D UN SUD À L AUTRE : ERRANCES D UNE PORTUGAISE ...
7 pages
Français

D'UN SUD À L'AUTRE : ERRANCES D'UNE PORTUGAISE ...

Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
7 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

  • cours - matière potentielle : mastère
  • dissertation
  • mémoire
D'UN SUD À L'AUTRE : ERRANCES D'UNE PORTUGAISE FRANCOPHONE Cristina ROBALO-CORDEIRO, Université de Coimbra, Portugal En vous disant le très vif plaisir que j'éprouve à me trouver aujourd'hui à Rabat, au milieu de collègues partageant la même passion pour l'enseignement du français et de la littérature, je voudrais vous demander la permission de me positionner très personnellement et très peu théoriquement par rapport au thème qui nous rassemble.
  • défection des étudiants
  • analyses du complexe de prospéro
  • étudiants de la filière de traduction portant sur l'analyse textuelle
  • question de la lecture littéraire
  • loi biologique de l'histoire universelle
  • zaf-zaf
  • puissances émergentes
  • traductions
  • traduction
  • langues
  • langue

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 63
Langue Français

Extrait

D’UN SUD À L’AUTRE : ERRANCES D’UNE PORTUGAISE FRANCOPHONE Cristina ROBALO-CORDEIRO, Université de Coimbra, Portugal
En vous disant le très vif plaisir que j’éprouve à me trouver aujourd’hui à Rabat, au milieu de collègues partageant la même passion pour l’enseignement du français et de la littérature, je voudrais vous demander la permission de me positionner très personnellement et très peu théoriquement par rapport au thème qui nous rassemble. Ou plutôt d’aborder la théorie par le biais de mon expérience propre. Je crois être la seule Portugaise à prendre la parole au cours de ces journées et c’est en tant que telle que je souhaiterais envisager devant vous la question du Sud.
Laissez-moi donc commencer ma brève présentation enmeprésentant. D’où parles-tu ?demandait-on dans les assemblées d’étudiants en mai 1968, où l’idéologie battait encore son plein. Cette question, je me la repose à moi-même à chaque fois que je cherche à situer et à légitimer devant un nouveau public les propos que je lui adresse. Je parle doncdel’Université de Coimbra où j’enseigne la littérature française depuis trente ans et où j’ai exercé les fonctions de vice-présidente durant les 8 dernières années. Chargée, entre autres dossiers, des relations internationales, je n’ai jamais fait mystère de mes options personnelles, qui sont alors devenues du même coup celles de mon institution. Créer avec d’autres établissements d’excellence un tissu de relations scientifiques et culturellesà la faveur et au nom de lasolidarité francophoneen était une.
Rien d’étonnant pour quelqu’un qui a grandi, au Portugal, dans un milieu humain, culturel et, certes, politique où on lui a appris à comprendre ce que parler français veut dire. Ma chambre de jeune fille était tapissée de vieux bouquins ayant appartenu à mon grand-père paternel, professeur de latin et de français, type même du polygraphe de province, surnommé Balzac par ses collègues du lycée, à cause d’un certain embonpoint et surtout du culte qu’il vouait à la France, à ses usages, à ses valeurs, mais singulièrement à Jeanne d’Arc à laquelle il avait consacré une monographie passionnée. J’ai ainsi vécu mon adolescence entre les reliures rouges et dorées qui enveloppaient les pièces de Racine et les vers d’Hugo et… la voix de Jacques Brel - en qui je voyais une sorte de saint patron dont j’implorai l’assistance spirituelle dans les occasions difficiles de ma vie. Et c’est dans la langue française que j’ai appris à penser, à mieux penser. J’ai ainsi acquis la conviction que le français, tel que l’ont forgé les grammairiens et les philosophes, est la plus dialectique des langues européennes. Autrement dit, la plus propre à opposer la pensée à elle-même dans un affrontement créateur. L’exercice scolaire du plan de dissertation, si particulier à la formation française, se situe entre la logique et la rhétorique. Langue à la fois mondaine et intellectuelle, qui combine l’élégance et la rigueur, le français est une langue qui pense en société, en bonne compagnie, mais dans le souci constant – je dirais constitutif – de rendre raison.
