Critique de l’identité : un logicien croise la psychanalyse
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Description


Les questions posées au texte ne nuisent en rien au charme de cet ouvrage pourtant sérieux : toute la dernière partie dont je n’ai pas encore fait mention, est consacrée à une apologie des récits de voyages (en particulier celui de Léon l’Africain à la Renaissance), c’est-à-dire à la production et à l’écriture d’une singularité grâce au dépaysement cultivé, même s’il est au départ contraint. La pratique du multiple des cultures ne s’éprouve que par là. Ali Benmakhlouf introduit donc, in fine, une balance par rapport à sa théorie de la propriété, relais du corps vulnérable. Ne pourrait-on confronter ce contrepoint aussi au rapport du symbolique – déjà constitué – et du singulier – toujours en excès – dans le champ freudien ?
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Langue Français

Extrait

Critique de l’identité : un logicien croise la psychanalyse.
Monique David-Ménard
Sur l’ouvrage de Ali Benmakhlouf, L’Identité, une fable philosophique(PUF 2009)
Le livre de Ali Benmakhlouf compose plusieurs motifs habituellement disjoints, il s’agit d’en dégager la cohérence originale. Voici d’abord ces « motifs » dans le désordre, ainsi que la multitude des références philosophiques qui les accompagnent. Je dégagerai ensuite, au contraire, plusieurs lignes de cohérence dans cette juxtaposition, qui donnent à cet ouvrage son caractère original. Puis, je poserai la question des croisements, délibérés ou non, avec la psychanalyse, entendue comme approche, à la fois pratique et théorique, des fonctions de l’imaginaire chez les hommes .
I. Comparer l’incomparable
Comme dans un puzzle tout d’abord, voici les pièces qui sont ajustées :
- Une étude logicienne des illusions dont se tissent les théories de l’identité lorsqu’elles prétendent déterminer dans l’être ou dans le réel des entités stables,
et lorsqu’elles tentent d’aIrmer que le Moi, l’une de ces entités, est au pouvoir d’une connaissance (de soi) ;
- Une philosophie du droit qui enracine l’identité dans le « Mien » plutôt que dans le « Moi » justement.
- Un repérage de l’exigence d’identité dans les récits épiques qu’un individu ou une société forge sur ses « propres » origines
- L’instauration par le droit d’une sphère de propriété qui, prenant la suite des récits épiques, garantit aux individus qu’ils auront une place là où ils vivent et pas seulement par les objets qu’ ils possèdent.
- Une analyse critique du « conit des cultures » qui fait la part belle, épistémologiquement, à la méthode comparatiste, comme mise à l’épreuve des conceptionsigéesde l’identité d’ « une » culture
- Une philosophie du corps comme vulnérable et pouvant être protégé par ce relais qu’institue la propriété
- Le choix d’un exemple de culture prétendument uniîée et repliée sur elle-même : la culture arabo-musulmane dont il s’agit de savoir si le Coran en propose ou non une vérité qui échapperait au croisement mentionné plus haut de l’épopée et du droit.
- Finalement, un retour sur la question du savoir qui aIrme que décrire est aussi important qu’expliquer.
On peut d’ailleurs reprendre cesItemssuccessifs en nommant les penseurs avec lesquels A.Benmakhlouf trace son chemin :
- Hume, Frege, Russel, Quine et Wittgenstein pour la critique de l’identité substantielle en logique. Mais cette orientation logicienne se lie avec une référence marquée à la subversion de la logique chez Lewis Caroll : c’est Hume, ici qui est le logicien favori de l’auteur puisqu’il croisait déjà une critique logique avec une grande attention portée aux règles de l’ïmaginaire, aux consécutions de l’habitude qui ne sont pas –pas encore, dit l’auteur – des relations logiques, en un mot aux associations. Dans l’ouvrage de ABM, Hume est un compagnon important puisqu’il ose présenter les relations logiques comme une transformation des règles associatives. La raison logique ne nat pas toute armée de la cuisse de Jupiter. C’est pourquoi les paradoxes dontAlIce (au Pays des MerveIlles)fait parfois durement l’expérience permettent de comprendre les liens
du rêve à la logique, loin de s’opposer à elle. Certes, Russell, dont la conception du nom propre comme description déînie importe pour lutter contre la visée substantialiste des noms et des mots, et Wittgenstein, pourfendant les crampes identitaires de notre langage, interviennent régulièrement dans les développements de l‘ouvrage, mais le duo « Hume –Alice », est plus important.
