Mission de nuit sur Cologne Kalk-Nord – Gare de triage 30/12 ...
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Mission de nuit sur Cologne Kalk-Nord – Gare de triage 30/12/1944 durée : 6 heures 15 Récit autobiographique écrit par Roger Fourès (âgé de 23 ans au moment des faits), Béziers, France, mai 2011 La nuée tourne au gris – voici qu'arrive l'heure où commence le règne de l'ombre – c'est, pour nous, le silencieux signal de la nature. Un à un, nous passons à genoux et têtes basses, l'étroite porte du Halifax B, notre avion, pour gagner sans hâte nos postes.
  • ciel noir
  • épais système de nuages
  • plein vent d'hélice
  • innombrables parterres lumineux des bases d'opérations et de secours
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Langue Français

Extrait

Mission de nuit sur Cologne "Kalk-Nord" – Gare de triage 30/12/1944 durée : 6 heures 15 Récit autobiographique écrit par Roger Fourès (âgé de 23 ans au moment des faits), Béziers, France, mai 2011 La nuée tourne au gris – voici qu'arrive l'heure où commence le règne de l'ombre – c'est, pour nous, le silencieux signal de la nature. Un à un, nous passons à genoux et têtes basses, l'étroite porte du "Halifax B", notre avion, pour gagner sans hâte nos postes. Je dispose mon parachute en son casier avec la ferme conviction que je n'aurai point à le retirer avant que d'être revenu. Je me hisse dans ma tourelle, je l'essaie. Je constate le bon état des glaces et je m'assure de la bonne position des bandes de cartouches. Mon "collimateur" (appareil de visée) fonctionne. Le cercle lumineux qu'il contient se dessine bien sur son verre, auréole funèbre qui doit couronner les victimes et mesurer leur fin. Je commence à m'exercer, main et œil. Je vise la cime d'un arbre avoisinant pour me donner la certitude, plus par intuition qu'à vue, que mes mitrailleuses sont bien réglées. Je mets mon casque et branche mon téléphone. Aussitôt, je suis interpellé "allo centre on va essayer votre oxygène". J'ouvre, "ça va" dis-je au pilote, avec dans la bouche ce sale goût de tube caoutchouté. "Au premier, Richard" dit le pilote au mécano. Et le moteur extrême gauche crache jusqu'à la queue un million d'étincelles. ème Je sens mes chairs vibrer toutes. "Ça va" dit Richard. "Magnéto OK". Le 2 moteur est plus têtu. Puis, je ne pense plus au moteur – au diable les moteurs-c'est fait pour tourner, que ça tourne ! Mais si un se met à foirer, à faire sa mauvaise tête, ma moto chérie "Royal Enfield" elle, part au quart de tour et elle connaît nombre de directions intéressantes bien plus passionnantes que la Ruhr. A droite, le quatrième moulin entre en jeu. Il tourne, crache, part, s'arrête, crache encore des flammes, vrombit, tourne à l'envers et se cale. Lui me paraît vraiment bien malade. Les trois autres tournent rond, je manœuvre ma tourelle pour mieux observer le récalcitrant. Une à une, les pales de l'hélice défilent au bout du capot, arrivant, grandissant, disparaissant en jetant des éclats sombres, comme de grands sabres de taille. Je pense "partira, partira pas". Partirons, partirons pas ? "The grey room dancing", 229 Borougbridge road. Ça y est, le voilà, il tourne. Dans l'interphone, la voix de Richard retentit "la magnéto perd 100 tours, qu'est-ce qu'on fait ?"
