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L'ÉCRITURE D'ASSIA DJEBAR : UN EXEMPLE DE LITTÉRATURE MAGHRÉBINE D'EXPRESSION FRANÇAISE COMME DOUBLE TRADUCTION Fatma-Zohra FERCHOULI-KOUCHKAR, Université d'Alger 2, Algérie L'écriture d'Assia Djebar : un exemple de littérature maghrébine d'expression française comme double traduction «Allons ! Bâtissons une tour dont le sommet atteint les cieux ! Genèse 11-1, 11-9. La diversité des langues serait donc le prix de l'orgueil des hommes ? Il est, de fait, des mots intraduisibles.
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L’ÉCRITURE D’ASSIA DJEBAR : UN EXEMPLE DE LITTÉRATURE MAGHRÉBINE D’EXPRESSION FRANÇAISE COMME DOUBLE TRADUCTION Fatma-Zohra FERCHOULI-KOUCHKAR, Université d’Alger 2, Algérie
L’écriture d’Assia Djebar : un exemple de littérature maghrébine d’expression française comme double traduction «"Allons ! Bâtissons une tour dont le sommet atteint les cieux !" Genèse 11-1, 11-9. La diversité des langues serait donc le prix de l’orgueil des hommes ? Il est, de fait, des mots intraduisibles. Autant les garder dans la langue d’origine. Souvent le dictionnaire est le pire ennemi du traducteur non chevronné. Les mots n’ont de sens que dans un contexte. À Londres, How do you do ! contrairement à ce que proposent les lexiques, ne veut pas toujours dire "Comment faites-vous ?" ou "Comment allez-vous ?". Neuf fois sur dix la phrase, qui n’est d’ailleurs pas une interrogation, signifie "Enchanté de faire votre connaissance !" Il n’est pas plus avancé, l’Anglais qui veut traduire mot-à-mot "Il pleut des cordes" ou le Français "Its raining cats and dogs". C’est cela le mauvais tour de Babel, la contradiction entre l’universalité du langage et l’irréductibilité des langues. », Bernie de Tours, Le mauvais tour de Babel, p. 74 Il n’est pas inutile de rappeler que toute écriture est transcription, c’est-à-dire traduction d’un fait, d’une parole ou d’une pensée restituéeà postériori. L’écrivain est donc un traducteur et Marcel Proust ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelle dansLe temps retrouvéque «le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur». A fortiori, s’agissant d’écrivains qui ont pour langue d’écriture une autre langue que la leur, l’écriture est doublement traduction puisque celle-ci est une écriture/transcription de faits réels ou imaginaires antérieurs et qu’en outre, cette restitution se fait dans une langue autre que celle de la réalité restituée. Avant d’entrer dans le vif du sujet, c’est-à-dire avant de d’aborder l’exemple de l’écriture d’Assia Djebar comme double traduction, une petite mise au point s’impose. En effet, il y a lieu de distinguer la littérature française produite en France, en Belgique, en Suisse romande ou au Québec des littératures d’expression française maghrébine, d’Afrique subsaharienne, des Caraïbes, etc., pays dans lesquels le français n’est pas langue maternelle. Il est d’usage d’ailleurs de regrouper sous l’étiquette de "littérature française" les œuvres des auteurs qui ont le français comme langue maternelle et sous l’étiquette de "littérature francophone", celles des auteurs francophones non-français dont ceux ayant une autre langue maternelle que le français. Il ne s’agit pas d’une distinction gratuite car, comme le souligne Lise Gauvin, si « tout écrivain doit trouver sa langue dans la langue, (sachant, comme le fait remarquer Yves Laplace*,) que "toute langue est étrangère à celui qui écrit" et que, (par ailleurs,) "écrire une langue, c’est s’éloigner d’une langue" (selon la formule de Michel Tremblay**) », l’écrivain francophone lui, se trouve affecté d’une "surconscience linguistique" qui nait du besoin où il se trouve d’intégrer à sa langue d’écriture son propre référent culturel : « Mais la surconscience linguistique qui affecte l’écrivain francophone – et qu’il partage avec d’autres écrivains en situation de "littérature mineure" – l’installe encore davantage dans l’univers du relatif, de l’a-normatif. Ici, rien ne va de soi. La langue, pour lui, est sans cesse à reconquérir. Partagé entre la défense et l’illustration, il doit négocier son rapport avec la langue française, que celle-ci soit maternelle ou non. (…) Comment alors se situer entre ces deux extrêmes que sont