- Le contrepoint entre le mien et le moi convoque Rousseau, Fichte, Kelsen, et les marie pour un temps avec Amartya Sen aîn que prenne forme une conception de la propriété non réduite aux acquêts, pourrait-on dire, c’est-à-dire se fondant sur l’instauration eective d’une place sociale pour des corps doués de capacités.
- L’analyse des supposées « identités culturelles » allie Marcel Detienne, comparatiste de méthode, Montaigne, relativiste de doctrine sans être jamais doctrinaire, et les penseurs qui ont le mieux souligné, soit les rapports complexes de la religion à la philosophie comme Averroès, soit ceux qui ont très vite aIrmé qu’une culture vivait d’emprunts à d’autres cultures, et que le rapport de la religion à la philosophie ne se conçoit qu’au prisme des conditions historiques, comme Al Âfgân. Le Moyen-Âge arabo-musulman, comme on voit, rejoint la question contemporaine de nos sociétés dont le multi-culturalisme proclamé est mis à l’épreuve des faits de révolte intra-urbaine et dont l’universalisme républicain tente de vaincre sa propension à exclure sans que sa capacité à le faire soit encore clairement établie.
Critique de l’identité : un logicien croise la psychanalyse.
II. Construire des rapports.
Si on met en île tous ces auteurs, se dessine donc une conîguration spéciîque et philosophiquement fort originale, de la pensée de l’identité dans l’histoire et dans le monde contemporain. Ce petit livre est à la fois un tour de force et un tracé conceptuel rigoureux qui, tout en étant aussi déconstructeur que Wittgenstein ou Montaigne, réussit à construire une pensée là où nous tâtonnons bien souvent.
Procédons, nous aussi, par une méthode comparatiste : ce n’est pas la première fois qu’une critique des prétentions illusoires du connatre dégage la place et l’importance philosophique du droit comme lieu où se produit et se conçoit ce qu’Emmanuel Kant nommait « L’ïdée d’une histoire universelle considérée du point de vue cosmopolitique ». Mais la critique de la raison théorique chez ce dernier, si elle installe bien le droit aux lieu et place de la métaphysique vide de contenu, ne s’eectue certes pas au nom d’une conception de la raison juridique qui ferait du fondement du droit une épopée…
Ce n’est pas la première fois, non plus, qu’une critique de la raison s’articule à une philosophie du droit dont l’illusoire rationalité plonge dans l’ïmaginaire de l’hérosme et de la violence sociale :Giambattista Vico, au dix-huitième siècle commençant, montrait comment les « actions de la loi » en droit romain s’enracinaient dans une répétition réglée de la violence des conits formateurs du social et des antagonismes politiques. « A l’origine », les premiers hommes erraient dans des forêts sans identiîer leurs congénères. ïls procréaient sans même que les mères reconnussent leurs enfants durablement et sans que les pères organisassent des sépultures qui auraient permis d’inscrire dans l’espace et dans le temps la îliation.