C'est beaucoup trop par rapport au règlement et le pilote de répondre "Je m'en fous ça ira, les autres vont bien, on y va". "Allons" dit le navigateur "Antoine c'est l'heure". Le pilote ne répond pas mais fait un signe. Je vois autour du Halifax s'affairer 4 hommes noirs. Deux par deux, ils tirent au loin les lourdes cales qui trébuchent au bout de leur corde comme des jouets biscornus. Les roues sont libérées. Abandonnant leur attirail au bord de l'aire, ces hommes s'éloignent plus vite encore pour disparaître dans l'ombre épaisse environnante comme des loups apeurés. Le souffle énorme des hélices est redoutable. Nous roulons, personne ne dit mot. Une de plus qui commence, ce qu'on appelle une "mission" qui peut être une promenade nocturne, un parcours sur les continents, une aventure, ou un calvaire. Et nous allons, sans trop d'espoirs ni trop de craintes, comme un écolier à l'examen. Devant nous, un autre Halifax traîne gauchement sa queue. Enfin, il se place face au vent. C'est "Calmel", capitaine Calmel que j'aime bien. Le voilà donc face au ciel, face à Dieu. Il part bientôt, il n'est plus que feu vert, rouge, blanc, le tout encadré par la rangée des lumignons oranges de la piste. Ça y est, le sujet a quitté le tableau. Hommes, métal, essence, bombes, au total 30 tonnes, se sont accrochés dans le ciel noir. A nous maintenant. Le pilote "appelle" ses moteurs. Plein gaz, le "B pour Baker" (boulanger) frémit. Je sens mon cœur se serrer. Je ne puis m'empêcher d'imaginer que dans quelques secondes – d'autant que la piste est gelée – tout le métal qui m'environne se repliera sur moi labourant mes chairs, broyant mes os. Je pense aux "Bigs pigs for Hitler", les bombes qui sont plus pour nous que pour lui en ce moment. Il faut mettre tout ça à 400 km à l'heure au plus tôt. Enfin, le tout jeune homme que je suis prend le dessus sur les pensées moroses et je murmure fermement "à la grâce de Dieu, vive ma bonne étoile". Car je vais la retrouver, là-haut, ma bonne étoile, par dessus les nuages épais. "Sirius" la plus belle, la plus brillante qui me suit, du soir au matin et parfois disparaît et se montre à nouveau, dans un trou de nuage pour un instant, ou une heure, ou plus. Il me semble qu'elle veut me dire "Tu vois, je suis toujours là, pour toi." Il m'arrive encore aujourd'hui de la contempler longuement quand elle traverse le ciel noir. Je me sens pris d'une immense affection pour ceux qui sont avec moi. Je vais les défendre, ils vont me défendre en manœuvrant bien. Roland, le mitrailleur arrière, et moi, nous sommes les "chiens de garde". Nous décollons magistralement. Je devine la machine appuyant sûrement sur l'air ses grandes ailes noires. La course des lampions est finie. La piste nous échappe, une grande confiance m'envahit. Notre navigateur s'agite, il donne un cap, une altitude, des indications, des recommandations. Antoine, notre pilote, n'est pas absolument d'accord. Il est rare qu'il le soit d'emblée. Il faut qu'il y ait au moins un point sur lequel il peut agir à sa guise ou passer outre. Nous voyageons maintenant paisiblement.
Je regarde la nuit du ciel. Elle me plaît, elle me paraît noire, bien noire, admirablement noire. Je me prends à l'aimer, à la remercier, à la croire notre amie. En bas, rien n'est visible que les innombrables parterres lumineux des bases d'opérations et de secours. Rien de plus que cela. Nous n'avons pas d'horizon. Le noir du ciel se confond avec celui de la terre et il me semble que nous sommes au centre d'une grande boule obscure. Un Halifax vient à nous avec des manières ridicules, balançant ses feux, semblant avoir devant lui de nombreux obstacles qui ne sont autres que les remous créés par nos propres hélices. Il arrive si près que je le vois très bien. C'est vraiment un don admirable qu'une bonne vision de nuit. Enfin, il se range résolument à notre droite, long fuseau d'ombre, étrangement fin, dans sa force redoutable, laissant parfois échapper de ses pots d'échappement rouge-cerise de longues traînées d'étincelles, plus rouges encore, qui disparaissent avalées par la nuit. Un autre Halifax se dandine à notre gauche. Puis d'autres se fixent au dessus, puis dessous. Une multitude de points bleus, verts et rouges, presque