Eric Sarner JE MARCHE DANS BERL
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1 Eric Sarner Je marche dans Berlin C'est un dimanche beau et froid de novembre 2004. Marcher dans cette ville est parcourir le temps, remonter le temps de ruelles en avenues, de chantiers en jardins. Je suis sur une large place carrée, Boxhagener Platz. Un marché aux puces occupe tout le pourtour, constitué tantôt de fragiles stands à auvent, tantôt de simples tables où on a empilé tout et rien. C'est un marché de pauvres.
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Langue Français

Extrait

Eric Sarner
Je marche dans Berlin
C'est un dimanche beau et froid de novembre 2004. Marcher dans cette
ville est parcourir le temps, remonter le temps de ruelles en avenues,
de chantiers en jardins. Je suis sur une large place carrée, Boxhagener
Platz. Un marché aux puces occupe tout le pourtour, constitué tantôt de
fragiles stands à auvent, tantôt de simples tables où on a empilé tout et
rien. C'est un marché de pauvres. Sons comme étouffés par le froid. En
même temps, il n'y a rien là de triste, une bonne humeur au contraire,
une sorte de gaîté sans raison apparente. Je me dis que c'est la légèreté
qui monte parfois là où les gens et les choses se mélangent sans se
mordre. On entend de l'allemand mais aussi du russe, de l'anglais, de
l'espagnol sud- américain. Un groupe de Péruviens vend des gants et
chapeaux en poils de lama; oui, quand elles sont dénudées, les oreilles
sont écarlates. Les rires augmentent les bouffées de vapeur qui sortent
des bouches. Tout est à vendre : des disques aux pochettes bien
défraîchies, rayés sûrement, des badges et insignes portant dûment
faucille et marteau, de vieilles fourrures et vêtements de l'époque de la
RDA, des pièces de vaisselle.
La plupart du temps, ce sont moins les objets qui m'arrêtent que les
visages. Il y a du poids dans ces yeux et souvent une attention douce,
mystérieusement, à celui qui passe. Il y a des punks. Il y a des Russes.
Ici, sur une table à tréteaux une longue boîte-vitrine renfermant un fusil
et trois photos anthropométriques de Lee Harvey Oswald. Là, un
horrible bol verdâtre orné d'une fresque en relief et l'indication  Moscou
1949 ». Là encore, un cartable d'officier d'artillerie : compas, carnet de
cuir intact, l'emplacement pour des jumelles absentes. Quand je me
1
penche sur l'objet, l'homme tout sec dit, comme au premier degré :
"C'est pour vous, vous allez pouvoir vous engager !".
A Berlin, chaque pas déroule un peu plus la pelote de l'Histoire.
Boxhagener Platz est au centre d'une zone qui depuis peu brasse des
populations venues de partout et même d'Allemagne. Friedrichshain est
devenu "branché", à la suite de Prenzlauer Berg un peu plus au nord –
un des foyers de la dissidence sous le régime de RDA - et Mitte, un peu
plus à l'ouest. Prenzlauer Berg et Mitte ont été les premiers quartiers de
l'Est à être investis par les étudiants, artistes, bobos et pseudos de tous
poils au début des années 90, après la chute du Mur.
Je suis venu à Berlin pour la première fois au début des années 80. Un
train couleur kaki, après avoir franchi un bon morceau d'Allemagne de
l'Est, parvenait à la vieille gare de Zoogarten. Berlin était comme une
île, Berlin Ouest, lespace mental le plus éloigné de lAllemagne et de
ses cauchemars. L'Est était un peu terrorisant, attirant, touchant pour la
raison qu'on ne passait pas ou peu d'une zone à l'autre et encore moins
les Berlinois de l'Est. Il y avait cette question toute bête : qui enferme
et qui est enfermé ? C'était une question qui courait depuis longtemps,
le 13 août 1961 précisément. Je me rappelle Check Point Charlie, le
vrai, pas l'attraction de foire qu'il est aujourd'hui. Il y eut le retour à
l'Ouest, tard le soir, après une journée passée "de l'autre côté" et
achevée par une représentation de "Mère
Courage" au Berliner
Ensemble. Reviennent en mémoire la dernière rame de métro pour
Friedrichstrasse, le dernier passager - un officier de je ne sais plus
quelle armée rentrant comme moi à l'Ouest, nous deux marchant loin
l'un de l'autre dans ce gris profond, désespérant, ces drôles de vapeurs
montant du sol, cette lumière typique des projecteurs sur les miradors.