ïl fallut « un jour » une grande terreur produite par des phénomènes naturels menaçants pour que les « Géants » interprétassent la violence de la nature comme un châtiment pour ces désordres. Ceux qui devinrent, par cet acte même, les premiers « Pères de famille » instaurèrent alors des « mariages solennels » et des sépultures pour ceux qui devinrent désormais des ancêtres. Ce fut là l’origine symbolique de la société. C’est pour des raisons symboliques et irrationnelles (la terreur) que les Pères de famille avaient pris possession des terres où ils enterraient leurs morts pour îxer la succession des générations. Mais les suites en furent aussi politiques et économiques : comme tous ne se plièrent pas à cette première règle, des conits se développèrent entre les « Pères » et la « Plèbe », c’est-à-dire ceux qui découvrirent les avantages, en particulier économiques, dont ils se privaient, s’ils voulaient continuer à se « rouler dans la fange » sans rien connatre de leur progéniture. Pour Vico, c’est la terreur investie dans l’interprétation d’un événement géographique hasardeux qui est à l’origine indirecte du droit. Et le droit met en forme et limite par des rites la violence qui oppose, à Rome, les Patriciens et les Plébéiens. Au regard de ce récit nécessairement fabuleux puisque les proto-hommes terriîés étaient incapables de développer une connaissance vraie de leurs origines, les théories de la justice fondées sur des notions mathématiques – justice distributive et justice corrective – apparaissent à Vico comme des rationalisations tardives et illusoires. ïl y a plus de vérité dans les récits épiques commeL’ïlIadeetl’Odysséequi mettent en scène de façon poétique et rhétorique les origines de la cité que dans la raison philosophique qui prétend donner une mesure rationnelle de la justice. Le droit, au contraire, garde dans son langage et dans les rites qu’il formalise, la mémoire de l’origine magique et passionnelle des conits. Les « actions de la loi » en droit romain prennent la suite des « imaginations fantastiques » pour qui sait déchirer leur langage. Le droit, qui garde dans son langage et dans ses rites, une mémoire de cette source magique, est plus sage que la philosophie. Articuler une critique des illusions de la raison avec une philosophie de l’imaginaire et du droit n’est donc pas propre à Benmakhlouf. Ce qui est original dans ce livre, petit par son volume mais grand par son ampleur, c’est de lier ce thème à une critique philosophique et logique de l’identité.
L’identité, c’est une relation qui n’est déînie et eective qu’en arithmétique, par l’égalité des éléments composant un ensemble. En ce qui concerne l’identité d’un être substantiel ou celle d’un sujet qui croit saisir ce qui le fait « lui-même » à travers le temps alors que tous les faits lui donnent une variété indéînie d’états ou de situations, elle relève d’une pétition de principe qui est de même nature que la recherche d’une origine introuvable de « soi ». Et ce qui vaut des individus vaut aussi des cultures qui se racontent ce qu’elles sont par des épopées. C’est sur ce point décisif que Ali Benmakhlouf va plus loin de Vico : « il n’y a » d’abord que des perceptions données par des associations, des conjonctions d’images à l’état brut comme dans le rêve ou comme dans les expériences déroutantes d’AlIce au pays des merveIlles. Ces perceptions ne distinguent pas les choses de nous-mêmes et elles ne donnent aucune identité stable. Comment passe-t-on de cela au rôle du droit comme instituant des individualités par la propriété ?
Le coup de génie de cet ouvrage est que toujours le îl logique est au rendez-vous pour articuler des diérences sans nier l’hétérogène : l’identité d’une culture ou l’identité d’un individu est un nom propre qu’ils se donnent. La notion du nom propre comme description déînie est empruntée à Russell : une « description déînie », rappelle Benmakhlouf, c’est un symbole incomplet : une manière d’abréger une liste de caractéristiques qui n’en înirait pas de s’énoncer mais qui est abrégée par le nom : Aristote, c’est ce philosophe qui fut l’élève de Platon et qui fut appelé auprès d’Alexandre de Macédoine comme précepteur et qui…et qui… Le nom propre abrège et met l’identité sous la bannière d’une fonction à la fois vide de contenu et indispensable pour que les sociétés et les individus se repèrent dans leurs vies. Le Nom propre produit de la croyance comme la causalité selon Hume. ïl le fait tout comme les Géants primitifs chez Vico purent se retrouver dans la procréation d’autres hommes en instaurant des rites par lesquels ils enterraient leurs morts, se îxant par là en des lieux et inaugurant des conits sociaux. La critique logique de l’identité n’est pas une în de non recevoir, elle est une manière oblique, indirecte, de la concevoir en en montrant l’eIcace (la performativité) lors même qu’elle ne satisfait pas aux critères logiques de la connaissance. Le duo « Hume-Alice » se transforme en trio « Hume-Alice-Russell » pour dessiner un rapport entre critique logique de l’identité et nécessité des récits d’origine de soi et des sociétés.
La croyance en l’identité d’une substance qu’il s’agisse d’une chose ou d’un sujet qui dit «je » relève d’une crampe mentale, comme disait Wittgenstein. ïl n’empêche que les récits d’origine prennent le relais d’un besoin d’identité, qu’il se forme dans l’espace des origines familiales d’un individu, des origines épiques d’une communauté (La Bible, le Coran, l’Odyssée) ou dans ce qui survit des récits héroques , sédimenté dans les dictons et proverbes qui font vivre à leur manière,
dans le quotidien d’une société, les « vérités » qui la soudent. La tradition orale permet, en eet, aux individus de décliner leur identité en s’eaçant comme « moi » singulier.