l’intégration pure et simple au corpus français et la valorisation excessive de l’exotisme, c’est-à-dire comment en arriver à cette véritable "esthétique du divers" revendiquée par Segalen et, à sa suite, par Glissant ainsi que par les signataires du manifeste Eloge de la créolité ? Comment intégrer aux codes de l’œuvre et de l’écrit le référentiel qui renvoie à différents systèmes de représentation culturels ? Pour toutes ces raisons, je propose de substituer à l’expression "littératures mineures"*** celle, plus adéquate me semble-t-il, de littératures de l’intranquillité, empruntant à Pessoa ce mot aux résonances multiples. Bien que la notion même d’intranquillité puisse désigner toute forme d’écriture, de littérature, je crois qu’elle s’applique tout particulièrement à la pratique de l’écrivain 1 francophone, qui est fondamentalement une pratique du soupçon. » Comme le souligne Lise Gauvin, "rien ne va de soi" pour l’écrivain francophone et "la langue, pour lui, est sans cesse à conquérir" parce qu’en théorie, les langues sont effectivement aptes à se traduire l’une, l’autre, en tant qu’expression d’une même aptitude universelle de l’être humain à parler, mais en réalité, elles sont irréductibles l’une à l’autre en tant que praxis sociale d’une communauté donnée. La gageüre donc, pour les écrivains maghrébins d’expression française, comme pour tous ceux qui ont une autre langue d’écriture que la leur, consiste à imprimer à leur langue d’écriture les spécificités inhérentes à leur réalité, une performance qui donne à leurs œuvres une résonance à la fois étrangère et insolite comparable à celle d’une traduction telle, nous dit Walter Benjamin, qu’elle « appelle l’original en cet unique lieu où, à chaque fois, l’écho dans sa propre langue peut 2 rendre la résonance d’une œuvre de la langue étrangère. » C’est le cas de l’écriture d’Assia Djebar dans laquelle nous pouvons relever de nombreux exemples de procédés de traduction lui permettant de faire porter par sa langue d’écriture française le parler arabe de ses compagnes. En ce sens, cette écriture constitue un exemple intéressant de "bilinguisme d’écriture et d’autotraduction". A ce propos, Michaël Oustinoff nous rappelle dans l’ouvrage dont le titre est justement Bilinguisme d’écriture et autotraduction, qu’« en se plaçant dans une (…) perspective, qui rassemble (…) dans un même champ littéraire l’écriture et la traduction, on pourrait croire qu’il va de soi que ce qui est vrai du traducteur l’est à plus forte raison de l’écrivain : un auteur bilingue se traduisant lui-même produirait ainsi à la fois un texte et une traduction (Henri 3 Meschonnic parlerait de "traduction texte"), sans que cela soit la cause d’aucun questionnement. » Il est peut-être nécessaire également de souligner que cette écriture résulte de circonstances particulières puisque le bilinguisme des premiers écrivains maghrébins, comme celui des écrivains d’Afrique subsaharienne, est engendré par l’Histoire. Ce qui explique que le français, langue dans laquelle ils ont étudié, est devenu leur langue d’écriture et de réflexion alors que l’arabe dialectal est la langue maternelle de la majorité d’entre eux, avec le berbère pour certains. Pour Assia Djebar donc, écrire la parole féminine arabe de ses compagnes en français, exige d’elle de recourir soit à des procédés classiques de traduction tels que l’emprunt et le calque, soit à la traduction littérale de tournures ou d’expressions idiomatiques de sa langue maternelle, procédés qui lui permettront d’infléchir la syntaxe française de façon à lui faire adopter le rythme et la prosodie de sa langue maternelle. Les quelques exemples qui suivent montrent de quelle façon elle
1 Lise GAUVIN,L’écrivain francophone à la croisée des langues, op. cit., p. 9-10. *La quinzaine littéraire, 16 mars 1985, « Ecrire les langues françaises ». **Possibles, vol. II, n° 3, printemps-été 1987. ***"Littératures mineures", nous dit Lise GAUVIN, «au sens où l’entendent Deleuze et Guattari, après Kafka, c’est-à-dire de littératures "qu’une minorité fait dans une langue majeure".», p. 7. C’est nous qui soulignons. 2 Walter BENJAMIN, cité par Antoine BERMAN en exergue, in,La traduction et la lettre et l’auberge du lointain, Paris, Seuil, 1999, p. 12. Nous soulignons. 3 Michaël OUSTINOFF,Bilinguisme d’écriture et auto-traduction. Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 7