Au Check Point, je me souviens avoir placé mes jambes de chaque côté
de la ligne de démarcation, pour éprouver physiquement le mitan des
périls, ce que signifiaient ces motsla guerre froide. Il existe des lieux
qui aident à mesurer le monde.
Il faut aussi des lieux de retrait, ou des instants.
2
On aura beau dire que Savignyplatz est un lieu branché de la scène
culturelle berlinoise, ce n'est pas vrai tel matin vers 10 heures. Assis au
Café Savigny, je feuillette un livre d'images acheté la veille. Le titre en
est, en trois langues,Wo stand die Mauer in Berlin ? Where was the Wall
in Berlin ? Où se trouvait le Mur de Berlin ?Car la question est
lancinante : où est-on, tout de suite, ici ou là ? A l'Ouest ? - enfin, dans
l'ex-Ouest - ou à l'Est ? - enfin, dans l'ex-Est. De quel côté ?
A une table voisine, un homme d'une quarantaine d'années dévore un
copieux petit déjeuner. On voit que sa tête, au-dessus du journal, est
plus grosse que le reste de son corps, un ballon de football légèrement
dégonflé, crâne d'œuf, complet veston, chemise crème – s'il portait un
col cassé, il pourrait sortir de l'univers de George Grosz, le peintre des
années 1920 aux aquarelles anti-bourgeoises. L'homme s'intéresse à
mon livre, voudrait le regarder. Voilà qu'il tourne les pages lentement,
sans rien dire, laissant seulement sa tête dodeliner. Photographies en
correspondance : la Zimmerstrasse en 1962, en 1986, en 1999; la
Chausseestrasse en 1988 et 2004; le Tranenpalast (Palais des larmes)
en 1966 et la Bahnhof Friedrichstrasse en 1999. Je ne sais comment lui
demander où il a grandi.Ici ou là ?A un moment, il décide qu'il lui faut
fermer le livre et partir. Il me quitte sur cette question/réponse : que
reste-t-il de la République Démocratique allemande ?  La flèche verte
sous le feu rouge qui ouvre le passage à droite.
Piéton à Berlin, il faut toujours se garder la possibilité de changer de
sens.
Berlin me touche : pas belle la ville, non, trop immense, un excès de
regards transparentsPourtant, il y a tous ces échos, et cette douleur et
cette douceur qui fraternisent. Cest une ville habitée. Et moi qui
toujours cherche les mythes dans les villes que je traverse au point de
ne plus croire quen eux, à Berlin je suis submergé, battu, flâneur rendu
considérable par des milliers de légendes et de petites péripéties.
A partir de Savignyplatz, quelques stations de métro aérien suffisent
pour rejoindre l'un des grands nœuds de tout parcours berlinois : la
gare de Friedrichstrasse. Avant 1989, la gare servait de poste frontière.
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Les deux halls étaient séparés en deux zones indépendantes. Tout à
côté, le Palais des larmes était l'endroit où s'effectuaient les contrôles et
où les gens se quittaient.
Novembre 2004 : dans l'immensité de couloirs, d'échoppes, de solitudes
de la gare, je cherche mon chemin et me retrouve pour la troisième fois
consécutive dans le même ascenseur vitré. Je suis fâché contre moi-
même car je viens de mapercevoir que jai oublié mes lunettes à lhôtel.
Ce nest pas que je vois mal, mais je peux difficilement lire. La porte de
l'ascenseur tarde à se fermer, il y a un fauteuil roulant derrière moi avec
une femme plutôt jeune aux cheveux défaits, à la fois joviale et
tracassée et qui marmonne. Elle parle, commente je ne sais quoi,
l'actualité, les annonces du haut-parleur, le prix des saucisses au
curryPuis, elle voit mon livre :Où se trouvait le Mur de Berlin ? Elle
demande à le parcourir. Elle en est gourmande comme si ce livre allait
répondre à des questions essentielles. Elle tourne avidement les pages
sans jamais se taire. Demande d'où je suis. Annonce qu'elle ne parle
pas le français mais qu'elle connaît un peu d'italien et d'hébreu.