Critique de l’identité : un logicien croise la psychanalyse.
III. Philosophie du corps et de la propriété.
De même que le Nom propre est la fonction logique de ces discours, de même le corps forme le noyau anthropologique des théories de la propriété : « Loin de se réduire à un individualisme possessif, les doctrines de la propriété, de l’âge classique au XVïïïè siècle, racontent, chacune à leur manière l’épopée moderne de l’homme cherchant sa place, un peu moins dans le chant des poètes, de l’epos culturel, et un peu plus dans ses acquisitions, forme de protection de cette ‘ sphère des actions libres’ qu’est le corps » (p.72). Un système juridique a toujours besoin de justiîer par un mythe rationnel le principe même de ce qui fait la cohérence de ses lois. Ce mythe n’appartient pas au registre des lois posées dans le système, il raconte la fable du premier occupant ou celle de l’égalité première des citoyens, de leur liberté, de leur fraternité. ïl s’agit donc d’un mythe parmi d’autres, d’un récit fabuleux comme un texte sacré. La fonction en été dégagée par Kelsen qui parlait de norme fondamentale.
Mais cette justiîcation formelle ne suIt pas : car les normes fondamentales ne sont pas hors l’histoire, leur prétention à l’universalité est soumise à des conditions précises : ce sont les luttes eectives des hommes pour l’hégémonie de tels et tels intérêts qui occupent tour à tour la place vide de cet universel que Kelsen approchait par la cohérence d’un système juridique à partir d’un présupposé extérieur au système. Ernesto Laclau, à qui se réfère ABM, inscrit la dominance de tel ou tel récit premier dans des rapports de pouvoir au même titre que des luttes d’intérêts. La rationalité de l’histoire apparat comme contingente par rapport à celle d’une structure juridique ou sociale, mais cette contingence est relative, elle renvoie à l’inscription de la norme fondamentale dans des relations de pouvoir qui sont hétérogènes au système des lois, rendues cohérentes par leur relation àunenorme fondamentale. La lutte pour l’hégémonie de telle « diérence » est soumise à une contradiction nécessaire puisque si cette diérence triomphe des autres elle n’est plus diérence d’une sous-culture ou d’un groupe d’intérêts, elle prétend représenter le tout, l’universel de telle société.
ïl y a cependant dans le propos de Ali Benmakhlouf quelque chose qui ne se réduit pas à la fonction d’une norme fondamentale, même articulée à l’histoire : c’est la fonction du corps comme noyau de ce que le droit doit défendre par la
propriété, entendue comme capacité à faire sa place. L’individu n’est pas fermé sur lui-même, il est, par la propriété, une frontière ouverte. C’est parce que le corps est vulnérable qu’il a besoin du relais de la propriété, telle est bien la leçon conjointe de Rousseau et de Fichte. ïl ne s’agit pas d’une norme fondamentale parmi d’autres, mais plutôt de ce qui est à instaurer universellement dans les sociétés de la modernité, qu’elles se soient ou non éloignées déînitivement des grands récits religieux. L’analyse est ici à double détente : d’une part, les sociétés rationalistes et démocratiques ne sont pas indemnes de grands récits d’origine et, par là, elles sont comparables aux sociétés qui installent en position hégémonique la religion ou l’épopée. Les sociétés qui se réclament des droits de l’homme ne sont pas moins plongées dans l’histoire que les autres comme en témoigne l’histoire des colonialismes. Mais, d’autre part, l’exigence juridique universelle d’avoir à protéger les corps du fait même de la fragilité de leur capacité d’initiative est une déînition de la propriété qui a, au vingtième siècle, pris naissance dans les pays anciennement colonisés, qui n’avaient pas le droit d’avoir des droits. C’est pourquoi Amartya Sen complète et modiîe Rousseau sur le « propre » et les capacités. Parce qu’elles sont toutes historiques, les sociétés sont toutes comparables, de quelque norme fondamentale qu’elles se réclament. Et elles sont comparables surtout si elles ne se ressemblent pas. En somme, les Droits de l’homme sont dans l’histoire au même titre que la Charia, dont Ali Benmaklhouf montre dans quelles conditions historiques très particulières elle est donnée comme norme fondamentale.