À vrai dire, cet amour, je devrais dire cette vénération pour la France était un sentiment répandu, et e pour ainsi dire inné, dans le Portugal de ma jeunesse. Depuis le 18 siècle, l’influence française, avant tout culturelle et idéologique, contrebalançait chez nous l’influence anglaise, avant tout économique et industrielle : si les produits manufacturés venaient de Londres, les idéaux, les livres -et les parures - venaient de Paris.
Bénéficiant d’une bourse du Gouvernement français, j’allai faire, à Poitiers, dans les années 70..,
une thèse de troisième cycle que je consacrai àLa Condition HumaineMalraux, sous la d’André direction d’un professeur qui me galvanisa et que je m’en voudrais de ne pas nommer devant vous : Monsieur Danger, dont le seul patronyme était déjà une promesse d’aventures littéraires. Plus tard, revenue au pays, et toujours orientée par ce maître d’élite, j’obtenais le doctorat de mon université avec un travail sur les récits de Supervielle, où les paysages de l’Uruguay sont décrits dans la langue de l’Ile-de-France.
C’est ainsi que, sans que je le sache, la francophonie me faisait déjà signe. Car si mes études toutes classiques m’avaient fait découvrir les grands noms de la littérature de l’Hexagone, très tôt je brûlais de zèle pour les grands écrivains de langue française, d’ici et d’ailleurs, qu’ils s’appellent Flaubert ou Simenon, Ramuz ou Césaire, Ben Jelloun, Kundera ou Senghor. Et, de Jean-Marie Le Clézio à Olivier Rollin, ce sont les écrivains français du voyage qui m’ont conduite, comme par la main, à découvrir les francophonies répandues autour du globe, du Congo à l’Acadie.
De Shanghaï à Montévidéo, c’est donc dans le français des bons auteurs que j’ai d’abord parcouru le grand livre du monde. C’est vrai que, dans ce livre universel, j’ai tout de suite – et instinctivement – privilégié, un Sud entre tous les autres, ce Sud maghrébin, que j’avais découvert auparavant dans les récits de voyage de Maupassant,De Tunis à Kairouan, et les descriptions de Fromentin d’Une année dans le Sahel, dans le Gide deL’Immoraliste, le Camus deL’Étranger, le Morand d’Hécate. Je l’avais rêvé, ce Sud, dans les images de Delacroix et de Matisse longuement contemplées dans les musées de Paris. Je l’avais aimé en apercevant au loin la ville de Tanger, sortant blanche et mystérieuse de la brume du petit matin, dans une lointaine journée du début des années 80, et que je reconnaissais, éblouie mais pas étonnée, comme s’il ne s’agissait pas de la découvrir pour la première fois, mais tout simplement de la voir une fois de plus. Je naviguais, certes, dans un enchantement de mots, d’images et de choses vues.
Par quoi, par qui étais-je attirée ? Pourquoi me sentais-je déjà chez moi dans ce Sud auquel je ne faisais que rendre une brève visite de touriste presque ignorante? Ce n’était certes pas le sentiment de pittoresque ou d’exotisme qui me poussait. Mais déjà un sentiment d’appartenance, de retour à la vie essentielle, appel tout intuitif, sans doute, comme s’il me fallait être guidée par le vécu du cœur et du corps, des sensations et des émotions, avant de faire appel aux raisons de l’intelligence et de l’histoire.
