la plage ii « Courez,fils de pute! »nous crie le gars encore imberbe en nous rouant de coups. «Courez ! » La plage est plate et sablonneuse. Lorsque nous y arrivons enfin, nous recevons l’ordre de nous coucher à terre. On nous répartit en trois groupes de vingt, à quelques mètres les uns des autres. Hussan est si difficile à mouvoir qu’il ne parvient pas à s’agenouiller assez vite, son frère le tire par la veste. La plage est l’étape la plus dangereuse du voyage. Elle attire les charognards. S’y retrouvent les voleurs de la terre et les voleurs de la mer. C’est là que nous sommes le plus vulnérables. Les réfugiés s’y font souvent attaquer, frapper et dépouiller par les bandits. Parfois ce sont aussi des passeurs mécontents de leur provision qui dévalisent eux-mêmes les passagers. Les gardes-côtes peuvent en outre arriver à tout instant avec leurs chiens, par la mer ou par la terre. D’immenses usines plongent la région dans une lumière éblouissante. La baie d’Aboukir, l’un des plus grands ports industriels d’Égypte. Derrière nous, du côté de la terre ferme, c’est un flamboiement infernal de lumières rouge, orange et jaune. Devant nous, 50 la mer est éclairée par les feux des cargos qui mouillent en rade. Une fumée aux couleurs crues s’échappe au-dessus de nos têtes. « Ô Toi, Père de tous les orphelins », déclare Alaa tourné vers le large, en pleine euphorie. Amar parle avec sa femme: «Nous sommes au bord de la mer», dit-il, allongé sur le sable.
« Courez, fils de pute ! » nous crie le gars encore imberbe en nous rouant de coups. « Courez ! » La plage est plate et sablonneuse. Lorsque nous y arrivons enfin, nous recevons l’ordre de nous coucher à terre. On nous répartit en trois groupes de vingt, à quelques mètres les uns des autres. Hussan est si difficile à mouvoir qu’il ne parvient pas à s’agenouiller assez vite, son frère le tire par la veste. La plage est l’étape la plus dangereuse du voyage. Elle attire les charognards. S’y retrouvent les voleurs de la terre et les voleurs de la mer. C’est là que nous sommes le plus vulnérables. Les réfu giés s’y font souvent attaquer, frapper et dépouil ler par les bandits. Parfois ce sont aussi des passeurs mécontents de leur provision qui déva lisent euxmêmes les passagers. Les gardescôtes peuvent en outre arriver à tout instant avec leurs chiens, par la mer ou par la terre. D’immenses usines plongent la région dans une lumière éblouis sante. La baie d’Aboukir, l’un des plus grands ports industriels d’Égypte. Derrière nous, du côté de la terre ferme, c’est un flamboiement infernal de lumières rouge, orange et jaune. Devant nous,
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la mer est éclairée par les feux des cargos qui mouillent en rade. Une fumée aux couleurs crues s’échappe audessus de nos têtes. « Ô Toi, Père de tous les orphelins », déclare Alaa tourné vers le large, en pleine euphorie. Amar parle avec sa femme : « Nous sommes au bord de la mer », ditil, allongé sur le sable. « Je ne sais pas combien de temps encore je pourrai télé phoner. Si tu n’as plus de nouvelles, c’est que nous avons réussi. » Et justement, deux bateaux à moteur foncent vers nous. Les plus jeunes se précipitent, attrapent la coque de la première embarcation, tentent de s’y hisser, retombent, essaient encore. Amar reste en retrait, comme paralysé, il a peur de la foule, il veut monter en dernier, mais les derniers sont sou vent laissés sur la plage. Heureusement, l’équipage du second bateau nous voit. Nous devons pénétrer dans l’eau jusqu’à la poitrine pour atteindre la barque. Je pousse le gros Rabea pour le faire mon ter tandis qu’un autre le tire, puis on me tend une main, je l’attrape, elle me hisse jusque sur le pont où Amar est déjà couché, à bout de souffle. Près de nous, il y a Bissan, la fille diabétique. Les yeux rivés sur la plage, elle pleure et crie. Sa voix déraille et couvre le bruit du moteur. Sa mère est debout au milieu des vagues, dans son hijab noir. Les bras tendus hors de l’eau, elle appelle le bateau que les hommes dirigent déjà vers le large. Le sac à dos contenant les seringues d’insuline dérive au gré du courant, une vague l’a arraché des mains de Bissan. Les familles sont sou vent séparées au moment d’embarquer, et des