L'ascenseur n'a pas encore bougé. Soudain, je m'avise de la personne
qui pousse le fauteuil roulant : une jeune fille un peu raide qui, en me
soufflant une très courte phrase qui m'échappe, lâche les poignées du
fauteuil et part en courant. L'ascenseur démarre. Voyons donc : je me
trouve dans la Bahnhof Friedrichstrasse, déjà perdu sans lunettes,
maintenant seul dans un ascenseur avec une handicapée en fauteuil qui
ne parle que des morceaux d'italien et des bouts d'hébreu, qui ne lâche
pas mon guide du Mur et qui maintenant me demande de la conduire
aux toilettes publiques. Nous marchons et roulons, rencontrons dans un
couloir un groupe de jeunes gens dont un est en fauteuil aussi.
Salutations. Elle renseigne l'autre handicapé sur une direction. Nous
tournons et virons. Trouvons enfin les toilettes. J'hésite sur ce que je
dois faire. "Je suis arrivée, dit-elle, tout va bien". En me tendant le livre
qu'elle a gardé contre elle tout au long du voyage elle me glisse en
souriant : "Savez vous qu'à Bernauer strasse quelqu'un a écrit à la
bombe : "Baut die Mauer wieder !" : reconstruisez le Mur !" ?
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On ne fait pas deux fois le même voyage. Nulle part. A Berlin, on ne fait
pas même une seule fois le même voyage : la ville vous le change au fil
des jours. Elle se cache à mesure que vous avancez. Imre Kertesz, qui
maintenant y habite, dit quà Berlin il a toujours trouvé, à chaque fois,
une autre ville. Je dis qu'elle se cache mais en même temps Berlin ne
dissimule rien de ses passés ni de ses métamorphoses. Elle est au
même instant un vieil homme (je pense à ce vieillard usé que Wenders
traîne sur les terrains boueux du centre ville dansLes Ailes du Désir) et
la belle trapéziste en couleurs, louvrier turc rompu de fatigue à un
carrefour dOranienstrasse, le jeune homme enfilant vite fait son vélo
dans la dernière voiture de la S-Bahn à Messe Nord, la jeune fille au
ventre dénudé de Novalis StrasseEt, tandis que le soir tombe, déboule
au coin de la rue ce qui paraît être un enfant affoléet cest un nain
sorti en courant dun Wenders jamais tourné (ou peut-être y entrant !).
Ainsi, vous nauriez jamais soupçonné ces enfilades de cours, par
exemple à Mitte, dans Scheuneviertel le vieux quartier juif, vers
Molakstrasse. Quelle géographie lHistoire a-t-elle fait de cette ville ?
Depuis le début novembre 1989 –c'est ainsi que le XXème siècle s'en
est allé, je crois ou voudrais croire : dans les notes de Rostropovitch
sur son violoncello – depuis cette date, la ville a effacé les traces de son
ancienne séparation de presque trois décennies. Et au même moment
elle a comme installé la séparation dans son propre mythe.
Le Mur. Berlin avec Mur, Berlin sans Mur. Des hommes sur le mur, tirés
comme des lapins le long du mur, troués noyés au pied du mur,
couchés, tel Bruno Ganz dans la boue contre le mur, ange tombé duCiel
au-dessus de Berlin, ange du désir de vivre ici et maintenant ?Hier und
nun.
Un soir, je suis au Gorky avec Olivier, Sabine, et d'autres, Kerstin,
Mireille, Fritz et d'autres encore. Fabienne, une amie française qui vit ici
nous a rejoints. Le Gorky est un bar-restaurant où, comme souvent
dans l'Est de Berlin, l'humeur des gens fait pièce à la banalité du décor.
Au Gorky, le plaisir d'être ensemble et quelques décilitres de vodka
avaient réchauffé l'ambiance et même légèrement remonté l'éclairage.