Dans cettetraversée sentimentale, l’affinité que je percevais confusément entre les destins de nos civilisations, marocaine et lusitanienne, a joué un rôle déterminant : comment, à 20 ans, rester indifférente en parcourant la plaine de Ksar el-Kebir, qui vit périr notre roi Sébastien, ou en pénétrant dans la citerne de la cité portugaise d’El-Jadida ?... Et comment ne pas me laisser envahir par une rêverie historique, en longeant, dans ma propre ville natale, la rue de l’Almoxarife (al-mušarraf) avant de traverser, chaque matin, la porte d’Almedina pour me rendre à la Alcaçova (Kasbah) construite par Al Mansour, à la fin du VIIIème siècle, devenue le siège de l’Université de Coimbra?…
L’étape suivante - que j’appellerai le stade critique - de mon itinéraire d’errances m’a obligée à corriger, au moins à nuancer, mes impressions premières. Le principe de plaisir a alors cédé la place à un principe de réalité qui ramène le centre de la problématique sur un terrain, disons, plus rationnel. Et l’approche poétique d’un Sud dont je m’appropriais sans le mettre en perspective a dû,
avec le murissement de ma pensée, se doubler d’une démarche réflexive. J’entrais en quelque sorte dans l’ère du soupçon.
Je me suis donc mise à revoir notre histoire commune, que les manuels scolaires de ma jeunesse, dictés par l’idéologie, cristallisaient bien vite sous les rubriques de « conquête du territoire », ou « reconquête chrétienne », « expulsion des maures », « naissance de la nationalité ». De la catastrophe de 1578 (le désastre militaire d’Alcácer-Quibir – la bataille dite « des trois rois »), nous avons fait une légende nationale : la disparition du Roi, et avec lui celle de la souveraineté du royaume, marquant d’une part le début d’une conduite d’échec, de la lente agonie de l’épopée et de la grandeur portugaises, mais d’autre part le surgissement du mythe politique du Retour, des complexes culturels de la douce tristesse et de la résignation fataliste. L’image du jeune roi ressortant enfin des brumes, est encore, chez certains de mes compatriotes, une entrave à l’action et à la pensée. Et c’est en effet la mélancolie, lasaudade, née de la fatale expédition marocaine, qui faisait dire à Miguel de Unamuno : « Le Portugal est un peuple triste et il l’est même quand il sourit ».
J’interrogeais alors également en moi la signification des mots et la portée des concepts qu’un certain usage avait brouillés. Que veut dire domination, pouvoir, colonialisme, orientalisme, noir, métissage, négritude ? Que veut dire Sud ? Comment utiliser innocemment ces termes sans percevoir - sous eux - toute l’histoire qui les a chargés de connotations et d’implications dont on est tributaire, qu’on le veuille ou non ? Certes, je m’étais pénétrée, avec Paul Valéry, du sain principe du “nettoyage de la situation verbale” qui devrait précéder tout acte intellectuel. Il s’est donc avéré nécessaire, dans mon parcours, de procéder à cette opération préliminaire de purification linguistique. Je me plongeais alors dans la lecture de Segalen, de Fanon, de Césaire, pour une redécouverte du sens et de la valeur des mots tels que ne les définissait pas le Dictionnaire de l’Académie. Avec Segalen, je comprenais l’ambiguïté de celui d’exotisme et qu’il ne fallait pas l’entendre comme une recherche du « pittoresque des choses étrangères, à collectionner, comme dans un 1 album, ce qui dérange délicieusement les conventions d’usage et de goût » . Frantz Fanon, quant à lui, insistait sur l’extraordinaire puissance du langage « étant entendu que parler c’est exister absolument pour l’autre », et que, au-delà de la syntaxe ou de la morphologie, parler une langue 2 « c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation » . J’étais saisie par ses analyses du complexe de Prospéro, et par la lucidité avec laquelle il présentait le rapport du Noir au langage : pour beaucoup, bien parler voulait dire…parler comme un livre,parler comme un blancJe comprenais avec Aimé Césaire toute la charge politique du motnégritudela perplexité qu’il et avait ressentie en voyant à une vitrine de libraire du Québec un livre intitulé : « Nous autres nègres 3 blancs d’Amérique » , ce qui rappelle la célèbre formule d’un grand poète et chanteur brésilien de Bahia, Vinicius de Morais, se désignant lui-même commele blanc le plus noir du Brésil!
