Amertume
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Description

Amertume. RogerJe cours.Suis à bout de souffle.Les poumons en feu.Je voudrais me redresser pour mieux m'oxygéner, mais je ne peux pas. L'air me m anque, mesjambes vont et viennent dans un rythme mécanique, inconscient.Deux minutes que le bip accroché à ma ceinture a sonné alors que je tondais le gazon ; qu’unesoudaine montée d'adrénaline à court-circuité mon cerveau que je me suis lancé dans un sprinteffréné à travers le village; que le soleil de plomb de cette chaude journée de juillet m'écrase,embrase l'air qui me sèche la gorge et me brûle les bronches; que la semelle des vieux mocassinsque je ne mets plus que pour bricoler tellement ils sont usés, claque sur le bitume.Pas vraiment l'idéal pour courir. Mais pas le temps de me changer, d'essuyer les brins degazon collés par la sueur à mes tibias, de m'échauffer, de même me laver les mains. Plus tard, jeverrai. Mais pas maintenant, non. La seule chose qui compte c'est d'arriver au plus vite.J'ahane. J'étouffe.Enfin, au détour d'une rue, la caserne. Je m'y engouffre à toute vitesse pour attrape r le microet répondre à l'appel. Au dehors, j'entends le moteur d’une voiture ronfler, le couin ementcaractéristique d'un frein de vélo mal entretenu qu'on torture soudain, des pas précipités. Et lescollègues déboulent dans le couloir alors que je note le message sur la feuille d'intervention.Une personne est tombée du haut d'un arbre. Coup classique en cette période de ré colte desfruits. Elle est ...

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Publié le 01 septembre 2011
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Langue Français

Extrait

Amertume. Roger
Je cours.
Suis à bout de souffle.
Les poumons en feu.
Je voudrais me redresser pour mieux m'oxygéner, mais je ne peux pas. L'air me manque, mes
jambes vont et viennent dans un rythme mécanique, inconscient.
Deux minutes que le bip accroché à ma ceinture a sonné alors que je tondais le gazon; qu’une
soudaine montée d'adrénaline à court-circuité mon cerveau que je me suis lancé dans un sprint
effréné à travers le village; que le soleil de plomb de cette chaude journée de juillet m'écrase,
embrase l'air qui me sèche la gorge et me brûle les bronches; que la semelle des vieux mocassins
que je ne mets plus que pour bricoler tellement ils sont usés, claque sur le bitume.
Pas vraiment l'idéal pour courir. Mais pas le temps de me changer, d'essuyer les brins de
gazon collés par la sueur à mes tibias, de m'échauffer, de même me laver les mains. Plus tard, je
verrai. Mais pas maintenant, non. La seule chose qui compte c'est d'arriver au plus vite.
J'ahane. J'étouffe.
Enfin, au détour d'une rue, la caserne. Je m'y engouffre à toute vitesse pour attraper le micro
et répondre à l'appel. Au dehors, j'entends le moteur d’une voiture ronfler, le couinement
caractéristique d'un frein de vélo mal entretenu qu'on torture soudain, des pas précipités. Et les
collègues déboulent dans le couloir alors que je note le message sur la feuille d'intervention.
Une personne est tombée du haut d'un arbre. Coup classique en cette période de récolte des
fruits. Elle est inconsciente. Dragon, l'hélicoptère de la Sécurité Civile, est au départ.
Je fonce au vestiaire pour prendre mon uniforme. Je me changerai en route, car il n'y a pas de
temps à perdre. Le VSAB est déjà prêt à partir. Nous ne sommes que trois cet après-midi, alors
inutile d’attendre. Là aussi, il faut courir, encore, sans céder à la panique ou aux maladresses de la
précipitation. Etre professionnel, simplement.
Non, ne pas paniquer. Jamais.
Je m'équipe tant bien que mal. Sur les routes tortueuses de la région, garder l'équilibre pour
s’habiller dans un véhicule qui roule le plus vite possible n'est pas une gageure mais une utopie.
J'ai à peine le temps de finir que le VSAB s'arrête en faisant crisser les gravillons du bas-côté
de la route. Mon matériel de secours sur le dos, j'enfonce pour ainsi dire la double-porte arrière.
La victime est juste de l'autre côté du fossé, allongée comme si elle faisait la sieste à l'ombre
de ce cerisier duquel elle a chuté. Du sang carmin marbre son visage et ses bras nus. Les quelques
cueilleurs présents s'écartent pour faire de la place. Un étrange soulagement se dessine sur leurs
visages anxieux.
