d’aujourd’hui».
2.1.Notation graphique
La modernité de Feldman se retrouve donc davantage dansl’invention de nouvellesformes employées plutôt que dans le fond, avec par exemple lexpérimentation de nouvelles notations. Cette recherche se manifeste très tôt chez Feldman avec une tendance às’inscrire dans un travail transdisciplinaire, et plus particulièrement avec la peinture.Il est l’un des premiers modernes à employer des notations graphiques avec son cycle deProjectionsqu’il commence en 1950. Pour cela, il utilise du papier millimétré sous forme de tableaux à colonnes. Feldman remplit ainsi les petites cases qui correspondent, selon la pièce, à une dynamique, un jeu, une hauteur, une durée, un timbre ou encore une densité d'évènements sonores. Cette forme d’écritureest beaucoup plusapproximative que l’écrituretraditionnelle et elle laisse plus de liberté à l'interprète. Par exemple, la durée des notes est nettement moins précise, car elledépend de l’espacepar les petits carrés à occupé l'intérieur d’un espace mesuré qui correspond à un nombre prédéterminé de battues, chacune équivalant à une valeur
14 Ibid., p. 77. 15 FELDMAN,op. cit., p. 310.
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métronomique. Nous remarquons déjà à ce stade de recherche de son écriture une tendance à privilégier le silence au son. Le silence est la toile vierge du peintre dans laquelle se déploient les couleurs. Aussi, son «désir n’était pas de composer, mais de projeter des sons dans le 16 temps, libres de toute rhétorique compositionnelle qui n’auraiteu aucune place ici ». Boulez est le premier à critiquer ce manque de précision dansl’écriture, jugeantque c’est une régression plus qu’un enrichissement dans l’histoire de la musique occidentale, mais Feldman ne s’inscrit pas tant dans une démarche intellectuelleque dans une tentative de laisser les sons 17 « être » et se développer .
2.2.Temporalité
Une fois de plus, Feldmanemprunte à la peinture des concepts qu’ilapplique immédiatement à celui du temps en musique. Les expressionnistes abstraits new-yorkais utilisent la couleur pour elle-même.Elle n’est pas employéeà l’intérieur d’un tracé, d’une forme ou d’un dessein. Elle est libre et n’exprime que sa propre vibration interne. Aussi, les couleurs chez Feldman sont les sonsqui ne sont inscrits dans aucune temporalité. Ce n’est pas une musique organisée.
Elle n’est pas pour autantdépourvue de « temps ». Au contraire, Feldman se dit au service du temps véritable qui révèle toutes les couleurs du son en le laissant se déployer et vibrer. Sa musique, comme les peintures abstraites, n’est contenue dans aucun cadre. Le temps en liberté permet de ne plus se focaliser sur une perception unidimensionnelle de la 18 musique. Chaque objet sonore devient un monde en soi et est important .
Pour cela, le silence tient un rôle primordial. Pour que les sons soient écoutés pour eux-mêmes, il faut rompre avec cette conception de la composition qui consiste à coller les sons les uns aux autres pour obtenir une continuité. Chaque son est donc entouré de silences 19 dans lesquels il peut se déployer et occuper l’espace-temps .
Offrir la liberté au temps est une approche nouvelle dans la composition contemporaine. Elle vaà l’encontre de la démarchede Boulez qui contient le temps dans un système intellectuel ultradéterministe et extrêmement contrôlé : 16 Ibid., p. 18-19. 17 Ibid., p. 23-24. 18 GAREAU,op. cit., p. 20-21. 19 Ibid., p. 22.
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Franchement, cette approche du temps m’ennuie. Je ne suis pas un horloger. Ce qui m’intéresse c’est d’obtenir du temps dans son existence non structurée. C’est-à-dire, ce qui m’intéresse, c’est la manière dont cette bête sauvage vit dans la jungleau zoo. Je non m’intéresse à la manière dont le temps existe avant que nous posions nos pattes sur lui –nos 20 intelligences, nos imaginations, en lui .
La méthode d’écriture employée dansPiece for Four Pianos(1957) permet dillustrer concrètement les propos de Feldman. Dans cette œuvre, les interprètesla même jouent partition, mais ils choisissent leur propre vitessed’exécutionet la durée des phénomènes sonores. Cela donne un effet d'écho où le temps est distordu dans quatre sphères 21 temporelles .
2.3.Notion de silence
La recherche du silence en musique est véritablement devenue unleitmotiv pour Feldman comme pour Cage, l’une des œuvres les plus connues de ce dernier étant4’33”(1952), uneœuvreexclusivement de silence. Sans entrer dans des spéculations de composée signification au sujet de cette pièce, qui a été sujette à de nombreuses polémiques, nous dirons qu’elle nous interroge sur la place du silence en musique.L’objet «peut-il êtresilence » considéré comme musique ?Jusqu’où peut? Est--on parler de musique ce l’objet ou le contexte de concert qui définitce qui est et ce qui n’est pas musique?
La pièce4’33’’est un symbole. La musique ici est réduite à une simple valeur de 22 durée . Pour cette raison notamment, cette œuvre nous interroge surla définition même de la musique.Ce qui détermine la musique, c'est avant tout l’écoute. L’oreillede l’auditeur occidental est dune certaine manière déformée par sa formation qui discrimine certains sons au profitd’autres.L’apprentissagedu solfège remplace les sons par des notes jusqu'à en faire totalement abstraction. La musique en devient parfois une activité et un exercice intellectuel plutôt que sensible. Cette activité peut dans certains cas empêcherd’entendrele son pour lui-même. La musique est dans ce cas réduite à la simple articulation d’idées abstraitesau sujet
20 FELDMAN,op. cit., p. 209. 21 Ibid., p. 36-37. 22e  Dujka SMOJE, «L’audible et l’inaudible»,siècleUne encyclopédie pour le XXI , sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, vol. 1, Arles, Actes Sud, 2003, p. 293.