parvient à remporter avec brio ce qu’Antoine Berman appelle "l’épreuve de l’étranger" en surmontant le dilemme auquel sont confrontés les traducteurs, dilemme qu’Antoine Berman, se référant aux propos de Franz Rosensweig, résume ainsi : « "Traduire, écrivait Franz Rosenzweig, c’est servir deux maîtres." Telle est la métaphore ancillaire. Il s’agit de servir l’œuvre, l’auteur, la langue étrangère (premier maître), et de servir le public et la 4 langue propre (second maître). Ici apparaît le drame du traducteur. » Les nombreux emprunts auxquels Assia Djebar recourt au moindre prétexte dans son écriture, nous donnent la pleine mesure du plaisir qu’elle en tire même si, effectivement, ils lui permettent également de faire passer certaines connotations dont les mots français correspondants français, quand ceux-ci existent, sont dépourvus. En effet, comme Hélène Chuquet et Michel Paillard le soulignent : « […] l’exploitation des connotations est l’une des principales motivations de 5 l’emprunt linguistique » . Dans ce cas précis, le recourt aux emprunts est d’autant plus justifié qu’ils se rapportent à des traditions algériennes qui nous donnent la pleine mesure d’une vision du monde bien particulière. Parmi ces emprunts, le "hazab" est le nom par lequel est désigné le "lecteur de Coran" (Femmes d’Alger dans leur appartement, p. 67), toute femme d’un certain âge est appelée "yemma" (maman) par les plus jeunes, comme "yemma Hadda" (ibid., p. 163) ou, respectueusement, "lalla" (c’est-à-dire "dame") (ibid., p.198) ou bien par le prénom précédé de la particule "Lla" à l’instar de "Lla Fatouma" (ibid. p. 218). Le grand-père est "baba sidi" pour ses petits-enfants (La disparition de la langue français, p. 130). Dans L’amour, la fantasia, les somptueux bijoux traditionnels que porte Badra, "la mariée nue de Mazouna" (p. 102) sont énumérés ainsi : "l’“açaba” aux pendeloques, les “chengals” en triangles des oreilles, les multiples colliers de la “bessita” de Fez" (ibid., p. 110), de même certains objets cités comme la "“setla” ciselée", qui est une "tasse de cuivre" (ibid., p. 102). Les "meddahs" (ibid., p. 115), (équivalent maghrébin du griot en Afrique subsaharienne) colportent les nouvelles, les jours de marché, le "ouali" (ibid., p. 183), est un saint considéré comme intercesseur entre Dieu et ses créatures dont la "zaouia" (p. 186) est, selon Le Petit Robert, un "établissement religieux sous l’autorité d’une confrérie musulmane spécialement affecté à l’enseignement". De même, Teldja, personnage principal dans Les nuits de Strasbourg, rappelle au lecteur que "smala" est "un des mots arabe passé dans le français… Comme le “souk”" (, p. 216). Dans Loin de Médine, l’emprunt est explicité dans le texte ou par une note de bas de page, procédé 6 pourtant considéré comme "la honte du traducteur" . Ainsi, le "fqih" si jeune, "Anas ibn el Malik" (p. 202) ou "mohadjir (…) veut dire "émigrant" » (p. 136), la "“ridda”, la dissidence", autrement dit (p. 127), et la "hijra" est l’émigration, p.181). Le lecteur peut lire en note "1" de la page 68, l’explication de "hadith" : c’est-à-dire "“dit” sur la vie du Prophète", en note "2" de la même page, celle de "sira", "L’histoire de la vie du Prophète", et p. 87, une autre note lui apprend que "ba’iya" signifie "serment d’allégeance", tandis que dans La femme sans sépulture, une note précise que le "bien habous" est un "bien de mainmorte prévu par le droit musulman" (p. 71). Parfois, le recours à l’emprunt se justifie par une certaine charge évocatoire qui lui confère une double dimension esthétique et émotive dont le terme correspondant français est dépourvu : telle la "baraka des ancêtres" (bénédiction ?) que la narratrice de Ombre sultane "transporte" en elle