Critique de l’identité : un logicien croise la psychanalyse.
IV. Croisements avec la psychanalyse.
Puisque le corps est la donnée anthropologique fondamentale qui, dans ce livre, forme le noyau à respecter de l’identité, interrogeons d’abord sur ce point le croisement avec certains thèmes psychanalytiques. Nous nous demanderons ensuite si le îl rouge logicien de Ali Benmakhlouf aborde de la même manière que la psychanalyse le contrepoint entre les lois de la raison et celle du rêve. En d’autres termes, nous nous demanderons si on peut dire que la pensée associative « prépare » la pensée rationnelle lorsqu’elle n’est « pas encore » possible.
Donc, le corps, norme fondamentale de l’anthropologie politique exposée. Que le corps soit le noyau de l’identité, nul psychanalyste n’en disconviendra. Que le
narcissisme soit à la fois une formation illusoire dont le désir de complétude est à entendre comme méconnaissance de sa fragilité intrinsèque, c’est bien ce que Lacan par exemple a établi dans le « Stade du miroir comme formateur de la fonction du Moi ». ïl développait par là le thème freudien du Moi comme « entité de surface », « projection d’une surface du corps ». Toute la question est alors de savoir quand, dans une analyse, il faut respecter la fragilité du Moi et quand il convient de permettre à un(e) analysant(e) de pouvoir se passer de cette crispation identitaire. On pourrait donc utilement croiser le propos de Benmakhlouf en développant les ressources de la notion freudienne d’identiîcation qui montre bien en quoi nos identités sont toujours d’emprunt. D’autre part, que la propriété, relais du corps dans le droit, tienne sa justiîcation du fait même de la vulnérabilité du corps et lui évite les dangers de la transparence ; qu’en ce sens la propriété ne soit pas seulement possession d’objets mais instrument ( organon) qui institue une place pour un individu situé par des relations et non pas isolé comme dans l’individualisme possessif de Locke, cela apporte certainement une suggestion intéressante pour lier psychanalyse et politique.
Là où je suis moins volontiers Benmakhlouf, c’est dans la polysémie qu’il convoque pour parler du corps : il nous dit que le corps est, depuis l’enfance, ce qui est à protéger et que ce corps est en même temps la source des actions libres : « L’origine dépend du récit à la fois fragmentaire et lacunaire sur l’origine, mais il y a quelque chose qui se maintient depuis l’enfance, quelque chose qui est toujours là et qui donne en même temps la limite de l’analogie de Locke entre le passé des républiques et celui des individus : c’est le corps » (p.80). Ce corps, évoqué à partir d’un roman (Colette Guedj,Le Roman de MyrIam Bloch) est-il le même que celui dont parle Fichte lorsqu’il l’identiîe à « la sphère des actions libres » (p.73) ? Que la notion juridique de capacités chez Amartya Sen puisse s’inscrire dans la suite de la philosophie du corps de Fichte donne lieu à des développements vraiment remarquables dans l’ouvrage. Mais peut-on concevoir de la même façon le Moi-corps, formation imaginaire fragile et le corps comme seul noyau d’une identité vulnérable en politique ?
Au fond, à lire Benmakhlouf, il n’y a plus rien d’illusoire qui s’attache au corps lorsqu’il devient la norme d’une philosophie du droit alors que le mixte d’illusion et d’unité qu’il représente depuis l’enfance n’en fait pas une norme à protéger à tous égards dans la sphère du corps des désirs. Et même si ABM prend soin de dire que ce corps qui a juridiquement comme relais la propriété est tout sauf solipsiste, comme le dit Wittgenstein « Le sujet n’appartient pas au monde, mais il est une frontière du monde »( cité p.84), peut-on uniîer le monde, les autres
individus et cet aspect des autres dont parle la psychanalyse qui forme le corps d’un sujet en même temps que ses identiîcations dans une épreuve nécessaire d’intrusion et de dépendance ? Le concept classique de liberté, convoqué par Fichte pour caractériser la sphère des actions libres du corps, ne suIt pas ici.