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enfants accostent en Italie sans leurs parents. Une fois sur le bateau, il n’y a pas de retour possible. Le sculpteur, qui est arrivé en dernier dans notre appartement, a promis à la famille de porter Bissan dans la houle, parce qu’ils ont habité des semaines ensemble, parce qu’il est l’un des rares à posséder un gilet de sauvetage. Mais il l’a tout simplement mise dans l’eau. Il a risqué sa vie à elle pour s’assu rer une place sur le premier bateau. Le deuxième équipage l’a prise à bord, mais ils ont oublié la mère. L’enfant crie si fort sur le pont que les hommes font demitour, ils hissent la mère en jurant et attrapent l’insuline avec une perche. Puis ils balan cent à la jeune fille son sac à dos, qui contient sa vie. Nous nous lançons vers le large, l’écume nous fouette le visage. On entend l’eau clapoter sur la coque et Bissan, hors d’elle, qui continue de crier. Les passeurs lui hurlent dessus, sa mère et sa sœur cherchent à l’apaiser en lui parlant tout bas. Amar se glisse vers Bissan et lui demande : — Tu as peur ? — Non, répondelle, déjà plus calme. Je n’ai pas le droit d’avoir peur. Si j’ai peur, c’est le choc diabétique qui me tuera. La côte n’est bientôt plus qu’un mince ruban à l’horizon. Le bateau n’est pas tout à fait plein, nous ne sommes que neuf, tous les autres se sont jetés sur le premier. Un membre de l’équipage guette à la proue, un autre est assis près du moteur, et le capitaine est à côté de lui, debout au gouvernail, il tient le cap sur la haute mer, mais il se met bientôt à jurer dans son portable.
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« Où il est, ce fils de pute ? » crietil aux autres. Il essaie en vain de joindre le capitaine du navire mère. « Il a dit qu’il serait sur place dans 15 minutes ! » Mais voilà que le moteur horsbord s’enraye, râle, crache de l’eau et finit par rendre l’âme. Un grand silence tombe. Les réfugiés regardent l’équipage. Les hommes jettent l’ancre, essaient de faire repartir le moteur, tirent le démarreur, tirent et tirent encore. Le chef ouvre le capot, un équipier appelle le capitaine du premier bateau, qui a navigué un long moment à côté de nous avant de nous doubler et de dispa raître dans la nuit. Notre capitaine demande à l’autre de débarquer ses passagers puis de faire demitour pour venir nous sauver. C’est alors que le moteur se remet soudain en marche. Le bateau a repris sa course sur la crête des vagues. L’homme à la proue dit avoir vu le navire mère. Dans cinq minutes, nous serons dans les eaux internationales, paraîtil, où les gardecôtes égyptiens n’auront plus de prise sur nous. L’un des passeurs fait le tour du bateau pour nous deman der de lui donner toutes nos livres égyptiennes. « Vous n’en aurez plus besoin, de toute façon. » « C’est lui ! » ditil peu après en montrant les lumières sur la mer. Le navire ne doit pas être loin. Amar, allongé sur le dos, mains derrière la tête, regarde le ciel avec un léger sourire. Il a pris une double dose de Xanax avant le départ. Rabea rit, tend les poings, tape sur la cuisse d’Amar, il rayonne. Pour la pre mière fois, nous pensons avoir réussi. Nous, les
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reporters, sommes dans le même état d’esprit, nous ne pouvons plus distinguer nos sentiments de ceux des réfugiés. L’Italie est à portée de main, la Suède, l’Allemagne, la nouvelle vie, ces rêves échafaudés depuis des mois – jusqu’à ce que le bateau mette le cap vers une île et que les passeurs nous poussent pardessus bord. L’un après l’autre, nous tombons à l’eau. « Je ne sais pas ce qui nous arrive, Rolanda », dit Amar un peu plus tard, heureusement, son téléphone n’a pas été mouillé. « Nous sommes sur une île, les bateaux sont partis. Je ne sais pas ce qu’ils mijotent. » Les passagers de l’autre bateau aussi ont été débarqués, nous retrouvons Alaa, Hussan et Asus. L’équipage leur a dit que les bateaux reviendraient nous chercher. Nous nous installons par petits groupes au sommet d’une colline. Trempés, à la merci du vent, la plupart d’entre nous tremblent de froid. Alaa se couche sur les broussailles qui poussent un peu partout sur l’île, sort de grands sacs plastiques et les dispose pardessus ses jambes et son ventre, jusqu’à sa poitrine. Amar l’imite et se recouvre aussi le visage de sa capuche si bien qu’on ne voit plus que sa bouche. Inquiet, il bom barde d’appels Abu Hassan, le roi des passeurs. Celuici promet à Amar d’envoyer un nouveau bateau. Nous sommes sur Nelson Island, comme nous l’apprendrons plus tard. Une petite île de 100 mètres de large sur 300 mètres de long. C’est là que l’ami ral anglais Nelson a battu en 1798 la flotte française sous les ordres de Napoléon. Lorsque la pleine lune
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apparaît derrière les nuages, les étendues de sable s’éclairent d’une lumière argentée irréelle. Comme si cette île n’était ni la terre ni le ciel. Un entre monde en dehors de tout. On dirait que le sol pourrait se briser comme du verre sous nos pas. Les passeurs reviennent, cette foisci avec un bateau un peu plus gros. Les passagers se préci pitent comme la première fois, se jettent dans l’eau sans trop se soucier des autres, s’élancent du sol boueux, s’accrochent au bastingage, tous en même temps, tous du même côté, si bien que le bateau menace de chavirer avec la houle. Les équipiers se défendent en donnant des coups de bâton, ils frappent sur les désespérés pour ne pas couler eux mêmes. Amar reste sur la plage avec la famille de Bissan, sa peur des foules toujours. Le bateau sur chargé fonce vers la haute mer, mais revient aussi tôt. Nous, sur la plage, ne comprenons pas tout de suite. On dirait qu’il y a un problème. C’est alors que nous apercevons deux vedettes des gardescôtes derrière le bateau des passeurs. Deux ombres aux feux rouges clignotants sur les superstructures. Les réfugiés sont jetés à l’eau, pié tinés, frappés par les passeurs, des bagages dérivent dans les flots, nous retournons vers l’île en courant dans l’espoir fou de nous y cacher. « C’est fini, n’estce pas ? » me chuchote Amar au fond du trou dans lequel nous nous terrons avec quatre autres.
Groupe par groupe, les soldats nous obligent à sortir de nos planques. Il est souvent arrivé, par le passé, que des réfugiés se fassent tuer pendant leur
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arrestation. Quelquesuns parmi nous se cachent dans les vagues derrière les rochers, jusqu’à ce qu’ils aient trop froid et abandonnent. La famille de Bissan se serre dans un renfoncement au sol. D’autres ont eu tout juste le temps de se coucher par terre. Les soldats munis de projecteurs passent l’île au peigne fin. Ils se rapprochent de notre cachette, nous ordonnent de nous montrer. Les mains en l’air, je sors avec Amar. Aveuglés par la lumière, nous nous dirigeons lentement vers les gardes, mais voilà qu’ils tirent à balles réelles deux, trois coups de sommation à l’arme auto matique. Nous tombons à genoux, ils hurlent des ordres que je ne comprends pas. Amar, qui traduit toujours d’habitude, est pétrifié, ils nous mettent en rang, tête baissée, posture d’humiliation. Nos papiers d’identité, du moins si nous en avons, nous devons nous les mettre sur la tête. Quelquesuns se prennent des coups de botte dans le dos. Ainsi se termine le rêve de cette nuit. « Vous n’avez quand même pas cru que vous étiez déjà en Sicile ? » dit l’officier en riant sur le bateau de commandement qui nous ramène au port. Il est content de lui. Il aura un bonus ou une récompense.