Je m'agenouille à côté de la victime. C'est un homme. Il a le physique trapu et le visage
résigné des personnes habituées à courber l'échine sous le poids de la vie. Entre sa barbe naissante,
ses profondes rides encrassées et sa peau burinée par le soleil, le vent, et certainement la pluie, je
n'arrive pas à déterminer son âge. Cinquante, soixante ans? Peut-être plus, mais une partie de moi
espère que ce n'est pas moins. Ses vêtements sont des haillons. Il les a mis pour travailler. Pourtant,
sans que je puisse l’expliquer, je devine qu'ils sont portés bien plus souvent. Sans doute est-ce à
cause de l'usure, ou bien des tâches si vieilles qu'elles se fondent dans la couleur du tissu.
C'est dingue ce que le cerveau peut remarquer dans un moment comme celui-ci. C'est peut-
être une soupape, après tout, qui lâche un jet de vapeur pour me permettre de réagir de manière plus
sereine.
J'ai soudain envie de rire. Je me suis fait avoir, mais la ressemblance était trop frappante.
L'homme cueillait des cerises, et le sang sur son visage et ses bras n'est autre que du jus mélangé à
la pulpe des fruits écrasés. Aucune plaie n’est visible. Alors que je lui prends la main pour le
stimuler, il ouvre les yeux et me fixe, puis son regard parcourt les environs avant de revenir se
visser dans le mien.
« Vous m'entendez? » dis-je par pur réflexe.
Il acquiesce avec peine.
« J'ai fait un malaise, répond-il d'un ton serein comme s'il annonçait qu'il revient de la pêche.
Mais ça va aller, j'ai l'habitude. J'en fais souvent. »
Je lui explique qu'il ne doit pas s’agir d'un simple malaise et qu'il a fait une chute de plus de
quatre mètres de haut. Je parle, lui demande des renseignements pour juger de son état, et à ses
réponses se mêle la discussion entre mon chef et le propriétaire du verger. Quelques mots attirent
mon attention sans que je le veuille. «Sdf», «saisonnier», «déclaré donc pas de souci». Il s'appelle
Roger. C'est un habitué, il vient ramasser les fruits chaque été, se déplaçant de ferme en ferme à la
recherche de travail. Chaque détail entre en résonnance avec les remarques que je me suis fait à
propos de ses vêtements usés jusqu'à la corde et son visage trop abîmé pour son âge.
Je transmets le bilan au chef avant de m'occuper à nouveau de la victime. Car c'est ce qu'il est
à cet instant, un être blessé dans sa chair et peut-être même dans sa tête, mais je ne peux m'occuper
que de son physique.
Il grimace alors que la minerve lui enserre le cou, puis quand la planche glisse sous lui pour le
maintenir bien droit. Le masque à oxygène l'énerve. Il le repousse d'un geste agacé.
« Je vais bien, fait-il, toujours aussi calme. Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas la peine de
faire tout ça... »
Il cherche ses mots. Bien que gêné par la minerve, il essaye à tourner la tête pour regarder
autour de lui. Il aperçoit une demi-douzaine de pompiers venus en renfort d'une autre caserne
s'affairer un peu plus loin, dans un champ.
«...pour
moi
, » finit-il par dire.
Je ne comprends pas vraiment ce que cela signifie. Ou plutôt, je ne saisis pas le sens profond
de ses mots car, à cet instant, je ne réalise pas encore. Il n'est pas rare qu'une victime ne se rende pas
compte de son état ou bien juge disproportionnés toutes les mesures prises et les moyens engagés
pour lui porter secours. Mais aujourd'hui, ce n'est pas le cas, et je vais le découvrir dans quelques
instants, sans que je me doute de quoi que ce soit. Agenouillé auprès de cet homme dans ce verger,
je ne m’attends pas à prendre une telle leçon de vie, alors que moins de quinze minutes auparavant,
je tondais mon gazon en pensant à une bière bien fraîche.
« Ne dites pas ça, vous allez faire un tour en hélicoptère en plus.
- Comment ça?
- Eh bien, vous allez être évacué par hélicoptère. »
Je lis ce que je prends pour de l’étonnement dans son regard, mais je me trompe.
« Vous ne l'entendez pas? »
Je fais un signe de tête en direction du ciel. Roger lève les yeux, scrute les nuages, et je
devine qu'il entend maintenant le battement des pales et le bruit du moteur qui approchent.
« Vous êtes sérieux? »
Il n'y a aucune joie dans ses paroles; aucune crainte non plus. Juste une terrible incrédulité. Et
comme pour lui répondre, l'hélicoptère passe en rase-motte au-dessus de nous dans un vacarme
assourdissant et le sifflement de ses turbines. L'air se fait soudain plus épais, tourbillonne, les
branches s'agitent tels des bras affolés. Je regarde l'appareil décrire un grand arc de cercle au-dessus
des vergers, puis se poser dans une pâture toute proche, où les autres pompiers se sont préparés pour
l’atterrissage. Le jaune et le rouge criards de sa carlingue détonnent avec le vert profond de la
végétation.