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Fabienne se tourna vers moi. Olivier tendit l'oreille.Vous avez vu la
beauté de cette serveuse ? dit-elle. Brune, mince, si mince, les yeux
mouillés et larges comme le fleuve Amour (l'Amour a beau ne pas être
en Géorgie, c'est une région bien intéressante, n'est-ce pas ?). Oui,
nous avions vu la beauté sauvage de la serveuse mais elle, Fabienne,
s'enflammait illico. Coup de foudre et tout. Olivier dans un mouvement
de coq complaisant s'offrit à faciliter la rencontre. Ils partent tous les
deux vers le comptoir, presque en cuisine. Ils reviennent. La belle est
Géorgienne et se nomme Chulpan. Fabienne est en transe, elle a réussi
à lui soutirer son numéro de portable. Une heure plus tard, nous
sommes encore à table. Friands aux pommes, glace vanille et vodka.
Quelqu'un parle d'une fête dans la cafétéria du Berliner Ensemble, le
théâtre de Brecht, de Heiner Müller. Nous y allons tous, tout le groupe
en plusieurs taxis, non sans avoir invité Chulpan. Elle nous y rejoindra à
la fin de son service. Le théâtre est intact sur sa petite place. Au
sommet de l'édifice, dans un cercle de fer, des lettres forment les mots
Berliner Ensemble. Autour, on croirait sentir une odeur de suie et de
fumée venue de poêles à charbon. C'est ici que fut joué pour la
première fois en 1928L'Opéra de Quat Sous. La cafétéria est en fait une
immense cantine chargée d'histoires et complètement banale. Peu de
monde : non, il n'y a pas de fête. Nous buvons une bière. Nous partons.
Et la Géorgienne ? Fabienne la prévient et convient d'un rendez vous
quelque part. Le gros de la troupe abandonne. Nous partons à pied dans
les rues de Berlin Est, Fabienne, Laure, une autre française, Olivier,
deux amis encore. Il fait froid et humide mais je n'ai pas voulu rentrer.
Cette atmosphère grise, ces petites lumières, cette nuit dense, ces
pavés humides. Il n'y a personne que nous. J'aime cette nuit de Berlin
Est : elle n'a pas encore cédé aux néons. Oh, je sais : c'est que les
néons n'y ont pas trouvé d'intérêt. Mais là est peut-être ce qui attire
une jeunesse. Nous allons de bars en boîtes, en rappelant Chulpan à
chaque fois. Quatre ou cinq stations. Je marche et repense à ce terme
typique des années 1920 :Tempo, Tempo. A lui seul, il résumait aux
yeux des poètes et des noctambules le style de Berlin capitale. Ces mots
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d'une chanson de cabaret de l'époque : "A la caisse, mon vieux ! La
grande ville crie. Pas de temps ! Pas de temps ! Pas de temps !" Mais si
! Du temps nous en trouvons. Et les rues font silence à cette heure. Il y
a des couches de silence, de vrais matelas entre lesquels des bars
frustes, que des jeunes gens ne cessent de prendre d'assaut, vibrent
dans la fumée et la musique. Au bout de deux heures, ce qui reste du
groupe s'est posé dans un café tout en angles. Chulpan est là. Elle a l'air
épuisée, comme si elle arrivait à pied de Tbilissi. Elle est belle à pleurer.
Elle répète : "Paris ? Vous venez de Paris ? J'ai beaucoup lu sur Paris.
C'est là que je veux mourir. Je veux venir à Paris pour y mourir".
Je marche dans Berlin.
Tout espace, toute ville sapprend, mais la lecture de Berlin devrait
commencer par les entrelignes : Berlin sapprend par les vides qui
saccumulent entre les pleins. Et donc, pour entrevoir le sens du vide,
commencer par ne pas sen inquiéter.
Au sortir de la station Oranienburger Strasse, je m'étonne d'un terrain
vague. J'avais cru comprendre que Berlin s'était presque entièrement
débarrassé de ses terrains vagues, l'une de ses maladies les plus
typiques quand j'y vins la première fois. Il est vrai que la guerre a
longtemps fait partie du décor, d'où ces échancrures dans le paysage.
Mais, il y a maintenant des années que la ville est devenue un champ de
manœuvres pour architectes et combats de grues. En fait, cet espace
vide devant la station de métro est un terrain de jeux. Il appartient à
cette institution du mouvement alternatif berlinois appelé le Tacheles.