Deuxième question adressée à Ali Benmakhlouf : j’ai dit plus haut que l’un des charmes de cet ouvrage est que le îl rouge de l’analyse logique ne se perd jamais, même lorsqu’il s’agit d’analyser ce qui ne relève pas de la logique. Et j’en prenais pour exemple la manière dont la théorie du nom propre de Russell (signiîcation illusoire mais fonction indispensable) jette un pont entre la sphère du langage et celle du droit. Ou encore la manière dont le duo « Hume-Alice » permet de faire une sorte de genèse des relations rationnelles à partir de la pensée associative qui ne connait que des conjonctions.
Mais je doute que la psychanalyse mette en continuité la logique et la pensée dans le rêve parce que cela se fait toujours au détriment de celle du rêve, de l’hallucination, de l’organisation propre aux symptômes. ïl ne s’agit pas ici de considérer le rêve comme une valeur qu’il faudrait défendre, mais plutôt d’une question épistémologique : les conjonctions d’images ou de pensées dans le rêve ne sont pas la préparation des lois de la logique lorsque cette dernière n’est pas encore formée. Certes, Hume montre comment les relations qui se veulent rationnelles sont construites sur la bases des relations associatives et comportent des illusions substantialistes sur le réel qui serait approché par la causalité. Mais justement, même s’il est évident que Freud a lu Hume ou ses commentateurs avant d’écrire l’ïnterprétatIon du rêve, il y a, dans le repérage des processus qui forment les rêves, et qu’il nomme « travail du rêve », une innovation conceptuelle décisive : condensation, déplacement, surdétermination, statut des images comme rébus, ces procédés sont des déterminations positives, elles ne sont pas là simplement pour aboutir aux lois de la pensée logique, elles ne la préparent pas, même comme dans une genèse qui déconstruit, à l’instar de Hume ou de Wittgenstein, certaines prétentions de la raison. Le travail du rêve n’est pas un manque de rationalité ; cet abord nouveau de l’imaginaire requiert, méthodologiquement, qu’on cesse de prendre la logique comme norme de ce qui n’est pas elle lorsqu’on décrit ce qui n’est pas elle. Justiîer la fonction de l’imaginaire par de multiples raisons, ce n’est pas la même chose que de réussir à déchirer ses lois et procédés sans plus prendre letelosdes relations logiques comme point d’aboutissement. ïl faut montrer que, dans la réalité humaine, certaines choses s’organisent par d’autres lois que celles de la raison. Et ce n’est pas là faire preuve d’un penchant à l’irrationnel, au contraire :
c’est la raison qui verse dans l’incapacité à penser ses propres limites lorsqu’elle saisit ce qui n’est pas elle comme le manque d’elle-même. De ce point de vue, la
référence de Ali Benmakhlouf à Russell ne fait guère avancer les choses : que dit Russell, en eet lorsqu’il semble donner droit de cité à la pensée de l’enfant, aux rêves et aux hallucinations ? (p.14) ïl dit que les données sensorielles sont présentes dans ces expériences, et irréfutables par là-même. Mais en quoi cela dière-t-il de Descartes qui disait que dans le rêve nos idées ne sont pas aussi bien liées que dans la veille ? En quoi cela dière-t-il de la pensée à laquelle Kant est înalement revenu dans les « anticipations de la perception » et selon laquelle si nous n’avions pas de perceptions, nous ne pourrions même pas avoir de rêve puisque des matériaux perceptifs sont présents dans le rêve. Toute autre est la fonction des « restes diurnes » chez Freud : par l’insigniîance de ces détails empruntés au quotidien récent, ils permettent de contourner la censure et de fabriquer ces épopées inconscientes qui refusent de se formuler dans la veille alors qu’elles déterminent des aspects décisifs et souvent encombrants de nos existences. Les perceptions sont métamorphosées par les intérêts propres au rêve et par les règles de sa formation. Ce point est décisif car, quand Benmakhlouf cite Russell, du coup il caractérise l’expérience d’Alice négativement (p.14) : « Aliceperd la contInuIté et la corrélatIonde ses impressions, elle nous fait entendre que cette continuité ainsi que cette corrélation sont une construction : les corrélations coutumières sont comme mises en suspens par l’expérience onirique ». Soit ! Mais cela ne nous dit pas comment le rêve « pense autrement », ni comment ni pourquoi ce qu’il met en forme requiert de façon active une autre organisation. La question est donc : la critique logique de la logique peut-elle ne pas méconnatre l’organisation du rêve exactement comme les tenants de la « diérence des cultures » méconnaissent l’altérité, les emprunts, les voyages avec lesquels se fabrique une culture ? ïl n’en reste pas moins que le lecteur psychanalyste trouve son intérêt en éveil lorsqu’il découvre comment un logicien pratique et recommande une thérapeutique de la pensée qui est aussi une thérapie de l’existence : trois expressions reviennent souvent sous la plume de l’auteur qui, toutes trois, se réfèrent à cette articulation possible entre ascèse de la pensée et thérapie : les « probabilités non philosophiques » auxquelles Hume portait grand intérêt ; les « crampes mentales » que repère inlassablement Wittgenstein ; et les « préhensions négatives » de Whitehead c’est-à-dire la reformulation de ce qui est eectif pour que celui qui pense puisse se déprendre de l’actuel. Seulement, un psychanalyste n’espère pas que la seule réforme de notre langage ou de l’entendement puisse renouveler l’existence, il faut des conditions pour que se déploie utilement ce qui n’est pas une ascèse mais une répétition adressée à un autre inconnu. La confrontation avec les conditions dans lesquelles la parole en psychanalyse peut devenir eIciente, et avec ce que Lacan nommait « l’éthique du bien-dire » ouvrirait d’autres voies.