Je me tourne à nouveau vers Roger. J'ouvre la bouche pour plaisanter mais les mots meurent
sur mes lèvres.
Il vient d'attraper ma main et serre le bout de mes doigts en tremblant, à la manière d'un
époux qui étreint celle de sa femme sur son lit de mort. Sa prise se fait un peu plus forte pour ne pas
glisser sur le latex de mes gants. Ses yeux plantés dans les miens deviennent brillants et de grosses
larmes en débordent avant de rouler sur ses joues. Je n'arrive pas à me détacher de ce regard. Il me
cloue sur place et, sans que je le veuille, je m'y abandonne, plongée vertigineuse vers les tréfonds et
les malheurs de l’âme d'un homme qui ne croit plus en être un, qui a oublié la valeur de sa vie. C'est
atroce, insupportable. Inhumain.
Alors que je m'enfonce, les pièces du puzzle s'assemblent, implacables, terribles dans leur
réalité et leur simplicité. Elles ne font qu'accroître la vitesse à laquelle je tombe. Comment peut-il
penser qu'il ne mérite pas l'aide qu'on lui apporte? Quels tourments a-t-il bien pu traverser pour en
arriver à cette conclusion?
Je ne suis qu’un homme, et ce n’est pas l’uniforme que je viens d’enfiler qui va me
transformer. J'ai vu des plaies béantes, des membres cassés ou arrachés, des os brisés pointer à
travers la chair déchiquetée; il m'est arrivé de vomir sang et tripes à quelques mètres de la victime,
d'avoir la chair de poule en entendant les cris de souffrance. Mais cela ne m'a jamais autant brassé,
travaillé, torturé que la détresse humaine, comme celle de ce sdf se jugeant pire qu'un rebut.
Je dois réagir, vite. Il me faut un parachute. Ma gorge s'est nouée, les yeux me piquent et je
commence à me mordiller les lèvres. Ne pas pleurer. Non, je dois résister.
C'est l'arrivée de l'équipe médicale qui me sort de ma torpeur. Je m'écarte pour lui laisser la
place. Mon travail s'arrête ici, les deux urgentistes vont prendre le relais. J'adresse un sourire à
Roger avant de m'éloigner de quelques pas, une boule douloureuse au fond de la gorge.
Mes gants, collés à ma peau par la sueur, claquent comme des élastiques quand je les enlève.
Je marche un peu pour récupérer. La tension retombe. Je réalise que je suis encore essoufflé de ma
course de tout à l'heure. Les poumons me brûlent à nouveau et le sang me martèle les tempes. Mes
jambes sont douloureuses. C'est comme si mon cerveau s'était déconnecté pendant quelques minutes
et décidait de se remettre en marche.
Un gars de l'autre caserne vient me parler et je lui réponds la première chose qui me passe par
l'esprit. Me propose une cigarette que je refuse. M'explique qu'il s’amusait dans sa piscine avec ses
gosses quand son bip a sonné et qu'il est en maillot de bain sous sa tenue. Je finis par sourire, car
c'est ainsi. Je me laisse aller à la conversation, et je réalise trop tard que des collègues brancardent
Roger pour l'évacuer. Je voudrais lui faire un petit au-revoir, mais à quoi bon?
Je regarde le petit groupe s'éloigner en direction de l'hélicoptère. La douleur revient me nouer
la gorge. Fait chier. Je retourne ramasser le matériel pour penser à autre chose.
De retour chez moi, je finis de tondre du gazon, et comme ça ne va pas, je pars faire un tour à
moto. Je roule sans but. Je roule longtemps. Je roule vite, visière ouverte, en espérant sans doute
que le vent qui me fouette les pommettes et les yeux peut me laver, m’user la peau jusqu’aux os,
m’arracher de la tête ce malaise qui me mine.
Bien entendu, cela ne change rien.
Voilà, c'était il y a cinq jours.
Roger est mort quarante-huit heures après son entrée à l'hôpital.
C'est la vie.
Hier, lors d’une balade «en ville», comme disent les gens du village quand ils parlent de Lyon,
j'ai aperçu un sdf. Il était assis sur un carton crasseux à l'ombre d'un monument, un chien sans race
roulé en boule à ses pieds. Il avait mis sur le trottoir une boite en fer blanc toute rouillée contre
laquelle s'appuyait un petit écriteau en bois. « Pour mangé. Merci ».
J'ai passé mon chemin. J'ai depuis une étrange amertume au fond de la gorge.
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