En langue yiddish, parler tacheles c'est s'exprimer sans détour. Vers la
fin du régime de la RDA, de jeunes artistes avaient investi les ruines
d'un des grands
magasins berlinois de l'entre-deux-guerres. C'est
aujourd'huilelieu de culture alternative quasi officiel, il réunit des
ateliers,
des
cafés,
des
discothèqueL'ensemble est
galeries,
des
salles
de
cinéma,
une
si savamment désordonné que j'imagine une équipe de la mairie venant
entretenir la déco. Je fuis ce rêve de révolution culturelle si poliment
mise en scène.
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Sur les murs chargés et surchargés de tags, on a bombé : "I hate CBS".
C'est alors que je repense aux bars et clubs installés dans l'ex-Berlin Est
: les plus jeunes y trouvent souvent leur compte : moins d'agression
commerciale, moins d'effets lumineux, plus de salsa dans un démodé
qui s'accommode de tous les styles, du vieuxgrungeau look espion en
passant par la femme fatale et l'écolo à fine monture. Dans une ville
toute rayée d'Histoire comme celle-ci (les vitres du métro aussi sont
toutes rayées de rage), chaque trace vive - suave ou violente - est
comme une preuve d'identité.
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Je marche.
Une zone dégagée du côté de Niederkirchnerstrasse. Ici, dans un
espace assez rapproché, cohabitent deux moments clés de l'histoire
berlinoise : il y a ce morceau de mur sauvé en 1990. Il dit peu et
beaucoup. Il est au milieu de rien, sauf de cette série de caves, en
contrebas, celles de l'Ecole artisanale où la Gestapo avait installé son
siège en 1934. Dans ces caves, les SS enfermaient et torturaient.
L'exposition, si l'on peut appeler cela ainsi, porte ce nom très puissant
dans n'importe quelle langue : Topographie de la terreur.
Au retour du Musée Juif (impressionnante architecture de lignes brisées,
angles cassés, ombres sous les ombres), je rejoins mon ami Andreas
dans une brasserie cossue de Hackerscher Markt. Lorsqu'il a envie de
retrouver des amis ou de s'en faire de nouveaux, Andreas fréquente
cette brasserie de Mitte. Installée sous les voûtes restaurées d'une
superbe station de métro fin XIXème, elle parvient, tout bois et cuivre, à
être sophistiquée et chaleureuse en même temps. Andreas loue un
studio dans une ancienne usine de pianos du quartier de Kreuzberg, le
cœur même du mouvement "alternatif" d'avant la fin de la RDA. Dans
son studio-atelier, Andreas monte ses reportages radios qu'il va réaliser
dans le monde et surtout dans les pays arabes. Lorsqu'il est à Berlin, il
passe chaque jour entre Charlottenburg, bourgeois et calme, où il vit
avec Monika et Kreuzberg où les commerces et la physionomie des
passants confirment ce que l'on dit : Berlin est la troisième ville turque
du monde, après Istanbul et Ankara.
Berlin et les étrangers, c'est encore toute une histoire. Andreas,
francophile, me parle des hugenots français immigrés en Prusse il y a
trois siècles. Le droit à la liberté du culte que leur accorda l'Etat prussien
d'alors reste un exemple. Suivirent des Bohémiens, des Polonais, des
Juifs de l'Europe de l'Est qui chacun posèrent leur empreinte sur
l'histoire de la ville, sur sa vie. Aujourd'hui, sur les murs de Berlin et
plus que partout ailleurs en Europe il me semble, s'additionnent des
affiches en turc, en tchèque, en anglais, en slovène. L'exemple même
d'une ville d'immigration. Dans une brasserie populaire, un çay à la
9
main (prononcer :tchaï, un thé, en turc), Andreas me le confirme :
personne ici n'oblige quiconque à se sentir chez soi. Et pourtant, les
mêmes dangers s'incrustent. Mon ami me rapporte cette blague sinistre
: "Quelle différence y-a-t-il entre un Turc et un Juif ? – Le Juif y est déjà
passé !".