immobiles, se mêlant délibérément aux étoiles, me créant un faux ciel sans cesse renouvelé, que je me fatigue à étudier. Tout à coup, une grande lueur surgit du dessous de nous. Je me dresse vivement et me penche autant que possible pour essayer de voir. Au sol, un avion commence à brûler ; puis il explose. Notre "bombardier" s'exclame : "les pauvres, ils ont fini leur mission". Très vite le foyer s'agrandit et monte haut sous nous, couronné de cette fumée caractéristique que nous connaissons bien. Hélas, lentement, nous nous éloignons et toutes lueurs disparaissent. "Antoine, nous passons la côte" dit le navigateur. "Bon, j'éteins les feux" répond le pilote. Alors, je ne retrouve plus le bout de nos ailes. Je les vois plus longues, trop longues, n'ayant plus de limite. Enfin, je peux en apercevoir l'angle amorti qui commence à entamer et déchirer des petits tas de brume, avant-coureurs de gros nuages. Autour de nous, peu à peu, les fausses étoiles s'éteignent et les vraies aussi car nous faisons notre entrée dans un épais système de nuages. Le navigateur commande l'ascension et donne un cap. Alors mon ami Roland, le mitrailleur arrière et moi, commençons vraiment notre veille. Le pilote envoie l'oxygène. Je consulte ma montre. Il est 21h30. Nous volons déjà depuis 1h1/2. Notre objectif est Cologne "Kalk-Nord" gare de triage. Nous devons survoler la Belgique puis descendre au sud, bombarder et traverser, pour rentrer, le nord de la France. Soudain, à droite, surgit une masse sombre. Un bombardier à environ cinquante mètres. Que va-t'il faire ? Nous a-t'il vu ? C'est un Lancaster. Diable, il approche encore. Il va nous cogner. Quels crétins ces "glishs", ils roupillent ! Je lance "Allo pilote, ici centre, vite à gauche". Le pilote jette notre "B" à gauche en glissade aussi promptement que s'il s'agissait d'un avion de chasse. Le Lancaster fait, en sens contraire, le même mouvement. "Bon, il est parti, ça va" : dis-je. Et nous reprenons notre cap. Je redouble d'attention et
bientôt, cette nuit que j'ai bénie au départ, j'arrive à la maudire ; mais elle est là, immuable, impénétrable dans ses desseins, moqueuse, troublante, fatigante, presque victorieuse. "Antoine, nous passons la côte Belge. Monte à 21 000 pieds et restes-y." Mal embouché, je goûte fort peu cette dernière indication de notre navigateur. Qui voudrait descendre en vrille ou en poussière ? Le temps passe, les minutes s'ajoutent, inégales, comme les pierres d'un chemin montant. Je les regarde passer, sous la trotteuse de ma montre lorsque mes yeux sont las de fouiller la nuit. Le museau de caoutchouc de mon masque à oxygène me serre les joues et m'irrite la peau à la gorge. Je le prends par dessous, avec mon pouce, et le décolle de mon visage. J'en éprouve un immense soulagement, pour un court instant. "Allo pilote, ici bombardier, je vais préparer". Pilote : "Bon, allez-y". "Ça y est" dit le bombardier. "Je vois l'objectif. Ils ont commencé la première vague". Nous approchons ; une immense lueur perce les ténèbres. Au-dessous, la mer de nuages étend ses vagues immobiles, insensible aux coups échangés dans les deux sens, ciel à terre, terre à ciel. La clarté augmente de minute en minute. Le ciel lui-même s'illumine, très haut, au-dessus de nous. En bas, c'est l'enfer. Pour un peu, la nuit se retire, battue, impuissante, et de tout le fond de l'ombre, surgissent les bombardiers. Je pense au ventre de Gœring, à la moustache d'Hitler, aux discours énervés de l'avorton Gœbels. "Aucun avion ennemi ne violera le ciel de l'Allemagne !". Pourtant si ! et j'en suis. Je me trouve, changé soudain grandi, indomptable, prêt à vider toutes les bandes de mes "pétoires", à couler tout mon sang. Comme des bulles, innombrables, éclataient au-dessus de la surface rouge des nuages, la "Flack" émerge, monte, augmente, arrive, accourt, nous assaille, dessous, dessus, devant, derrière, sur les côtés, partout à la fois. Le ciel est moucheté d'une multitude de flocons noirs qui semble absolument infranchissable. "Bombs doors open" dit le pilote. Nous survolons le centre du foyer, secoués par les ondes aériennes dues aux multiples éclatements d'obus de tout calibres. Les nuages flamboient. Ils semblent entâchés