Je me surprenais à juger, d’un nouveau point de vue, cette langue française où j’avais appris à raisonner. Et voilà que la défense de cette langue française, revenue chargée de nouvelles énergies
1 Victor Segalen,Imaginaires, Mortemart, Rougeries, 1981, p.9. 2 Frantz Fanon,Peau noire, masques blancs, Éditions du Seuil, 1971, p.13. 3 Aimé Césaire, « Discours sur la Négritude » inDiscours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 2011, 81.
des quatre coins du monde, m’apparaissait maintenant comme une nécessité, face à l’impérialisme de l’anglo-américain. Cette défense, je la concevais à partir d’une simple considération de grammaire, qui concerne l’opérateur négatif si particulier au français : « ne... pas ». La syntaxe de la négation dédoublée n’est pas facile à faire saisir aux débutants qu’elle déroute, comme une étrange redondance dans une langue réputée maigre. Le français, seul au moins parmi les autres langues que je connais, impose d’utiliser deux particules de négation, l’une avant, l’autre après le verbe, comme si on avait mal entendu et qu’il fallait que tout le monde comprenne bien que vousnemarchezpas. Si, disait Malraux, « l’esclave dit toujours oui », le français dit deux fois non. « Penser, c’est dire non », disait Alain. Non à la tyrannie, non à la soumission. Non au Dominant, non au Consentant. C’est, en termes plus épistémologiques, la très positive « philosophie du non » de Gaston Bachelard. Car le « ne…pas » est en réalité le ressort, le tremplin d’une logique dynamique. Le Non français est un élan. Et c’est cette vertu décapante et revigorante de la langue française, à la fois sceptique et ardente, qui permettra aux écrivains de la francophonie de ne pas se sentir « exilé[s] dans cette belle langue » comme l’affirme Mohammed Khair-Eddine qui ajoute, dans un entretien avec Noureddinne Bousfiha, professeur à l’Université de Marrakech, « au contraire, je l’ai choisie en connaissance de 4 cause. Je me suis battue pour la posséder » . Et Kateb Yacine de dire « la langue française est notre butin de guerre ».
Entre découvertes et paradoxes, positivité et négativité, je me frayais donc un chemin. Il n’est peut-être pas nécessaire que je souligne l’importance de la révolution d’avril 74 au Portugal, ce printemps du peuple, qui représentait en même temps la fin de la guerre coloniale et un chambardement du langage. C’était à notre tour de découvrir la liberté de pensée et d’expression, et, avec elle, une conscience politique en vue d’une autre citoyenneté. L’Afrique, par les anciennes colonies, nous devenait sensible autrement et se donnait à lire à travers non seulement la voix de ses écrivains, mais également celle de nos propres romanciers et poètes, condamnés au silence pendant des décennies. Le postcolonial était à l’ordre du jour et la chasse aux sorcières n’épargnait personne, même pas ceux qui la menaient. Et c’est à cette époque également que le concept delusophoniea pris un sens nouveau. À partir de lui, les philosophes et les penseurs se mettent à interpréter le monde autrement, en déplaçant le centre de notre identité linguistique vers d’autres centres longtemps ignorés. La lusophonie compose, comme la francophonie, cette diversité sensible qu’aucune idée abstraite ne pourra jamais contenir, cette géographie plus encore humaine et culturelle que physique et qu’aucun voyage ne pourra épuiser. Et du coup la francophonie elle-même tourne vers moi un nouveau visage, comme si une complicité, une réciprocité apparaissaient sur cette nouvelle carte du monde entre le portugais et le français.
Cependant le démon critique n’a pas cessé de me tourmenter le long de la route. L’effondrement d’un Portugalpuissance colonialea obligés, nous Portugais, à inverser les nous données de l’équation du pouvoir et de la domination et à nous demander si, à son tour, le Portugal n’avait pas également été, n’était pas encore unpays colonisé? Cette nécessité en entraîne nécessairement une autre, celle de (re)connaître, avec lucidité, le rôle et la place de mon pays dans le monde lusophone. 4 Marc Quaghebeur, « Entretien avec Mohammed Khair-Eddine », inAnalyse et Enseignement des littératures francophones. Tentatives, réticences, responsabilités, Archives et Musée de la Littérature, Col. «Documents pour l’Histoire des Francophonies/Théorie », nº16, 2008, p.245.