Nous rentrons Andreas et moi vers Charlottenburg. Ils habitent avec
Monika un large appartement bourgeois. Confort sans luxe et décoration
minimaliste. Nous parlons encore d'Ouest et d'Est, des coûts énormes
de la réunification
pour la municipalité berlinoise notamment, et
d'ostalgie, ce regret d'une époque d'avant l'Allemagne unie, d'avant 89.
Je note ce que dit Monika : "C'est drôle, la fin de la RDA c'est le moment
où commence vraiment la mondialisation". Elle insiste : "Le terme
d'ostalgie ne traduit rien de politique. C'est seulement le regret d'un
"avant". Un peu plus tard, en me parlant de l'école où elle enseigne,
Monika me fait comprendre à quel point le Mur est toujours là : "La
différence entre Ossis – les gens qui ont grandi et vécu à l'Est - et
Wessis demeure la même. Dans les mentalités. Quelquefois, c'est pire :
lorsqu'un ou une Ossi prend le pouvoir quelque part, même un petit
pouvoir, il vaut mieux que cette personne ait été en dissidence à
l'époque du Mur, car sinon c'est terrible : dire ce que l'on pense devient
très problématique. C'était ainsi en RDA."
Je remonte la Karl-Marx-Allee depuis Alexanderplatz. Les Berlinois
continuent de l'appeler Stalin-Allee, mais officiellement le nom du
philosophe passe mieux. C'est la porte largement ouverte sur l'Est. Ici,
nous sommes à une heure trente de la Pologne. L'avenue est colossale,
idéalement
colossale
pour
les
parades
militaires,
les
cortèges
commémoratifs et les invasions. Par curiosité, je suis venu à la Librairie
Karl Marx, au numéro 78 de l'avenue. Les yeux parviennent à peine à
trouver le plafond tant il est haut. Le sol est beau et intact, comme
l'ameublement et les rayonnages d'époque. Un couloir sépare en deux la
librairie : d'un côté les nouveautés, des cartes, de la papeterie, de
l'autre, des ouvrages d'auteurs "de l'Est". Partout règne un silence
d'outre-tombe. Dans la salle de droite, une édition complète des œuvres
10
conjointes de Marx & Engels est proposée à 325. Je regarde, salue et
sors. Un petit chien ridicule braille à la porte en attendant qu'on le
délivre.
Je marche dans Berlin.
Cette étrange douceur ressentie au marché aux puces de Boxhagener
Platz, l'autre dimanche, elle a à voir avec les lacs et les parcs de Berlin,
tous ces espaces ouverts. Mais je l'imagine sortir aussi des millions de
bruits qui ont circulé ici de tous temps : ces trombones assourdissants
des cabarets , ces crépitements de mitrailleuses, ces aboiements de
chiens enragés, ce métal hurlant dont il faut bien un jour se reposer.
Même et surtout ici, lieu de mémoire de l'Europe. Douceur et mélancolie
des musiques de Kurt Weil, de la voix poivrée de Nina Hagen, de l'image
de ce couple d'octogénaires s'étreignant si tendrement devant la tombe
de Paul Dessau, dans le petit cimetière de Dorotheenstadt; douceur,
nostalgie de cette photo de Joseph Roth assis sur sa valise, près d'un
train d'avant 40; tendresse tragique de ce mot d'Alfred Döblin, l'auteur
de "Berlin Alexanderplatz", incapable de reconnaître quoi que ce soit de
sa ville ruinée en 45 : "Lorsque je revins, je ne revins pas".
Qu'on sache me pardonner ce côté sentiment-bout touchant.Mythos
Berlin.
N'empêche !
Et donc, du passé faisons table rase ?
Mon œil !
Même dans la normalisation, le trompe l'œil et la ruse du Berlin
d'aujourd'hui, il y de quoi voir, sentir et donc espérer : rien nest jamais
terminé, ici moins qu'ailleurs encore. Ni l'empereur Guillaume, ni
Weimar, ni les marques des monstruosités nazies, ni leurs échos, ni
laprès guerre, ni laprès Mur. Entassement, traversée de fictions,
d'amours et de haines. Et, je nai jamais connu de "vieux Berlin". De là
ce sentiment dune danse parfois heureuse entre le pavé lourd et lair
libre.
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