4 Antoine BERMAN,L’épreuve de l’étranger, op. cit., p. 15 5  Hélène CHUQUET & Michel PAILLARD,Approche linguistique des problèmes de traduction Anglais- françaisGap-Paris, Ophrys, (1987), 1989, p. 221 6 Dominique AURY, dans sa Préface auxProblèmes théoriques de la traduction, de Georges Mounin, considère que "la note en bas de page est la honte du traducteur…", op. cit. p. XI. Cf. à propos de la note de bas page, l’article de Jacqueline HENRY, « De l’érudition à l’échec : la note du traducteur »,Meta, Vol. 45, n° 2, 2000, p. 228-240http://id.erudit.org/iderudit/003059ar
(p.156), ou la "skifa" qui désigne le "vestibule dallé de faïences bleues et jaunes de la demeure familiale mauresque" (Oran, langue morte, p. 37), "l’écorce de noyer – souak" utilisé autrefois "pour se nettoyer les gencives" (Loin de Médine, p. 13-14), le "haïk", est ce voile "de la tradition" (Ombre sultane, p. 108) que portent les femmes pour sortir, véritable "carcan" que Farida est obligée de supporter pour pouvoir aller au lycée dans les années cinquante (Nulle part dans la maison de mon père, p. 148) ou "cette “moallakat”" est une "poésie dite “suspendue”" (L’amour, la fantasia, p. 72), exactement comme les "grandes odes antéislamiques" (Nulle part dans la maison de mon père, p.285). Dans La disparition de la langue française, il arrivait souvent à Berkane de parler à Marise de sa Casbah natale, de sa nostalgie pour son quartier, ma "houma" (يتْموح) : « Ma houma, comme il disait. C’est le seul mot arabe que Marise sache prononcer : houma ! Elle a appris à rendre le "h" aspiré ; elle peut même s’exclamer : "Ya ouled el houma !" exactement comme Berkane le disait ! Comme il le dira quand il reviendra : "Ô enfants de mon quartier !" » (p. 278) D’ailleurs, c’est sous l’emprise de la nostalgie, "el-ouehch", que Berkane évoque pour sa compagne française, "zenkette El Meztoul", "la rue du drogué", de sa "houma" (ibid., p. 31 et p. 96). Pour Theldja également, c’est ce même mot, "el-ouehch", qui exprime le mieux la "vive nostalgie" qu’elle a de son fils resté chez en Algérie (Les nuits de Strasbourg, p. 250). Dans L’amour, la fantasia, les femmes poussent des "you you", "cri long, saccadé, par spasmes roucoulants", (p. 205), mot qu’Assia Djebar ne se contente pas d’expliquer. Ainsi le mot "tzarl-rit "que les femmes poussent dans les occasions heureuses signifie, d’après le Dictionnaire arabe-français de Beaussier, « - pousser des cris de joie en se frappant les lèvres avec les mains (femmes) » et, d’après le Dictionnaire arabe-français de Kasimirski, ce même mot signifie « - crier, vociférer (les femmes) quand quelque malheur leur arrive » (p., 248). Tandis que celle qui s’institue en conteuse de la geste de la première communauté musulmane est une "rawiya", telle la première, Oum Fadl, qui "porte en elle tout un passé récent, brûlant comme une braise" (Loin de Médine, p. 62). Parfois, l’emprunt semble servir de prétexte à un commentaire. Ainsi, le "s’irr de (son) dialecte", c’est à la fois "le silence plein qui sous-entend le secret" (Ces voix qui m’assiègent, p. 65) et ce que laissaient entendre les "vieilles dames, parfois des marieuses" dans Nulle part dans la maison de mon père, par ce même mot, bien qu’orthographié différemment, « quand elles devaient juger de la beauté d’une pucelle » : « "Elle a du sirr." Ce qui signifiait que la jouvencelle avait, dans ses traits ou de par sa grâce, un charme "secret", qui lui persisterait, l’âge venu. » (p. 209) De même, dans Ombre sultane, l’emprunt "derra" fournit le prétexte à un long commentaire de la narratrice en guise de clôture au chapitre justement intitulé « Toute femme s’appelle blessure » (p. 13) : « Derra : en langue arabe, la nouvelle épousée, rivale d’une première femme d’un même homme, se désigne de ce mot qui signifie "blessure" : celle qui fait mal, qui ouvre les chairs, ou celle qui a mal, c’est pareil ! La seconde épouse qui apparaît de l’autre côté de la couche n’est-elle pas semblable à la première, quasiment une partie d’elle, celle-là même qui n’a pu jouir et vers laquelle l’époux dresse ses bras vengeurs. Sur quoi la première femme sourit, sourire ambigu. » (p. 134) Un dernier exemple d’emprunt pour terminer, la narratrice évoque ce jour au "hammam" où « la langue maternelle (lui) exhibait ses crocs » lorsqu’elle découvre incidemment la manière dont les femmes désignent leur mari : "l’e’dou", c’est-à-dire "l’ennemi", mot dont la "sonorité arabe (…) avait écorché l’atmosphère environnante" (Vaste est la prison, p. 13). Depuis pour elle, rien ne fut