Dans saMuqaddimah, le célèbre Ibn Khaldoûn, dégageant la loi biologique de l’Histoire Universelle, écrivait ceci : « Les empires comme les individus ont une vie, une existence qui leur est propre. Ils grandissent, ils arrivent à l’âge de la maturité, puis commencent à décliner. » Ces lignes, que j’aimerais pouvoir citer dans leur version originale mais que j’emprunte à la traduction de Vincent Monteil, datent du XIVe siècle et ne semblent pas uniquement prophétiser la rapide ascension et le brutal évanouissement de la puissance portugaise, de la fin du Moyen Age à la fin de la Renaissance, mais bien également le devenir du Portugal du XIXème et du XXème siècle, puissance coloniale tombée sous le joug de puissances supérieures (comme « la perfide Albion » !). Et peut-on dire que le rôle joué par le Portugal dans la lusophonie correspond à celui de la France dans la francophonie? Qu’en est-il aujourd’hui de son influence ? Ne doit-on pas le considérer également comme une périphérie, par rapport à des puissances émergentes comme le Brésil (je ne parle pas encore de l’Angola ou du Mozambique) ? La question controversée de notre accord orthographique (qui est censé réunir, en un commun partage de la langue, les 9 pays de langue officielle portugaise) est exemplaire de ce narcissisme frustré…
Nous sommes donc nous aussi, en définitive, une partie de ce Sud (que nous devons entendre ici dans un sens plus culturel que géographique), ce Sud des laissés-pour-compte. Et voilà que je me retrouve d’un Sud à l’autre… dans mes errances de Portugaise militante de la francophonie !
Après ce regard, aussi désabusé qu’il se peut, sur le lieu d’où je parle, il me reste à évoquer, dans le même registre confidentiel, la question de la lecture littéraire aujourd’hui.
Aussi loin que ma mémoire me permette de remonter, je pense avoir toujours voulu être professeur de littérature. Et je ne me suis pas trompée. J’ai connu la joie de l’éveil des jeunes esprits devant la beauté d’un texte que je leur donnais à découvrir, l’entrée dans le monde du symbolique procurée à ceux qui étaient, comme moi, venus à la littérature avec amour et respect… Il est vrai que les choses ont beaucoup changé depuis ce début des années 80 et la défection des étudiants à l’endroit des humanités et de la lecture a gravement compromis l’unanimisme de la relation pédagogique. Il ne s’agit plus aujourd’hui – sauf rares exceptions et à un niveau élevé d’enseignement – de partager des moments d’exaltation littéraire … Imaginez ma surprise et mon désarroi quand, dans un cours de Mastère pour des étudiants de la filière de Traduction portant sur l’analyse textuelle et stylistique du français, où, après avoir analysé un passage deL’Écume des Joursde Boris Vian – j’avais osé leur proposer la lecture intégrale de l’œuvre -, une petite française de Limoges, étudiante Erasmus à Coimbra, s’écriait scandalisée:Mais c’est un livre, Madame !
Il est vrai que je ne peux pas trop en vouloir à cette étudiante révoltée, mon parcours scolaire ayant été, lui-aussi, marqué par bien des refus. Mes études, je les ai faites dans le cadre strict de la philologie et le culte de l’érudition, où le texte était davantage un prétexte à de laborieuses élucidations qu’un objet de jouissance. Qui pourra jamais oublier l’ennui mortel des heures interminables que nous consacrions à l’analyse syntaxique de la grande épopée portugaise,Les Lusiades, sans jamais rien sentir de la force vitale de ce merveilleux poème de Camoens !