de sang. Une immense nappe rouge se déroule en scintillant, sous notre avion, prenant l'aspect d'un énorme foyer de forge sous le vent du soufflet. Soudain, très près de nous, un obus éclate. Je perçois des chocs dans le fuselage dont un au bas de ma tourelle, pourtant elle continue à fonctionner. Quelque chose manque sous mes pieds. Nous sommes dans la position du boxeur qui endure une avalanche de coups tout en préparant un contre décisif. "Un peu à droite, tout droit, pile, bombs gones" dit Demesmay. "Les pauvres, qu'est-ce qu'ils prennent". Je ne veux pas voir en bas, j'y perdrais, par la suite, pour un temps, mon acuité visuelle de nuit. Hé ! Là-haut, qu'est-ce ? Quatre, six, huit. Bon sang, quelle affaire, des bimoteurs. Près de nous, à droite, un Halifax explose. Le souffle nous fait tanguer. Sans doute avait-il encore ses bombes. Il a été touché de plein fouet par un obus de la "flack" sans doute un 88. Il reste seulement un long nuage
blanc, vertical, fantomatique, pendu au ciel, dont on ne voit rien retomber. Rien de rien. Pulvérisé, tout, hommes et matériel. Ces gens là ont envoyé leur âme vers l'infini sans passer par la terre des hommes. Un bimoteur décroche. Il pique sur nous. Il balance, à travers les éclats. Soulagement, c'est un "Mosquito". Bon, la photo est prise. Il est nécessaire de rester en ligne pendant vingt secondes, pour couvrir le temps de chute des bombes. C'est long vingt secondes ! L'objectif est passé. Derrière, le ciel nous offre des aspects de peau de léopard. La troisième vague se présente. Nous la voyons se déployer, innombrable. Elle traverse la nuée de flocons noirs. En bas les éclatements recommencent. La forge se rallume de plus belle. Nous entamons le retour. Nous filons, plus légers en notre machine et en notre cœur. Maintenant, à nous les ténèbres, mais gare aux nouveautés sournoises de la "Luftwaffe". Nous voguons à nouveau dans le ciel noir. Nous commençons à descendre. Nous avons un peu l'impression d'une sauve qui peut. Rentrer c'est tout ! Nous traversons le nord de la France. Nous nous transportons dans notre ciel. Là-bas, tout au sud, au bout de cette même terre, que font-ils, à cette heure, ces chers deux êtres de bonté qui m'ont donné la vie ? Si ils pouvaient revoir leur "petit" méconnaissable sous son étrange accoutrement d'Homme du ciel, ils pourraient mesurer l'étendue qui les sépare, l'abîme sur laquelle nous planons, leur cœur se serrerait plus encore. Ma gorge se bloque. Je suis bien sensible pour un guerrier. Mais cesserai-je jamais d'être sensible ? Néanmoins, je serre plus fort le levier de commande de ma tourelle. Le pouce sur le bouton de tir. "Arrive satané frizou, c'est toi qui ne reverra pas les tiens." Je regarde les moteurs, quelle merveilleuse régularité ce soir. Quel réconfort pour nous. Quelque chose me touche aux pieds. C'est Richard. Le mécano va faire sa petite visite aux soutes à bombes. Je me penche. J'aperçois sa bonne tête. Il sourit et agite son poing en levant le pouce à l'américaine. Ok. Il branche son micro et me dit : "Ils vous ont tiré aux pieds. D'un peu ils vous déchaussent, les orteils avec". C'était le coup perçu, sur l'objectif. Il aurait suffi que j'allonge un peu plus les jambes et ils m'auraient abîmé mes belles bottes. Un silence et puis Richard ajoute "Allo Captain, ils les ont toutes prises sur la gueule". "tant mieux" dit Brion. Le navigateur donne un cap. Enfin, le radio, Darribehaude, dit la "chatte" à cause de sons sens maniaque du confort se manifeste. Il a fini depuis longtemps de jeter dans l'espace ses papillons argentés que les anglais appellent "windows" destinés à troubler l'action des radars ennemis. Je souris. Voilà un type qui vient expressément en Allemagne pour jeter des paquets de papier d'argent. Le reste du temps, il se replie dans son étroit réduit pour écouter des gens ou des signaux sans rien voir de ce qui se passe au dehors. Il fait la politique du parapluie. Il est couvert par l'action des autres ; il semble vivre à part. Pourtant, il est le précieux manipulateur des ondes qui peut, quand le navigateur ne peut plus très bien, nous ramener sûrement à la terre promise. Il discute avec le pilote. Je suis tellement heureux d'entendre sa voix.
Rien de visible autour de nous. Pas d'amis, pas d'ennemis, rien de rien. Le ronron des moteurs, des balancements doux, les senteurs de tube à oxygène, tout cela se ligue contre moi pour ajouter à la fatigue et essayer de m'endormir, lentement, savamment, irrésistiblement. Je ferme un œil, l'autre me pèse. Je ferme les deux. Je les ouvre en sursaut, subitement effrayé, violemment indigné contre moi-même. Je coupe le courant électrique de ma combinaison chauffante espérant que le froid me fouettera. Bientôt, de longs frissons parcourent mon échine. Il me semble avoir quarante kilos sur les épaules. Le harnais me tire. La combinaison refroidie est devenue raide. Je commence à bailler. Je n'y trouve pas de plaisir ; ce maudis masque m'embarrasse. C'est si bon de bailler quand on n'a pas la bouche encerclée. Je remets le chauffage. Je tressaille d'aise. Je me sens heureux, plein de bien-être. Quelle douceur encore que de vivre, même ici, hors du monde. "Ah ! Qu'est-ce que c'est ? Roland, à droite, regarde bien" "Je ne vois rien" dit Roland. "Si, à droite, un peu en dessus". "Ah oui. Halifax". "Halifax" dis-je aussi. Et le pilote de demander : "Est-il dangereux ?" Je dis : "Il a disparu". Il a disparu, répétais-je en moi-même. Pourtant il existe. Où est-il ? Je tourne, je retourne ma verrière. Rien, pas de Halifax. Il n'est plus. Comment parvenir à se persuader que nous sommes au moins cinq cent avions, tout feux éteints, à suivre la même route avec autour de nous une visibilité, pour les meilleurs d'entre nous, d'environ trente mètres. Maintenant la mer est sous nous, au revoir la France, à bientôt. Nous savons que c'est ici, de préférence qu'on abat les bombardiers au retour. Les chasseurs allemands aiment donner la mer pour tombeau. Je crois que l'eau est bien trop froide et profonde. Je savoure mieux l'efficacité de ma combinaison chauffante. Rien de mauvais ne nous arrive et, enfin, le navigateur annonce les côtes anglaises. Nous les passons. Nous descendons un peu et le pilote supprime l'oxygène. Les petits feux clignotent au sol. Certains sont fixes, d'autres indiquent une lettre. Je les lis. Elles ne me disent pas grand chose mais elles ont leur clé dans les livres de navigation. Enfin, nous apercevons les premières bases, grands ports lumineux, partagés par deux lignes parallèles formées par de petits points rouges et se présentant à l'entrée comme une large embouchure. Déjà au sol, très vite, courent des feux verts et rouges. Les gens sont chez eux. Ils se posent. Et voilà qu'enfin, le ciel se déchire pour nous montrer quelques étoiles et que je puisse revoir la mienne, se mêlant toutes à une multitude de feux de position. Notre pilote aussi se signale. Quel bonheur de revoir ces lueurs au bout des ailes. Nous descendons encore et entrons dans la crasse épaisse. Nos feux dans ce coton s'agrandissent jusqu'à illuminer notre route, mais notre vue reste bornée à leur court effet.
Le mur opaque de la brume nous enserre et nous presse jusqu'à arriver encore à mettre en mon cœur de l'angoisse. Je préfère essayer de ne pas trop penser que nous sommes une trentaine d'avions, fonçant à 400 à l'heure, tournant sur la base à peu près au même endroit sans aucune visibilité. Enfin, nous débouchons brusquement sous le "toit" des nuages. La nuit paraît plus sombre encore au sol. Nous volons bas et quelques détails apparaissent, notamment, les rivières. La clarté des bases monte jusqu'à nous. "Ça y est, Antoine, c'est ici" dis le navigateur. Je vois au sol les lettres bien aimées : EV pour Elvington. La piste, le débriefing, le gin, les gâteaux du "babas" (l'aumônier), le mess, les œufs, le lait frais, le porridge. Et puis le lit, enfin le lit ! Quel bonheur. Allons, posons-nous vite. "Que personne ne parle" dit Antoine. Et s'adressant au "flying control", il signale notre arrivée, "B for Baker" avec "you may land" répond la tour. Nous approchons le couloir. "tunnel, tunnel" dit le pilote. Alors la piste s'agrandit et vient à nous rapidement. Je tourne ma tourelle vers l'avant. Comme Bayard, j'aime mieux faire face. Pourvu qu'un éclat d'obus n'ait pas crevé un pneu. Ça suffirait pour se mettre en morceaux. Je m'accroche. "Boum", ça touche, ça roule, comme un bolide. Notre pilote est un grand champion. Le contact avec le sol réveille le sens de la vitesse qui disparaît à mesure qu'on monte. Le pilote commence à freiner. La vitesse tombe, le bout de la piste arrive normalement. C'est terminé. Nous continuons notre course sur le "périmètre track". Enfin, nous voilà revenus sur notre "dispersal" où l'avion s'immobilise. Avant même que le pilote ait arrêté les moteurs, je saute dehors, en plein vent d'hélice d'où je me dégage à grand peine. Je cours à l'avant et m'assieds sur mon parachute face au monstre encore vrombissant. Je le découvre immense. Tout à coup, il se tait. Sa grosse voix de tonnerre s'éteint comme par enchantement. Seulement, il craque de toute part et je pense à des gémissements de la machine après l'effort. Un à un, des hommes tombent de la porte après avoir glissé sur leur cul. Comme c'est amusant, quelle allure grotesque ont-ils. Ils sont tellement emmitouflés tel de vrais pantins. Il ne me paraît pas que je suis comme eux, ni même que j'étais avec eux pour un instant. Ils parlent, ils rient, ils sont heureux. Les mécanos arrivent. Aucun ne dit mot. Je crois qu'ils ne m'ont pas vu. Ils ne comptent que six bonhommes et sans doute se posent des questions. L'un deux dit au pilote "alors, mon Capitaine, ça a gazé ?" Antoine répond : "Voyez l'extrême gauche, il tousse. J'ai dû le réduire. Ça n'a pas été dur. Il y a des trous quelque part dans le fuselage, merci." Nous nous rassemblons. Un camion vient nous quérir. A la salle de débriefing, notre pilote efface prestement son nom sur le tableau des partants. L'aumônier a commencé sa distribution de gâteries. J'ai faim, je suis heureux mais il faut rendre les rations de secours qu'on reçoit avant le départ. Chocolat, gâteaux de survie et surtout boîte de pastilles vitaminées faites pour tenir quarante huit heures en cas de descente au tapis. Or je me suis toujours dis qu'il fallait profiter des bonnes choses quand elles passent. Donc je dévorais tout avant le décollage, pendant que nous roulions. Ça aurait pu
être mon dernier bonheur ! En fait, j'ai fait ça 31 fois. Je ne raconte pas les fureurs du pauvre couillon de "juteux" (adjudant) qui était responsable de la distribution. Je regarde la grande carte. Le tracé reste encore avec ses points redoutés, les passages difficiles et tout le tremblement des risques sournois que l'officier, d'intelligence, nous avait si bien exposés. Au débriefing, je réponds aux questions de l'officier anglais. "Tourelles ok, pétoire ok, au fait comment le saurais-je, je n'ai pas tiré ? Bon, tout ok" et je pense moi aussi Richard parle de quelques trous, du bas de la tourelle endommagée. Lui, c'est son rayon, pour moi la tourelle marche bien. Pas grave, les anglais ont de la bonne colle pour arranger tout ça. Nous partons ver la salle aux parachutes pour remettre en leur casier nos vêtements de "gala" et notre "pépin". En passant, nous regardons le tableau. Deux noms de chefs restent inscrits. Ils ne sont pas rentrés. Une foule de visages m'assaillent, ceux-là et les autres, depuis le début. Sale guerre ! Plus tard nous apprenons que l'un des deux est arrivé à la côte et s'est posé sur la base la plus proche, avec deux blessés : le radio et le mitrailleur supérieur, un ami, lequel a eu un avant-bras déchiqueté. Que de souffrance avant de pouvoir être soigné. Le fantassin au sol peut être secouru très vite, l'aviateur, lui, doit attendre la fin du voyage. Ce peut être après plusieurs heures. Nombre de membres d'équipage dont les blessures, à priori, n'étaient pas mortelles, ont péri avant de pouvoir être secourus. Je me sens moins heureux, moins fier, très fatigué, et je reste avec ces noms, ces visages dans ma tête, jusqu'au mess, jusqu'au lit, où je ne parviens pas à m'endormir.
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