plus comme avant, « cette parole non de la haine, non, plutôt de la désespérance depuis longtemps gelée entre les sexes, ce mot donc installa en (elle), dans son sillage, une dangereuse pulsion d’effacement » : « Ce mot, l’e’dou, que je reçus dans la moiteur du vestibule (…) entra en moi, torpille étrange ; telle une flèche de silence qui transperça le fond de mon cœur trop tendre alors. En vérité, ce simple vocable, acerbe dans sa chair arabe, vrilla indéfiniment le fond de mon âme, et donc la source de mon écriture… Comme si, parce qu’une langue soudain en moi cognait l’autre, parce que la voix d’une femme, qui aurait pu être ma tante maternelle, venait secouer l’arbre de mon espérance obscure, ma quête muette de lumière et d’ombre basculait, exilée du rivage nourricier, orpheline. (…) Je vécus alors des années non vraiment de silence, ni de marasme : l’écorchure dans l’oreille et le cœur, ce fut là le don de l’inconnue dont la voix me tarauda. Par elle, la langue maternelle m’exhibait ses crocs, inscrivait en moi une fatale amertume… » (Ibid., p. 13, 14 & 15) Ces quelques exemples permettent de souligner la fonction essentielle de l’emprunt dans le texte littéraire dans la mesure où il participe de sa fonction poétique essentielle en y introduisant une résonnance particulière dont le lecteur peut apprécier la familiarité s’il est maghrébin ou "l’étrangeté" s’il est occidental. L’autre procédé auquel recourt Assia Djebar pour écrire sa réalité est le calque. Ce procédé lui permet de vaincre la résistance de la "lettre", une résistance qui s’explique par ce que Henri Meschonnic désigne dans son dernier ouvrage, Le bois de la langue, comme le "continu que le connu empêche de connaître" et qui se trouve derrière "le discontinu du signe, des mots, et des 7 langues, qui est connu" . Pour contourner cette résistance, Assia Djebar opte donc pour le calque de l’expression originale, comme le moyen le plus apte à en restituer toute la dimension sémantique et la charge évocatoire. En tant que reformulation mot à mot de telle expression de la langue d’origine dans la langue d’arrivée, le calque offre un double avantage en permettant, d’une part, de restituer une réalité particulière en rapport avec un mode de vie bien précis et, d’autre part, il constitue une façon inédite d’exprimer cette réalité dans la langue d’emprunt, c’est-à-dire dans le cas présent, le français. Les quelques exemples suivants permettent de s’en faire une idée précise. Par exemple, la cérémonie au cours de laquelle "les paumes et les pieds de la vierge" sont teints au henné avant le mariage est "la soirée du henné" (ةلةّ نلا "la nuit du vingt-septième), (Ombre sultane, p. 178) et jour du jeûne" est rendue par la traduction mot pour mot de l’expression originale "la nuit de la Destinée", (ردقلا ةل). Il en est de même pour la femme qui sort sans le voile traditionnel et qui, n’étant plus "prروتس ةع otégée" (ْ م), se trouve de ce fait "déshabillée ou même dénudée" (ْ), (Femmes d’Alger dans leur appartement, p. 229 et 247), ou encore "nue", comme Lla Rekia au moment où son mari vient d’être abattu qui, sous l’effet du choc, « a oublié le voile, la sacro-sainte étoffe, de laine ou de soie, le haïk, la tunique, le fichu, pour la première fois depuis sa puberté, l’épouse de Larbi, la mère de Habib est sortie "nue" » (La disparition de la langue française, p. 128). Bien qu’en langue française l’épouse du fils soit désignée par le terme "bru", Assia Djebar préfère recourir à l’emprunt correspondant à l’appellation que toute belle-mère affectionne pour désigner la femme de son fils : "sa mariée", (يتْعا) « même dix ans après la noce (comme si son fils s’était contenté de convoler par procuration) », (L’amour, la fantasia, p. 174).
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Henri MESCHONNIC,Dans le bois de la langue, Paris, Ed. Laurence Teper, 2008, p. 10 & 11.
En arabe dialectal, si l’homme est momentanément impuissant, c’est qu’il est "lié" (طوبم) (Ombre ْ sultane, p. 31), tandis que la jeune fille dont la demande en mariage a été acceptée par les parents (en principe par le père) est considérée comme ayant été "donnée" (ةْم), (ibidem, p. 173 et 190) à l’instar de celles qui « s’étaient mariées parce que "données" par leur père » (Oran, langue morte, p.293). Au regard de ses belles-sœurs, Félicie a toujours fait preuve d’une certaine "nya" (ةّ ), c’est-à-dire de "quelque chose comme “la bonne foi”" (ibidem, p. 255). Le "vocable pour suggérer le viol" sans vraiment le nommer, ou peut-être "pour le contourner", est celui de "dommage" ( رسخلا), (L’amour, la fantasia, 226) et le terme par lequel les maquisards étaient appelés ou
s’appelaient entre eux pendant la guerre d’indépendance était "les Frères" (خلا), (ibidem, p. 184), « car on s’appelait tous frères, dans ce camp, "frère", ya khou », se souvient Berkane dans La disparition de la langue française, p. 237). D’autre part, la femme séparée de son mari sans être divorcée est une "femme suspendue" (ءاْم ْ ةقم), (Les nuits de Strasbourg, p. 43) tandis que le Prophète Mohamed, dans Loin de Médine, p. ْ 124, est le plus souvent appelé "l’envoyé de Dieu" (هلا ور) quand il n’est pas cité comme "le nabi" (يّ نلا) ou bien comme "Abou Qacim", ( وبا), "c’est-à-dire “Père de Qacim”" (p. 64), lui que Dieu a voulu "abtar" (تبأ), (p. 67), métaphore signifiant ici "père de plusieurs filles" mais sans descendance masculine. Quant aux hommes de Bou Maza, ils se défendent avant tout d’être 8 des "coupeurs de route" (لا عde la rançon" allait), la preuve en est que "“les douros” servir à "lever le double des troupes dans les tribus fidèles" (L’amour, la fantasia, p.112). Pendant la décennie noire, les "chouyoukhs" (وشلا) qui « étaient encore, au cours de l’effervescence d’il y a deux ans, des imams de mosquée aux prêches enflammés » (مإplurielةئأ) sont aujourd’hui "auréolés par le prestige de leur séquestration" (Oran, lague morte, p. 143 et 144). Tandis que celui qui séduit la femme d’un autre et part avec elle est un "voleur de mariée", en arabe "khettaf el-arais" (ال ف), (Vaste est la prison, p. 94). Pour la mère de Hajila, s’ils n’avaient pas été relogés jusqu’à présent c’était parce que, bien sûr, « leur tour avait été pris par un voisin "aux épaules larges" » (ضاْعا وتك دنع), (Ombre sultane, p. 72) et, au regard des autres femmes, ce fils unique n’est pas seulement pour sa mère "la prunelle de ses yeux" (نع وموم"la fierté de son avenir" (), il est également تْزْاةنبوقع), (Vaste est la ّprison, p. 177). Tandis qu’Assia Djebar se souvient des repérages qui l’ont amenée bien au-delà de la "route romaine" (يملا ), c’est-à-dire au-delà de la route goudronné (Ces voix qui m’assiègent, p. 19). Dans La disparition de la langue française, lors des manifestations populaires des dernières années avant l’indépendance du pays, la "plولا ةپ ace de cheval" (ْ), (p. 195 et p. 197) était un lieu de ralliement de tous les habitants de la Casbah, « cette place qu’ils appelaient eux "place du Gouvernement" » (p. 198). Au moment où le pays est sur le point de sombrer dans la violence, Berkane se remémorant le camp
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"Douro" (ر), "nom d’une ancienne monnaie d’argent espagnole" (Le petit Robert), est encore employé en arabe dialectal algérien.
où il a entamé son initiation politique avec le mot "laïc", pense aujourd’hui à « la masse des "désoccupés", âgés de quinze à vingt ans, qui se nomment amèrement, en arabe "ceux qui soutiennent les murs" » (سح) : « Celui qui lancerait à ceux-ci l’affirmation que "notre jeune État est une République laïque !" il lui serait répondu aussitôt par la colère ou l’insulte. Et c’est la haine puis la division qui annoncent l’approche de la discorde civique. » (p. 174) Ces calques contribuent dans une large mesure à faire de cette écriture, une écriture/traduction ou écriture-de-traduction. Ainsi du titre du roman, Vaste est la prison, qui est le calque de l’expression berbère, "meqqwer lhebs", cette expression que "la cousine de la morte, descendue de la Zaouia", déclame après s’être lacérée les joues lors du décès de Chérifa, emportée par une épidémie de typhus en 1924. Assia Djebar rapporte ces improvisations dans "“leur” langue de montagne", puis, à la suite de Malika qui les traduit "pour les citadines qui ne voulaient comprendre que le dialecte de la ville", elle traduit à son tour ces vers dans sa langue d’écriture pour son lecteur : « La cousine donc martela, la joue maintenant séchée, avec seulement des traces roses de griffures : "Seg gwasmi yebda useggwas Wer nezhi yiggwas !" Et elle cria les deux derniers vers, sur un ton plus déchiré : "Meqqwer lhebs iy inyan Ans’ara el ferreg felli !" » « Depuis le premier jour de l’année Nous n’avons pas eu un seul jour de fête ! ………………………………………………… Vaste est la prison qui m’écrase D’où me viendras-tu, délivrance ? » (p. 236 & 237) Cette expression, "meqqwer lhebs"/"vaste est la prison", Assia Djebar se plait également à l’attribuer à Jugurtha, condamné à "mourir de faim, au cachot, à Rome". Elle veut même se persuader qu’elle l’entend "malgré la distance du temps" : «? Non, je l’entends surtout. Car il ironise, il émet, les boyaux serrés etAi-je dit que je le vois desséchés, un dernier râle d’une ardeur toute gratuite : "vaste est la prison", murmure-t-il dans l’avant-dernier souffle, pendant que le souvenir de la mélopée berbère le berce pour finir, l’emporte : "… délivrance !" Je l’entends, bien sûr parce que la langue est là, ineffaçable : "Meqqwer lhebs !" Meqqwer, meqqwer –, le mot qui désigne l’ampleur, la vastitude de la "meurtritude" arrive jusqu’à moi et m’atteint, et me frappe, malgré la distance du temps.» (p.334) Ainsi, le lecteur perçoit les "gargouillis, sons berbères et barbares reniés, mélodies et plaintes arabisées et modulées" en lisant Assia Djebar, à travers "des mots français masquant(en vain ?)la voix informe", c’est-à-dire, "la voix polyforme de (sa) génération" (Ibid. p. 331-332) dont elle a beaucoup de "mal à se dépêtrer" parce qu’elle en a gardé une nostalgie infinie. Pourtant, à la suite de Berkane (La disparition de la langue française), elle constate que celui qui se conduisait déjà comme un "mes’oul" chargé de l’éducation politique des détenus du camp où il se trouvait à la veille de l’indépendance, soit obligé de passer au français pour parler de la "laïcité" parce que «ce terme de laïc n’avait pas encore(…)son reflet en arabe», même si «de nombreux mots arabes et berbères existent pour désigner un "consensus", un "conseil de représentants", un "diwan"» : «Mais, la laïcité ? Un vide, un non-concept, chez chacun de nous, dans ce camp et, je dois
l’avouer, un vide aussi dans ma tête d’alors ! A seize ans, en entrant dans ce camp du Maréchal, j’étais un analphabète politiquement.» (Ibid. p. 164) Ces quelques exemples de calques donnent un aperçu sur la manière dont Assia Djebar parvient à "potentialiser" au maximum sa langue d’écriture, à la fois langue hybride et lieu de rencontre de deux univers dissemblables, pourse dire" en amplifiant" d’une certaine manière les détails se rapportant à sa réalité. C’est là une expérience qui rappelle certainement le sentiment d’Umberto Eco lorsqu’il découvre, pour sa part, "des potentialités interprétatives" de ses propres ouvrages au moment où ceux-ci sont traduits : « […]Et si je percevais des impossibilités – qui devaient être résolues d’une manière ou d’une autre –, je ressentais plus souvent des possibilités : je sentais comment, au contact d’une autre langue, le texte exhibe des potentialités interprétatives restées ignorées de moi, et comment la traduction pouvait parfois l’améliorer (je dis "améliorer" justement par rapport à l’intention que le 9 texte manifestait soudain, indépendamment de mon intention originelle d’auteur empirique).» Cette manière de traduire la parole féminine n’est pas sans rappeler la méthode préconisée par Henri Meschonnic dansJona et le signifiant errant, par opposition à la pratique traditionnelle de la traduction qui tend, par souci d’"homogénéisation" du texte traduit dans la langue d’arrivée, à être une "tradition annexionniste", une pratique qu’il déplore évidemment, adoptée dans cinq des traductions de laBiblesur sept toutes effectuées par des personnes différentes "sur un siècle de tradition et d’anti-tradition, en français" : «Sept traductions : 1) La Bible, traduite du texte original par les membres du rabbinat français, dirigé par Zadoc Kahn (1899), Paris, Librairie Colbo, 1966 ; 2) La Bible, par Louis Segond (1910), Paris, Société Biblique française, 1968 ; 3) La Sainte Bible, sous la direction de l’Ecole biblique de Jérusalem, dite Bible de Jérusalem, 1955 ; 4) La Bible, sous la direction d’Edouard Dhorme, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1969 ; 5) La Traduction œcuménique de la Bible (1975), Livre de poche, 1978 ; 6) La Bible, Douze Inspirés, traduction par André Chouraqui, Desclée de Brouwer, 1976 ; 7) Jona en tête de ce livre, jalon de travail dans le cadre d’un projet d’ensemble commencé par Les Cinq Rouleaux. La première est officiellement juive, la seconde protestante, la troisième catholique, la quatrième en principe "laïque", la cinquième pan-chrétienne. Toutes les cinq appartiennent à la pratique et aux théories traditionnelles de la traduction, et de la traduction biblique en particulier. Leurs différences confessionnelles retentissent relativement peu sur leur mode de traduire, qui est globalement celui de l’hellénisation-francisation-christianisation. La sixième illustre la réaction juive littéraliste. La septième tente une traduction qui fait du rythme le signifiant majeur du 10 discours.» Ces quelques exemples de procédés de traduction auxquels a recouru l’écrivaine sont à l’origine 11 d’une "vernacularisation" incontestable de la langue française, selon l’expression de Paul Bandia mais surtout, ils permettent à Assia Djebar d’écrire la parole arabe, et, parfois, berbère, de ses compagnes en français. La méthode n’est pas sans rappeler celle proposée par Antoine Berman dans Pour une critique des traductions : John Donne, une méthode basée sur la "lecture et relecture de la traduction" susceptible de mettre en évidence notamment dans certains passages une "écriture d’étranger harmonieusement passée au français" : «(Cette relecture) découvre aussi (…) des "zones textuelles" que je qualifierai de miraculeuses, en
9 Umberto ECO,Dire presque la même chose, Paris, Grasset, 2007, p. 15 10 Henri MESCHONNIC,Jona ou le signifiant errant, Paris, Gallimard, 1981, p. 43-44 11 Paul BANDIA, « Le concept bermanien de l’"Étranger" dans le prisme de la traduction postcoloniale »,TTR : traduction, terminologie, e rédaction, Québec, Ed. Association canadienne de traductologie, Volume 14, N° 2, 2 semestre 2001, pp. 123-139.
ceci qu’on se trouve en présence non seulement de passages visiblement achevés, mais d’une écriture qui est une écriture-de-traduction, une écriture qu’aucun français n’aurait pu écrire, une écriture d’étranger harmonieusement passée au français, sans heurt aucun (ou, s’il y a heurt, un heurt bénéfique*). Ces "zones textuelles" où le traducteur a écrit-étranger en français et, ainsi, produit un français neuf, sont les zones de grâce et de richesse de texte traduit. De bonheur. A lire, par exemple le Naufrage du Deutschland ou d’autres poèmes de Hopkins traduits par Leyris, on sent à la fois la longue peine qu’a été la traduction, et le bonheur qu’elle est parvenue finalement à 12 être.» Références bibliographiques citées (Ordre alphabétique)
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Antoine BERMAN,La traduction et la lettre et l’auberge du lointain, Paris, Seuil, 1999 ------------------------,: John DonnePour une critique des traductions , Paris, Gallimard, 1995 Umberto ECO,Dire presque la même chose, Paris, Grasset, 2007 Lise GAUVIN,L’écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens, Paris, Ed. Kathala, 1997 Claude HAGÈGE,L’homme de paroles, Paris, Bayard, 2004 Henri MESCHONNIC,Jona ou le signifiant errant, Paris, Gallimard, 1981 ----------------------------,Dans le bois de la langue, Paris, Ed. Laurence Teper, 2008
Œuvres d’Assia Djebar de références (Ordre chronologique de publication) -Femmes d’Alger dans leur appartement, nouvelles, Paris, Albin Michel, 1980 & 2002 (nouvelles) -L’amour, la fantasia, roman, Paris, J. C. Lattès, ENAL, Alger, 1985 (1ère édit., Albin Michel, 1995 (2ème édit.) -Ombre sultane, roman, Paris, J. C Lattès, 1987,Loin de Médine, roman, Alger, ENAG, Paris, Albin Michel, 1991 -Le blanc de l’Algérie, récit, Paris, Albin Michel, 1995 -Vaste est la prison, roman, Paris, Albin Michel, 1995 -Oran, langue morte, nouvelles, Paris, Actes Sud, 1997 -Les nuits de Strasbourg, roman, Paris, Actes Sud, 1997 -Ces voix qui m’assiègent, essai, Paris, Albin Michel, 1999 -La femme sans sépulture, roman, Paris, Albin Michel, 2002 -La disparition de la langue française, roman, Paris, Albin Michel, 2003 -Nulle part dans la maison de mon père, roman, Paris, Fayard, 2007
12 Antoine BERMAN,Pour une critique des traductions : John Donne66, Paris, Gallimard,1995 p 65/ * Dans sa Présentation à l’anthologie49+1 nouveaux poètes américains, (choisis par Emmanuel HOCQUARD et Claude ROYET-JOURNOUD, Ed. Action poétique/Un bureau sur l’Atlantique, Royaumont, Collection "Un bureau sur l’Atlantique", 1991), Emmanuel HOCQUARD avoue ceci : «Il m’arrive de lire de la poésie américaine en anglais. Mais, mon vrai plaisir est de la lire en français. C’est alors que vraiment "soudain je vois quelque chose". Mon contentement pourrait s’exprimer alors dans ces termes : ça, jamais un poète français ne l’aurait écrit. […]Je tiens à cette idée que la traduction est cette sorte de représentation dont j’ai besoin pour mieux voir et mieux comprendre (dans) ma propre langue.», p. 10
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