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du son. Aussi,il n’estpas surprenant que lorsquel’auditeurne sait plus écouter les sons, il se 23 trouve incapable d'écouter le silence .
Mais outre ces questionnements fondamentaux, une autre question se pose, peut-être plus importante encore. Existe-t-il un silence absolu ? Cage nous offre à entendre quatre minutes et trente-trois secondes de silence pur, mais est-il pour autant strictement respecté ? N’entendons-nous pas le public chuchoter, tousser, rire ou tout simplement respirer ? Lorsque nous écoutons les divers enregistrementsde l’œuvre, ce n’estpas le silence que nous entendons, mais le bruitsourd et ininterrompu de l’environnement. En réalité, le silence instaurépar l’interprète, exécutant de l’œuvre, ne fait qu’accentuerces bruits et nous invite à 24 expérimenterl’.irréalité du silence absolu
Pour tenter l'expérience du silence absolu, au début des années cinquante, Cage entre dansla chambre anéchoïque de l’université de Harvard.Il dira que même dans cette pièce, il continue à percevoir des sons, ceux de son propre système nerveux et de sa circulation 25 sanguine . Ainsi, le silence en tant que phénomène acoustique, en termes de perception humaine,n’existe pas dans notre environnement terrestre. Il est uneinvention de l’esprit, où du moins une distinction entre le son souhaité et le bruit. Il est l’absence de sons intentionnels. Seule l'idée du silence existe. Mais si le silence acoustique absolu est inaccessible, se peut-il que nous ayons accès à un silence d’unetoute autre nature par l’expérience musicale? Ce serait alorsun silence intérieur, un silence de l’esprit.C’est du moinsce que la démarche de Feldman tente d’accomplir.
Pour instaurer un silencede l’esprit,Feldmanbaigne l’auditeurdans la masse sonore pure. Le silence est ici matière sonore à part entière.Nous sommes loin de l’application 26 boulezienned’un silence fonctionnel commeélément structurel de la musique .Il n’est pas 27 non plus pensécomme l’interruption du son, mais comme son prolongement naturel. Si le silence de Feldman est indissociable de l'événementsonore, c’est parce que c’est précisément 28 en lui que naît la musique.Il s’agit d’une musique de l’inaudible, laMusica Mundana, qui n’est pas organisée, mais se déploie dans lesvibrations. La musique de Feldman ne se trouve
23 Carmen Pardo SALGADO,Approche de John Cage. L'écoute oblique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 21-24. 24 Ibid., p. 47. 25 Ibidem.26 SMOJE,op. cit., p. 294. 27 FELDMAN,op. cit., p. 47. 28 SMOJE,op. cit., p. 309.
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29 pas dans les sons, mais entre ceux-ci : « ma musique est dans le silence », dira-t-il. D’ailleurs, lesdynamiques demandées par Feldman sont toujours feutrées, à la limite de l’audible.L’interprète doit rechercher la naissance du son, dont l’attaque est à mi-chemin de l’extinction.
En cela, la pensée Zen apportera un nouvel élan créatif à la musique américaine, tout en mesurant son influence sur les compositeurs de laNew York School. En termes de pratique musicale, lors de cérémoniestraditionnelles Zen, la répétition d’éléments vocaux et percussifsest très présente. La conception orientale du phénomène sonore diffère en ce sens de la conception occidentale. Elle se concentre davantage sur les vibrations du son plutôt que sur sa 30 fonction.L’objectif de cette musique est de libérer et de dégager l’esprit. Les éléments vocaux et percussifs répétés servent à immergerl’environnementdans un son sourd, sonore paisible, qui évite de se laisser distraire par des bruits parasites.
La musique de Feldman se rapproche de cette conception dans la mesure où il emploie des phénomènes sonores (accords, cellules mélodiques, patterns rythmiques) dans une construction répétitive et entrecoupée de longs silences. Ainsi, les sons se prolongent dans le silence et emplissent letemps et l’espace deleurs vibrations en trouvant résonance dans le vécu émotionnelde l’auditeur par sonécoute. C'est une musique qui cherche moins à transmettre un message quà éveiller lesprit en immergeant lauditeur dans les flux nerveux de ses proprespensées, là où harmonie acoustique et psychique s’entremêlent.Ainsi, baigné dans une musiquedépourvue de toute temporalité linéaire et d’intention vectorielle de l’harmonie,l’auditeur n’est plusdérangé par les bruits parasites. Il peut par conséquent se concentrer et atteindre l'état de pleine conscience.
Il est à noter que la raison pour laquelle Feldman abandonnera finalement les notations indéterminées pour retourner à la notation traditionnelle tient en son mécontentement par rapport àl’exécution des silences par les interprètes. Selon lui, les musiciens se préoccupent davantage de la manière de produire un son plutôt que découter sa résonance se prolonger. Feldman trouvera ses musiciens peu sensibles aux silences indiqués et, pour cette raison, il 31 décidera de tout noter pour garder le contrôle sur ses silences .
29 BOSSEUR,op. cit., p. 78. 30 SALGADO,op. cit., p. 30-31. 31 FELDMAN,op. cit., p. 36.
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