J’ai évidemment connu ensuite, avec toute ma génération, une phase formaliste et absolument cérébrale, où le texte n’était qu’un jeu combinatoire, un système de pièces agencées selon une géométrie variable. Et assurément aussi une phase psychanalytique, où le sujet réinvestissait à
nouveau le texte avec son inconscient enfoui sous les mots.
Mais quelle que fût l’approche et la démarche, j’ai toujours également su que l’acte d’écrire est un acte radical, solitaire, un arrachement de soi et de la société. Et que la littérature – la vraie – est celle qui nous dérange et nous provoque, nous interpelle et nous résiste.
Comment se figurer Racine ou Flaubert, Duras ou Sarraute, Driss Chraibi ou Abdellatif Laâbi, Rimbaud ou Khireddine, attendant tranquillement l’inspiration qui leur ferait composer Andromaqueou deMadame Bovary,Le Ravissement de Lol V. SteinouEnfance,Le passé simpleou Les Rides du Lion,IlluminationsouPollen? Comment imaginer Sisyphe heureux ? Et, côté lecteur, comment ne pas sourire quand on nous dit d’une œuvre littéraire qu’elle « se lit très bien » ?...
Chemin faisant, ma rencontre avec le Sud littéraire était inévitable et, pour ainsi dire, inscrite surle grand rouleau… Car dans ma conception de l’écriture comme violence essentielle tout me conduisait vers cette génération d’écrivains maudits, iconoclastes et provocateurs, guérilleros de la création « à la recherche d’une identité qui n’a pas encore été écrire par l’histoire officielle », selon l’expression de Choukri ? Ces écrivains de la rupture qui s’acharnent contre les tabous et cultivent l’obsession duparler vraien errance, s’offrent à nous comme des êtres de chair et de sang, décalés, d’eux-mêmes. Leurs livres sont là, entre censure et exil, nous introduisant à un univers trouble et étrange, souterrain et envoûtant, le négatif de l’homme. Dire l’indicible, les déchirements et les contradictions de la conscience, c’est ce que Mohamed Choukri, Zaf-Zaf, Khair-Eddine demandent aux mots de la langue française. De toutes celles qui nous déstabilisent, j’aimerais m’arrêter un instant sur l’écriture de Mohammed Khair-Eddine, geste saccadé et frénétique, qui passe de la poésie à la prose dans une structure textuelle souvent émiettée, faite de séquences apparemment incohérentes bousculées entre l’implicite et l’explicite, la mise à nu et le voilement du discours, comme un flot irrégulier, qui s’élève et se défait en même temps. Ces textes sont animés comme par un principe de désordre, une dynamique convulsive et les images jaillies de ce torrent nous prennent à la gorge, entre rêve et cauchemar, exigeant du lecteur qu’il entre à son tour dans la lutte : « Je peux dire que j’écris contre l’amnésie, pour que nos âmes ne tombent pas sinistrement dans de ridicules absences. J’écris pour des lecteurs bien disposés à me lire. J’ai peu d’estime pour le lecteur naïf et humble, incapable d’anticipation », affirme Khair-Eddine.
Au bout de ma route, je reconnais que j’ai prudemment évité la question très redoutable de l’enseignement. Cette littérature de la Vie et de la violence de la Vie – celle des seuls grands et vrais écrivains – comment peut-on la faire tenir entre les murs d’une classe ? J’ai un jour entendu le professeur et romancier Guy Scarpetta déclarer que la littérature ne s’enseigne pas, que son domaine est l’interdit et qu’on ne peut sans la dénaturer en faire une épreuve scolaire. Si je comprends cette position, je ne le partage pas tout à fait. Il y a une géographie littéraire qui trouve sa place à l’école, avec ses plaines et ses déserts, ses pics et ses gouffres. Les anciens manuels de littérature française célébraient à l’envi le « climat tempéré » et les « coteaux modérés » si favorables à l’épanouissement du classicisme. Je reconnais les charmes de l’Ile-de-France et la douceur du pays de Loire. Mais dans le chaos de notre monde, c’est décidément au Sud que la littérature a les accents de la vérité.
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents