Collection Maurice Genevoix Collection du Mémorial de Verdun Pascal Puig
Conception et réalisation : Pascal Puig
1ère édition : mars 2009
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Sur les pas de Maurice Genevoix Déroulement de la visite
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Sur les pas de Maurice Genevoix commentaire historique
Point 1 : débouché du chemin de relève. Avant guerre, les habitants des villages des Eparges et de Combres cultivaient en bonne entente les collines qui portent leur nom, cultures céréalières, prairies, jardins, vergers, bois, tel était le paysage jusqu'au début de septembre 1914.
ème ème ème Mercredi 17 février 1915, les hommes du 2 bataillon (5 à 8 compagnies, chef de Bataillon ème Marchal) du 106 RI, soit de 5 à 600 combattants, quittent à 4 h 15 du matin leur bivouac installé au carrefour de la route de Mouilly et de la tranchée de Calonne : c'est le cœur de l'hiver, il fait froid, la marche est difficile suite au mauvais temps de la veille qui a détrempé le terrain. Ils ont 4 km à accomplir avant d'atteindre les ruines du village des Eparges. Ils empruntent un réseau de boyaux les mettant à l'abri des éclats d'obus, tout en évitant de s'égarer de nuit, ce sont les chemins de relève (les combattants séjournent dans un secteur donné avant d'être relevés, ils utilisent pour cela divers itinéraires pour s'y rendre ou en revenir). La relève doit être effectué avec le maximum de sécurité afin d'éviter les pertes humaines : les hommes se déplacent en colonne, espacés de quelques mètres, dans les boyaux. L'avance se fait en silence, sans fumer (une cigarette se distingue de nuit à plusieurs centaines de mètres : le tireur d'élite aperçoit un premier tirage, ajuste au second et tire au troisième !). La progression est lente : les hommes sont chargés de 20 à 25 kg : vivres, munitions, armes, à cela s'ajoutent une tenue imbibée de pluie, de la boue collée aux chaussures. Quelques centaines de mètres restent à faire avant de se mettre à couvert ravin d'Hardimel, Cote 280.
Le plateau des Eparges forme un croissant largement ouvert au Nord, il est long d'environ 1100 m, large de 800 m dans son maximum et culmine à près de 350 m. Il forme un éperon se détachant en avant de la Côte des Hauts de Meuse offrant un point de vue admirable sur la plaine et le pied des Côtes de Meuse ; en cela, il constitue un objectif essentiel aux yeux des deux adversaires. ème Compte tenu de la longueur de cette crête, la 12 DI, en charge du secteur, prépare deux ème ème nd attaques simultanées : moitié Est, en direction du Point X, le 132 RI, moitié Ouest, le 106 RI. Au 2 ème Bataillon, 7 Compagnie, se trouve le souslieutenant Genevoix. Ces deux attaques sont appuyées par de nombreuses batteries d'artillerie de différents calibres. Les deux RI rassemblent chacun dans cette opération environ 2000 hommes (4000 hommes au total). Côté allemand, les effectifs sont aussi importants, bien installés dans des tranchées et des abris bétonnés sur le plateau des Eparges ou en réserve au col des Eparges prêts à intervenir le moment venu.
Point 2 : pied de la cote 280. ème er A l'aube, les hommes du 2 Bataillon ont pris possession des abris, rejoignant ceux du 1 Bataillon : c'est l'entente, longue, jusqu'à 14 h, heure à laquelle 4 explosions de mines souterraines signaleront le début de l'assaut. En attendant cela, les hommes se reposent, à l'exception de quelques guetteurs. Les risques sont nombreux : toute imprudence de l'un des 1200 hommes peut être meurtrière pour tous bien avant l'assaut, les Allemands peuvent découvrir des indices concernant le préparatif de l'attaque et bombarder la cuvette, les abris risquent de s'écraser sur les hommes. Cette attente est mise à profit : (re)lecture d'une lettre, écriture de quelques mots sur un carnet, contemplation de photos d'êtres chers, et penser ; penser à la mort, aux conséquences familiales, aux risques de captivité mais aussi aux blessures, surtout les blessures mutilantes et invalidantes qui contrarient tout retour à une vie civile normale pour une population de soldats en général issu du mode agricole et qui a forcément besoin de ses 4 membres pour travailler. Les explosions ont lieu à 14 h, elles entraînent le déclenchement de la préparation d'artillerie, les compagnies parcourent dans la boue les 4 ou 500 mètres les séparant de la plateforme aménagée par le Génie : ils doivent y arriver pour 14 h 30 : leur avancée est d'autant plus pénible qu'ils sont lourdement chargés, les hommes s'essoufflent rapidement. Service éducatif2
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Point 3 : débouché du boyau ; monument du Génie. Cette plateforme est aménagée par les hommes du Génie ; c'est une base de départ des galeries de mines qui ne peuvent servir pour l'instant d'abris, des gaz de combustion des explosifs y séjournent encore. Les hommes se reposent, réajustent leur charge et attendent la levée du tir d'artillerie pour pouvoir poursuivre. Les combattants passent d'un dispositif en file à celui en ligne : il s'agit de faire face à 'objectif avec un espace de quelques mètres entre chaque combattant ; cette dispersion est indispensable afin de limiter les pertes humaines. La levée des tirs d'artillerie est prévue à 15 h, heure H en jargon militaire. Les chefs de section veillent à leurs hommes, vérifiant leur matériel et équipements. Les tirs d'artillerie amis levés, en quelques minutes et par bonds successifs, sous la riposte des quelques survivants allemands, les combattants français atteignent l'objectif qui leur a été assigné, à savoir les lèvres de l'entonnoir. Ce monument à la gloire du Génie est le dernier en date sur le site ; il est érigé en 1963. Il rappelle le rôle important de cette arme dans cette guerre des mines et lors des assauts auxquels les sapeurs mineurs participèrent pour l'aménagement des positions conquises. Il est composé de 7 colonnes, sur chacune d'elle est inscrite une des spécialités de cette arme : sapeur mineur, pontonnier, artificier, télégraphiste et transmission, sapeur des chemins de fer et communication, aérostier, sapeur électro mécanicien.
Point 4 : monument du 106 R.I., Dit “des revenants”. ème Sur cette position, le point A des artilleurs, se trouve un bastion fortifié allemand, la mission confiée ème aux hommes du 106 est de s'établir sur les lèvres de l'entonnoir côté adversaire ; cet entonnoir constitue un obstacle pour les hommes, tout comme la multitude des trous d'obus ; leur approche sur zone est rendue d'autant plus difficile que les gaz de combustion de l'explosion des mines et des obus rendent la respiration difficile. Trous d'obus et entonnoirs limitent leurs déplacements, mais leur assurent des ème protections provisoires. Les soldats de la 7 compagnie parviennent aux lèvres de l'entonnoir ; ils s'installent tant bien que mal, aménageant un emplacement de combat avec leur pellebèche ou pellepioche. La riposte allemande ne se fait pas attendre : l'artillerie lourde (des canons de 150 et de 210) pilonnent les anciennes positions, soumettant les combattants français à un véritable déluge de feu. Des combats d'une rare intensité, parfois au corps à corps, ont lieu plusieurs jours durant avant que le ème ème ème 106 ne soit relevé : la moitié du 2 bataillon du 106 ne reviendra pas de cet enfer de boue, de sang, de pourriture.
Ce monument est le dernier des monuments construits durant l'entredeuxguerres, il est inauguré le ème 30 juin 1935. Il porte l'inscription « les revenants du 106 à leurs camarades » et est l'œuvre du sculpteur parisien Maxime Réal del Sarte, ancien combattant des Eparges où il a perdu un bras (sa prothèse de main est visible dans les collections du Mémorial). Il est construit par George Ricôme, ancien officier du ème 106 , installé comme entrepreneur à Verdun, suite à une souscription lancée par le président de ème ème l'association des anciens combattants du 106 , « les revenants du 106 RI ». C'est une pyramide trapue, surmontée d'une tête humaine, sur les faces de laquelle l'artiste a sculpté des petites croix, des ossements, des crânes, des mains décharnées et crispées, pour évoquer le grand nombre de morts et le calvaire qu'ils ont dû endurer. Sur le piédestal, un basrelief de bronze représente la France casquée et assise tenant dans ses bras étendus en forme de croix un soldat expirant. Nous y voyons une reprise de la symbolique de la descente de croix (comme la sculpture se situant dans la cathédrale de Chartres) où Marie est ici la France, le Christ un soldat qui s'est donné en sacrifice pour la Nation.
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Point 5 : monument de la 12ème D.I., Dit “du Coq”. Arrêt du groupe au bord d'un entonnoir. Il s'agit de l'effet d'une explosion de mines dont l'explosif utilisé se situe au point le plus bas. Cet entonnoir est le résultat du volume de terre projeté par l'explosion : les soldats à l'intérieur de la circonférence sont pulvérisés, tandis que ceux autour sont engloutis vivants sous cette avalanche de terre et de pierres qui les recouvre. La guerre des mines souterraines est très ancienne : à l'époque médiévale, elle est utilisée pour créer des brèches sous les murailles. Cela consiste à creuser une sape ou galerie souterraine sous une position tenue par l'adversaire ; cette sape se termine par une chambre dans laquelle on entasse l'explosif stocké en caisse de bois. La mise à feu se fait à distance de manière électrique pour plus de sécurité ; l'explosion est ainsi commandée le moment venu. Les derniers cratères visibles ici datent du printemps 1918. En tout, la crête des Eparges aurait connu 300 explosions de mines ; les tonnages mis en œuvre par les belligérants sont variables. Cela commence par quelques tonnes pour des tirs de contremines, tirs défensifs de faible puissance dont le but est d'écraser les galeries adverses ; ce genre de tir constitue environ la moitié des tirs effectués. Les tirs offensifs nécessitent plusieurs tonnes d'explosif : les Allemands feront des tirs de 20, voire de 30 tonnes d'explosifs ! (à Vauquois, où le même type de guerre est pratiqué, les Allemands réaliseront un tir avec 60 tonnes d'explosifs !)
Monument de la 12ème D.I., Dit “du Coq”. ème Premier monument à être érigé sur le site des Eparges en 1924, le monument de la 12 DI se trouve au centre de la crête, au point C, selon le canevas de l'artillerie française qui identifiait les points remarquables de la crête à une lettre de l'alphabet. ème Il porte l'inscription « La 12 Division à ses morts et à leurs frères d'armes tombés aux Eparges ». Il s'agit d'un obélisque reposant sur un piédestal à gradins, surmonté d'un coq gaulois de bronze, symbole ème ème de la 12 DI. Sur les côtés, sont gravés les citations obtenues par la 12 Division, ainsi que les unités ayant combattu sur le site des Eparges. Comme les autres monuments « historiques » de la crête, celuici est l'œuvre d'anciens soldats des ème unités ayant combattu aux Eparges : pour le monument du Coq, le statuaire est un ancien du 132 RI, ème LEFEBVREKLEIN et a été construit par des soldats du 132 alors en garnison à Verdun. Sin financement a ème ème ème été réalisé par souscription lancée au près des anciens du 132 , 332 RI et du 45 RIT de Reims.
Variante : point 5bis Abris allemands. Si en surface, on note la présence de quelques bastions ou abris bétonnés de mitrailleuses (en fait les objectifs des assauts de février 1915), l'essentiel de l'implantation allemande sur le site est souterraine, à l'image de ce qui a été réalisé à la butte de Vauquois. Les organisations allemandes ont été fouillées dès la prise des Eparges le 13 septembre 1918 par des équipes du Génie et des unités de réserve. Elles comportent des abris ayant des vocations variées (ambulance / lazarett, poste de commandement, magasin à munition, cuisine, chambrée pour compagnie…), le tout reliés par des kilomètres de galeries, tunnels. Le bâtiment que l'on voit ne constitue, en fait, que la partie visible d'un immense iceberg qui s'étend dans les profondeurs de la crête, tout comme sous la butte voisine de Combres. A l'instar d'autres vestiges allemands de la Grande Guerre, ce blockhaus porte le nom de blockhaus du Kronprinz (visite possible du prince héritier, mais surtout zone confiée à son commandement).
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Point 6 : monument du Point X. Le point X constitue la pointe Est de la crête des Eparges ; il s'agit d'un véritable observatoire sur la plaine de la Woëvre ainsi que sur la ligne des Côtes de Meuse, de part sa position avancée, que ce soit vers le Sud, Hattonchâtel ou vers le Nord. Ce véritable point stratégique ferme le front de Verdun à l'Est. Il sera l'objet d'âpres combats après les assauts de l'hiver 1915 : les Allemands le posséderont jusqu'à la dernière offensive de septembre 1918 réalisée par des troupes coloniales soutenues par des divisions ème étasuniennes du V Corps US.
Le monument du Point X est le second à être édifié, en 1925. Il s'agit d'un mur : de face, un autel rustique s'y trouve accolé, surmonté d'une croix en creux ; de dos, face à la plaine de Woëvre, un bas relief représente un officier, arme au poing, menant ses hommes au combat. Le dessin préparatoire de ce basrelief est l'œuvre de la comtesse de Cugnac qui a perdu son fiancé dans les combats qui se sont ème déroulés pour la conquête du site. Il est l'œuvre du sculpteur Fischer, ancien du 67 RI, a été érigé suite à ème ème ème la souscription lancée auprès des anciens du 67 , 74 et 274 RI et est construit par l'entreprise Ory qui reconstruisait le village de Combres. Ce monument est dédié à ceux qui n'ont pas de tombe, les 10.000 combattants français et allemands disparus, engloutis ou déchiquetés par la guerre des mines.
Point 7 : cimetières militaires. Cimetière militaire français du Trottoir. Le cimetière du Trottoir est créé dès 1915, suite aux combats des Hauts de Meuse ; il est réaménagé à plusieurs reprises durant l'entredeuxguerres. Il regroupe les corps de 2960 combattants : 2108 en tombe et 852 en fosse commune. Parmi ces soldats, figure l'ami de Maurice Genevoix, le souslieutenant Robert Porchon : blessé dans un premier temps le 19 février, il est tué par un éclat d'obus à proximité du poste de secours. Cité à l'ordre de l'Armée en ces termes : « Porchon, Robert, Charles, Joseph, souslieutenant au ème 106 RI. D'une bravoure admirable et en même temps d'un calme communicatif, a commandé sa section avec la plus grande intelligence, donnant à ses hommes par sa tenue la plus grande confiance. A été mortellement blessé le 19 février 1915 au cours d'un bombardement ». Trois autres cimetières français se situent à Montvillers, Trésauvaux, et SaintRémylaCalonne (ce dernier compte les tombes d'Alain Fournier et de ses compagnons d'infortune) ; ils réunissent 938 tombes sans fosse commune. De 1971 à 1980, Maurice Genevoix est venu de manière régulière sur le site : il accomplissait le parcours réalisé par les élèves et venait se recueillir sur la tombe de son ami Porchon.
Cimetière militaire allemand. Le services des sépultures allemandes entretient dans le secteur des Eparges les cimetières suivants : SaintMauricesouslesCôtes (1387 tombes et 402 en ossuaire), ViévillesouslesCôtes (1044 tombes et 135 en ossuaire) et TroyonVauxlesPalameix (2655 tombes et 135 en ossuaire) (soit un total de 5086 tombes et 672 en ossuaire). Trois tombes sont remarquables dans le cimetière de TroyonVauxlesPalameix : elles se situent à l'ouest du cimetière et témoignent de la présence d'ateliers de sculpteurs à proximité du champ de bataille. Dans ce cimetière, se trouvent des stèles juives.
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Point 1 : débouché du chemin de relève. Mauvais coin le nôtre, pour ces trois jours : des trous creusés dans un talus, près d'un chemin en pente, purineux. Comme on est vu des Boches, malgré quelques petits sapins fichés en écran dans la boue, on passe des heures dans une galerie étroite, les genoux au menton, les mains croisées sur les genoux. Lorsqu'on se hasarde à sortir, on voit la vallée du Longeau, et pardelà le piton jaune, balafré de tranchées et de sapes. Dieu ! comme on les voit bien, toutes ces sapes creusées par notre génie ! Elles rampent, zigzagantes, vers la crête. On dirait que chacune d'elles cache une grosse bête fouisseuse, qui s'enfonce, s'enfonce, en rejetant de chaque côté des bourrelets d'argile soulevée, et soudain disparaît, comme pour émerger bientôt sur l'autre flanc de la colline crevée. On dirait aussi que les Boches veulent tuer la bête, ou la murer dans sa galerie avant qu'elle ne soit arrivée : ils bombardent, à coups énormes de 150 ; sept points de chute, toujours les mêmes, sept panaches de suie molle qui jaillissent presque au même instant, et se balancent à n'en plus finir audessus de chaque tête de sape. Cela fait un étrange effet, de loin. Il me semble que je vois cela pour la première fois. Pour quoi faire, toutes ces sapes? Pour ménager des fourneaux de mine jusque sous la tranchée allemande. Et quand les fourneaux sont prêts, bourrés, amorcés, on les fera sauter tous ensemble… Mais une fois qu'ils auront sauté ? Et où sauronsnous, nous autres, lorsque les fourneaux sauteront ? D'après Maurice Genevoix,Ceux de 14, éd. Omnibus, 1998, pp 530/531.
Nous avons quitté Calonne avant le jour. Nous sommes arrivés à pointe d'aube. Il fait très beau, un temps plein de lumière, presque tiède à mesure que le soleil s'élève, et qui déjà fait songer au printemps. Il y a pourtant, sur la friche d'en bas, derrière les guitounes de la réserve, des loques de neige éblouissantes et quelques tas de neige plus terne devant la porte des gourbis. A flanc de coteau, des bourrelets de neige très minces soulignent les talus exposés au nord. On nous a fait monter à la cuvette 280. D'après Maurice Genevoix,Ceux de 14, éd. Omnibus, 1998, p 559.
Point 2 : pied de la cote 280.
Les terrassiers nocturnes ont beaucoup travaillé, depuis une semaine : les bords, les creux de la cuvette sont défoncés de trous rectangulaires, qui s'ouvrent béants en plein ciel, près des piles de rondins qui devraient les couvrir… On nous laisse libres ; il n'y a pas d'avion en l'air ; pas un obus n'est tombé depuis que nous sommes arrivés. Ordre d'entrer dans les « abris », et de s'y tenir immobiles. « Tassezvous ! Il faut que tout le monde tienne. » Tout le monde ne peut pas tenir ; les abris débordent ; la cuvette surpeuplée déborde. Il est neuf heures du matin ; on se sent les doigts gonflés, les jambes lourdes comme au printemps. Encore cinq heures d'attente, avant que les mines explosent. Vaetvient machinal, d'un trou à un autre trou. D'après Maurice Genevoix,Ceux de 14, éd. Omnibus, 1998, p 559.
Que de monde làhaut ! Que de soldats partout ! On en voit sur la route de Mesnil ; on en voit qui remuent à la crête du Montgirmont, d'autres dans les vergers d'en bas, le long des maisons du village ; une fumée qui floconne sur un toit évoque soudain tous ceux qu'on ne voit pas, cachés par les toits des maisons. Ici, chaque trou de la cuvette bouillonne de corps amoncelés ; il semble que la terre se gonfle, qu'elle palpite d'une large vie, d'une même vie étrangement humaine, aussi loin que l'on puisse marcher. Où sont les miens làdedans ? Et que sontils, mes cent pauvres hommes ? « Ne bougez pas ! Rentrez dans les abris ! » Depuis l'instant où mon bâton a disparu, mes doigts continuent de trembler. J'ai l'impression que l'air a changé, qu'il vibre, chargé d'horripilants effluves. « Rentrez ! Rentrez ! Personne dehors ! » Des gradés vocifèrent, s'efforcent, avec des gestes ridicules d'impuissance, d'apaiser ce bouillonnement d'hommes qui déborde des entrailles de la terre. Toujours pas d'avions ; toujours pas d'obus, nous n'avons pas entendu cinq coups de mauser, de tout le jour. D'après Maurice Genevoix,Ceux de 14, éd. Omnibus, 1998, p 566.
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Point 3 : Boyau Assaut.
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Et ma gorge s'est serrée tandis que je regardais ma montre, à deux heures moins trois minutes. Tout est vide. Je ne peux pas sentir autre chose, exprimer autre chose que cela. Tout ce qui emplit le monde, d'ordinaire, ce flux de sensations, de pensées et de souvenirs que charrie chaque seconde du temps, il n'y a plus rien, rien. Même pas la sensation creuse de l'attente ; ni l'angoisse, ni le désir obscur de ce qui pourrait advenir. Tout est insignifiant, n'existe plus : le monde est vide. Et c'est d'abord, contre nos corps accroupis, un sursaut pesant de la terre. Nous sommes debout lorsque les fumées monstrueuses et blanches, tachées de voltigeantes choses noires, se gonflent au bord du plateau, derrière la ligne proche de l'horizon. Elles ne jaillissent pas : elles développent des volutes énormes, qui sortent les unes des autres, encore, encore, jusqu'à former ces quatre monstres de fumée, immobiles et criblés de sombres projectiles. Maintenant les mines tonnent, lourdement aussi, monstrueusement, à la ressemblance des fumées. Le bruit reflue, roule sur nos épaules ; et tout de suite, de l'autre côté, de tous les vals, de toute la plaine et du ciel même, les canons lâchent les vannes déferlantes du vacarme. « En avant ! Par un ; derrière moi. » Nous montons vers l'entrée du boyau, sans la voir, bousculés par l'immense fracas, titubants, écrasés, obstinés, rageurs. « En avant ! Dépêchonsnous ! » Le ciel craque, se lézarde et croule. Le sol martelé pantelle. Nous ne voyons plus rien, qu'une poudre rousse qui flambe ou qui saigne, et parfois, au travers de cette nuée fuligineuse et puante, une coulée fraîche d'adorable soleil, un lambeau de soleil mourant. « En avant ! Suivez… En avant… Suivez… » Il me semble que mes hommes suivent. Pardessus le boyau, je vois bondir une forme humaine, capote terreuse, tête nue ; et sur la peau, sur l'étoffe sans couleur, du sang qui coule, très frais, très rouge, d'un rouge éclatant et vermeil. « Suivez… Suivez… » Des mots cahotent, mêlés au fracas des canons : « Un boche… La boue sur les frusques… Un Français… Foutu… » Plus de voix ; plus de pas ; rien que la folie des canons. Ceux du Montgirmont cogne à la volée, se rapprochent, nous poussent dans le dos. Ceux de Calonne, ceux du BoisHaut, ceux des ravins, tous les canons des Hauts se rapprochent, les mortiers, les obusiers, les 75, les 120, les 155, les pièces de marine, toute la meute se rapproche et hurle, toute la ligne douce et longue des collines ne peut plus être aussi loin qu'elle était, avance jusqu'au village, le déborde et nous pousse brutalement. C'est inouï, cette brutalité. Le Montgirmont devient fou, crache ses obus pardessus nos têtes, nous courbe sous un vol de grandes faux, sifflant, volontaire et bestial. Nous suffoquons. Des pierres jaillissent et retombent ; une flamme jaillit, avec un ricanement furieux. « Allez ! Allez ! Pardessus ! » Quelque chose de lourd a cogné mes jambes, et j'ai fléchi, les jarrets coupés nets. « Pardessus ! En avant ! » C'est la tête de Grondin qui a cogné dans mes jambes. Je me suis retourné, sans horreur ; et j'ai vu le corps écrasé, enseveli déjà sous l'immense piétinement, avec encore, à ras de terre, la plaie glougloutante du cou. D'après Maurice Genevoix,Ceux de 14, éd. Omnibus, 1998, pp 567/569.
En avant ! » Toute la force était derrière moi, il n'y avait rien pardevant, pas d'obstacle sensible qu'il m'ait fallu franchir. Je n'ai rien senti, qu'un grandissement soudain, une plongée de tout mon corps dans un espace inconnu, immensément large et pur. Je me suis retourné : j'ai vu que Sicot et Biloray me suivaient, les premiers, devant les deux sergents ; j'ai vu derrière leurs épaules une foule d'hommes encore ensevelis, crevant la terre des pointes de leurs baïonnettes, et sortant, sortant, à n'en plus finir. « En avant ! En avant ! » Notre artillerie ne tire plus ; les fusils allemands ne tirent pas. Nous enjambons les fils de fer tordus, trébuchons dans les vagues d'argile soulevées par les canons ; chacun de nos pas fait monter jusqu'à nos narines l'odeur corrosive et violente de la terre empoisonnée. e Nous voyons tout : les hommes de la 5 qui sortent à notre gauche, et qui montent, sous les lueurs des baïonnettes ; la friche e bouleversée, longuement déserte à notre droite, où les hommes de la 6 n'apparaissent pas encore. Devant nous, personne. A notre gauche, loin, nous voyons Floquart qui galope, tête nue ; Noiret, qui court un peu plus loin, se penche et disparaît de l'autre côté de la crête. Pas un Allemand… Où sontils ? e Un coup de fusil vers la gauche ; un tapotement bref de mitrailleuse ; et plus rien. Les hommes de la 5 sortent toujours. La mine 6 : des madriers enchevêtrés, fracassés, des fibres de bois blême faisant charpie sur la terre noire, des chevaux de frise en miettes, une loque de drap brûlé accrochée aux ronces d'un fil de fer. Un grand silence : c'est ici que montait l'une des formidables fumées. Personne toujours. La mitrailleuse, à gauche, a de nouveau tapé cinq ou six balles, puis s'est tue. Nous avançons encore, enjambons un talus qui s'éboule, et tombons dans la tranchée allemande vide. C'est la première, celle qui nous dominait hier, celle d'où les Boches déversaient sur nos têtes leurs écopes de bois remplies d'eau, celles d'où leurs tirailleurs battaient le pont sur le Longeau, la vallée, le petit calvaire, cherchaient dans nos parapets les minces trous noirs de nos créneaux, celle d'où ils nous ont tué Bujon, Maignan, Soriot, tous les autres… Nous sommes très haut. Nous dominons les collines et les prés, la Woëvre immense, les routes de nos vieux cheminements ; nous respirons un air plus léger ; il semble que nous nous dominions nousmêmes. « Ah ! Voilà les potes ! » e Ceux de la 6 sont enfin sortis. Ils montent ; je les appelle de loin, en agitant mon manche à balai. Mes hommes rient à présent, e stupéfaits de cet assaut étrange, de cette conquête dérisoirement facile. Ils crient à ceux de la 6 , lorsqu'ils passent : « L'arme à la bretelle ! Tout de suite ! Vous avez l'air d'andouilles, avec vos baïonnettes en l'air ! » L'heure d'angoisse effrayante sous la fureur de nos canons, ils l'oublient ; le corps de Grondin qu'ils viennent de piétiner, ils l'oublient, et le premier blessé ruisselant d'un sang si rouge, et toute cette dure journée d'attente, dans les trous… Ils regardent à leurs pieds, très loin, pardessus les lignes moutonnantes des bois, aux confins mauves de la Woëvre, le plus loin qu'ils peuvent regarder. Ils crient, pleins d'une fierté d'enfants : « Ça fait rien ! Ils étaient guère vaches les Boches ! […] » D'après Maurice Genevoix,Ceux de 14, éd. Omnibus, 1998, pp 572/573.
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Point 4 : monument du 106 RI, dit “des revenants”. ème J'ai quitté la tranchée, pour descendre par le boyau 6. Comme l'entonnoir est loin, maintenant ! Comme je suis seul ! Depuis une dizaine de mètres, le boyau dresse à mes côtés ses anciennes parois presque intactes, deux coupures de boue polie, tassée, solide, rassurante. Si mes bandes molletières tombées sur mes souliers fangeux n'alourdissaient mes jambes de ces paquets énormes, je pourrais presque courir. Attention… Les entonnoirs se touchent au bord du fossé démoli : il faut ramper une fois de plus. Attention encore… Même sans ces souliers pesants, je ne pourrais pas courir. Les entonnoirs se chevauchent, se confondent : le boyau n'a plus de parois. Et làbas, au tournant… Je me suis arrêté, pour mieux voir. Il y a un homme couché sur le dos, la tête posée sur les reins d'un second, déjà presque enfoui dans la boue ; il y en a un troisième, à genoux, et qui ne bouge pas plus que les deux autres. Ils sont morts ; deux d'entre eux, je le vois, depuis quelques minutes peutêtre… Je comprends : le boyau effondré est pris d'enfilade à cette place. L'homme qui est dessous a été tué hier ou cette nuit, par un obus, les autres viennent d'être tués par les tireurs allemands embusqués au faîte de l'entonnoir, les mêmes qui ont tué Gerbeau devant nous, blessé Troubat dans la tête de sape. Mais alors, moi… Il faut pourtant passer. Je sais bien que je pourrais remonter vers le boyau 7, vers un des deux autres, 5 ou 4. Je n'y songe même pas : c'est trop loin ; je suis trop las ; mes pieds ligotés sont trop lourds… Je vais courir, et sauter pardessus les morts. Il faut m'approcher un peu plus, chercher des yeux la place où je poserai mes pas : ici, sur cette claie qui émerge ; un peu plus loin, contre le flanc de l'homme allongé sur le dos… Je ferai mon possible pour ne pas écraser sa main. Oh !... Elle vient de bouger, cette main ! et l'homme soulève la tête, me regarde intensément. Je m'approche, en rampant, avec un coup d'œil en arrière vers l'entonnoir meurtrier. Je ne vois pas les sacs à terre ; je rampe ; les yeux de l'homme vivant sont maintenant tout près des miens. Il essaie de parler, balbutie quelques sons d'une voix gargouillante, et me regarde, me regarde encore. « Où estu touché ? » Il secoue la tête. « Prends patience… Je descends, tu vois… Je vais ramener les brancardiers. » Encore une fois sa tête remue de droite à gauche : non, ce n'est pas cela. Sa main se soulève faiblement ; son regard, qui s'appuie, qui s'attriste de ne pouvoir se faire comprendre, devient presque intolérable. « … en… On…. ai… ué… » Estce possible ? Estce bien cela qu'il veut me dire ? « Que je fasse attention ? Que je vais me faire tuer ? » Le regard s'apaise, s'illumine ; et les paupières disent oui, sans que la tête bouge désormais. Savoir son nom, le lui demander… Il a dû recevoir une balle dans la moelle ; il est là, paralysé, muet ; nous avons deux morts pour témoins. D'après Maurice Genevoix,Ceux de 14, éd. Omnibus, 1998, pp 587/588.
Point 5 : monument de la 12 DI, dit “du Coq”. ème Ce que nous attendons va sûrement arriver : dans dix minutes ; dans quelques secondes… On entend des cris quelque part. A gauche ? Oui, à gauche… Des coups de fusil ; des cris encore ; des détonations cinglantes, ouatées, dont le bruit inconnu nous déconcentre et nous effraie. Trente hommes sont debout dans l'entonnoir ; ils voudraient sortir, pour voir. Mais ils descendent, glissent au plus profond du trou. Tous les hommes debout se heurtent les uns les autres, trébuchent et crient, la bouche ouverte. Quelquesuns, tombés à genoux, s'efforcent de gravir les pentes : ils glissent sur l'argile visqueuse, et retombent. Brusquement, une ligne de capotes bleues se profile au faîte de l'entonnoir ; d'autres cris nous frappent au visage, tandis que des corps nous heurtent, roulent sur nous, nous entraînent avec eux jusqu'au chaos des madriers brisés. « Restez là ! Restez là ! Ils arrivent ! e La 5 a lâché ! Restez là ! On est tourné ! Restez là, nom de Dieu ! » D'après Maurice Genevoix,Ceux de 14, éd. Omnibus, 1998, pp 581/582.
Point 6 : monument du Point X. Ah ! qu'ils tirent ! Qu'ils répondent ! C'est s' fout'e de nous ! On est sacrifié… » Hors l'amoncellement de nos corps, des mots ne cessent de monter, en bulles d'angoisses ou de colère. Sans voir jamais aucun visage, sans reconnaître jamais personne, on sent fermenter contre soi la colère et l'angoisse de tous. Elles nous imprègnent, elles ne nous lâcheront plus. Elles grandissent, au contraire, à mesure que tombent les obus allemands, et que se taisent nos canons. Comment échapper à cela, avec sa misérable force d'homme, d'homme tout seul qui est làdessous ? Mille obus : on tient ; deux mille : on tient ; dix mille… C'est forcé qu'on se laisse aller, si les obus tombent toujours, rien que des obus allemands, tous les obus de toutes les pièces de Metz, tandis que les pièces de Verdun, toutes les pièces que nousentendionshier, se taisent, nous abandonnent, refusent de nous venir en aide.
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D'après Maurice Genevoix,Ceux de 14, éd. Omnibus, 1998, p 580.
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Point 7 : cimetières militaires. Aucun d'eux n'osera plus parler : on a touché au plus profond, au plus secret d'euxmêmes. Cela palpite en chacun d'eux. Et chacun, même ce soir, huit jours avant l'assaut qui menace, est le maître ombrageux de son cœur. Leurs pensées… Qui se vantera de jamais les connaître ? Je sais que nous nous ressemblons tous. Je sais aussi que j'ai voulu être près d'eux, et qu'ils me sentissent près d'eux : à cause de cela, parfois, j'ai cru que leurs yeux se livraient. Leurs pensées… Estce que je sais ? Ce qui m'a ému dans leurs yeux, n'étaitce pas un reflet de moimême ?... Eux et moi, chacun de nous et tous les autres. Et pour moi seul, ce monde caché de souvenirs et d'espoirs, ce monde prodigieux qui mourra si je meurs. Et pour chacun d'eux tous, un autre monde que je ne connaîtrai jamais. Visage des souvenirs, murmure de voix qu'on est seul à entendre, tiédeur des rêves, formes légères d'espoirs glissant parmi les souvenirs… Ils me ressemblent, leurs yeux me l'ont dit quelquefois : mais rien de plus, dans l'échange furtif d'un regard ; rien qu'une lueur émouvante, entre deux infinis de silence et de nuit. Ils se taisent depuis que Durozier s'est tu. Malheureux d'être ensemble, ils se quittent. Une à une, leurs ombres s'éloignent dans la nuit. D'après Maurice Genevoix,Ceux de 14, éd. Omnibus, 1998, p 544.
Comme je les ai revus alors ! Tous, tous… Même ceux qui furent tués loin de moi et que je n'avais pas vus : Desoignes, Duféal et Moline, les trois ensemble. Tout à l'heure, dans l'abri du colonel, des voix avaient prononcé leurs noms, et je m'étais enfui, ayant peur d'autres noms encore… A quoi bon ? Il fallait bien que cela vînt : Porchon, qu'estce qu'on a fait de toi ? Juste au bas du boyau, à quelques pas du poste de secours, un 77 t'a ouvert la poitrine, tu es tombé la face contre terre, et tu es mort. Estce que tu te battais encore ? Et Butrel qui descendait chercher de l'eau ? Et e Troubat déjà blessé ? Et le paralysé couché sur les cadavres ? Les obus, sur la crête, ont tué Janselme, un médecin du 3 bataillon ; les obus, au village, ont écrasé un poste de secours ; les obus, sur la route de Mesnil, ont tué les blessés qui s'en allaient. Et même les autres, Hirsch, Jeannot, Muller… Pourquoi ? Pourquoi ma tranchée pleine de morts, tous ces morts déchiquetés, éventrés, broyés, tombés les uns auprès des autres sans avoir tiré une cartouche ? Pourquoi l'entonnoir plein de morts, et le coin d'acier froid fiché dans le crâne de Raynaud ? Pourquoi ce lourd bouclier, retombant de si haut sur la jambe du capitaine Secousse ? J'entends sa voix, son accent de douceur stupéfaite et résignée : « Oh ! ma jambe… » Le commandant Sénéchal tremble et chevrote ; Petitbru recommence à hurler, Biloray court, tombe, se relève et court ; Laviolette se cache pour mourir, et sa main frissonne sur sa tête dans une moufle de laine bleue… D'après Maurice Genevoix,Ceux de 14, éd. Omnibus, 1998, p 620.
23 février.
J'ai quelques instants pour vous parler un peu des heures que nous venons de vivre. Je me borne à un récit très bref, qui vous donne une idée sommaire de ce que nous avons fait. Le 17, à 2 heures, les mines creusées par le génie sautaient. Puis c'était un bombardement d'une heure, bombardement effroyable qui faisait trembler le sol, emplissait les crânes de tumulte et donnait une étrange impression de surnaturel et de prodigieux. Puis l'assaut. Nous avons pris la côte des Eparges, presque sans coup férir. Mais nous marchions sur une terre bouleversée, calcinée, puante semée de débris de fils de fer, de piquets, de vêtements hachés et sanglants, de paquets de chair humaine. A cinq heures le bombardement allemand commençait. Jusqu'à minuit, les gros calibres : 150, 210, et 305. Pendant le même temps, des mitrailleuses qui tiraient de flancs combinaient leurs effets avec ceux de l'artillerie. De minuit à 6 heures, bombardement moins intense. Mais, dès 6 heures, la danse a recommencé, épileptique jusqu'à 9 heures ; et à 9 heures, l'infanterie allemande attaquait. Nous avons reçu des grenades, des bombes, un tas d'engins infernaux qui affolent nos hommes. Je me suis lancé en avant, le revolver à la main. J'en ai tué 3 à bout portant. Deux caporaux m'avaient suivi : ils ont été tués tous les deux. Nous avons perdu les tranchées conquises. Mais le soir, à 4 heures, nous y retournions et les occupions de nouveau. Nous y restions malgré les contreattaques. Nous y restions malgré le bombardement incessant et formidable. Le plus affreux fut le quatrième jour au soir. Il restait à ma section 20 hommes : 3 dans un petit élément de tranchée, en liaison avec une autre compagnie, 17 avec moi dans la grande tranchée. Un 305 est tombé dedans devant moi. Mes deux voisins ont été tués net ; celui de droite est resté dans l'attitude qu'il avait au moment où l'obus est arrivé ; il avait à la main, encore, le morceau de pain qu'il était entrain de manger. Deux autres sont morts une heure après. Sept autres qu'on avait pu emmener, sont restés jusqu'au lendemain matin dans un entonnoir de mine, m'appelant, moi, me demandant à boire, me réclamant mon revolver, si je ne voulais pas les achever moimême, me décrivant leurs blessures, me demandant d'écrire à leur femme, à leur mère, de leur couper le bras, tout de suite, si je ne voulais pas qu'ils meurent. J'ai passé une nuit de cauchemar. Porchon avait été tué le matin. Je restais avec trois hommes, ceux qui étaient séparés de moi. Les 17 autres étaient morts ou blessés. Moi j'avais la tête douloureuse, la poitrine serrée, le front ensanglanté par un éclat. Je me suis évanoui dans les bras du commandant. Quand je suis revenu à moi mon capitaine était parti, le tympan crevé, toute son énergie à bout. J'ai pris le commandement de la compagnie. Je ne sais pas ce qu'on va faire de nous maintenant. Porchon est mort : il avait été blessé légèrement ; il allait se faire panser ; un éclat d'obus lui a ouvert la poitrine au moment même où il arrivait aux abris. Cette guerre est ignoble ; j'ai été pendant 4 jours souillé de terre, de sang, de cervelle. J'ai reçu au travers de la figure des paquets d'entrailles, et sur une main une langue, à quoi l'arrièregorge était attachée. Je suis écoeuré, saoul d'horreur. Je sais que je resterai ; il faut que je reste. J'accepte la responsabilité qui m'échoit. Je ne sens pas ma force entamée… »
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D'après une lettre de Maurice Genevoix à Paul Dupuy, 23 février 1915.