Autre question qui croise la psychanalyse : il est saisissant de lire un logicien qui, s’appuyant sur Wittgenstein, montre les vertus de la description aux dépends de celles, trop exclusives, de l’explication et de la déduction. On connat par ailleurs les critiques formulées par Wittgenstein à Freud concernant la prétention explicative de ce qu’il apporte. Mais la psychanalyse, depuis Freud, a changé : l’eIcacité du transfert lorsque changent, dans la cure, le mode selon lequel les symptômes se répètent peut-elle être conçue par l’opposition entre expliquer et décrire, telle que Wittgenstein et Ali Benmakhlouf la présentent ? L’ouvrage de ce dernier est pour nous l’occasion de nous remettre au travail aussi sur cette question qui concerne le rôle de l’acte et celui du savoir.
Critique de l’identité : un logicien croise la psychanalyse.
ïl est encore une autre perspective que les psychanalystes auront intérêt à découvrir et à confronter à leur propre pratique du langage s’ils veulent être présents dans les débats contemporains : en critiquant les idées trop simples de l’identité des choses, l’ouvrage se demande ce qui reste, en logique, d’une théorie de la référence comme identité que le langage, pourvu qu’il soit bien formé, désignerait înalement. L’exemple choisi est celui de deux explorateurs qui gravissent une montagne selon deux versants diérents. ïls reprennent chacun le nom donné à cette montagne par les habitants des deux faces : Aphla et Ateb. Les descriptions étant distinctes, les noms diérents aussi, qu’est-ce qui nous garantit qu’il s’agit de la même montagne ? En termes savants inaugurés par Frege, si les signiîcations (SInn) sont diérentes, comment rejoindre l’identité de la référence (Bedeutung)? Et cette référence ou objet du jugement garde-t-elle 1 ou non quelque rapport avec la notion banale et réaliste de la référence ? On sait qu’en psychanalyse, en particulier dans la tradition lacanienne, on dit en général que la question, dans notre champ, ne se pose plus puisque, de toute façon, la référence est absente puisque le désir se constitue en prenant acte de la perte de son objet, donnant lieu par là à la métonymie du désir. Quelle que soit la relative pertinence de cette thèse, suIt-elle à inîrmer la tentative logicienne pour redéînir la référence ? Nous avons tendance, toujours, à invoquer une naveté des logiciens qui n’auraient pas compris que la référence manque. Mais on voit mal comment la psychanalyse pourrait faire la leçon aux logiciens puisque le champ du désir inconscient, même si ses lois ont un impact sur ce qui relève de tout langage, ne saurait résumer tous les usages du langage. Benmakhlouf propose une critique de cette notion de référence qui tienne compte des conditions « expérimentales », en quelque sorte, dans lesquelles s’eectue l’exploration des versants de la montagne. En même temps, il insiste, avec Russell, sur la fonction active de la nomination, puisque les noms propres donnés par les habitants, sans avoir aucun contenu signiîcatif, forment, par leur pluralité même, une mémoire de la pluralité des explorations de ce qui n’a pas une référence unique bien que nous croyions toujours à la référence. ïl me semble
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