Andre par George Sand
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Andre par George Sand

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Publié le 08 décembre 2010
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Langue Français

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The Project Gutenberg EBook of Andre, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net
Title: Andre Author: George Sand Release Date: September 10, 2004 [EBook #13431] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANDRE ***
Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
ANDRÉ
NOTICE C'est à Venise que j'ai rêvé et écrit ce roman. J'habitais une petite maison basse, le long d'une étroite rue d'eau verte, et pourtant limpide, tout à côté du petit pontdei Barcaroline voyais, je ne connaissais, je ne. Je voulais voir et connaître quasi personne. J'écrivais beaucoup, j'avais de longs et paisibles loisirs, je venais d'écrireJacquesmaison. J'en étais attristée. J'avais dessein de fixer ma vie dans cette même petite alternativement en France et à Venise. Si mes enfants eussent été en âge de me suivre à Venise, je crois que j'y eusse fait un établissement définitif, car, nulle part, je n'avais trouvé une vie aussi calme, aussi
studieuse, aussi complétement ignorée. Et cependant, après six mois de cette vie, je commençais à ressentir une sorte de nostalgie dont je ne voulais pas convenir avec moi-même. Cette nostalgie se traduisit pour moi par le roman d'André. J'avais de temps en temps, pour restaurer mes nippes, une jeune ouvrière, grande, blonde, élégante, babillarde, qui s'appelait Loredana. Ma gouvernante était petite, rondelette, pâle, langoureuse, et tout aussi babillarde que l'autre, quoiqu'elle eût le parler plus lent. Je n'étais pas somptueusement logée, tant s'en faut. Leurs longues causeries dans la chambre voisine de la mienne me dérangèrent donc beaucoup: mais je finissais par les écouter machinalement et puis alternativement, pour m'exercer à comprendre leur dialecte dont mon oreille s'habituait à saisir les rapides élisions. Peu à peu je les écoutais aussi pour surprendre dans leurs commérages, non pas les secrets des familles vénitiennes qui m'intéressaient fort peu, mais la couleur des moeurs intimes de cette cité, qui n'est pareille à aucune autre, et où il semble que tout dans les habitudes, dans les goûts et dans les passions, doive essentiellement différer de ce qu'on voit ailleurs. Quelle fut ma surprise, lorsque mon oreille fut blasée sur le premier étonnement des formes du langage, d'entendre des histoires, des réflexions et des appréciations identiquement semblables à ce que j'avais entendu dans une ville de nos provinces françaises. Je me crus à La Châtre! Les dames du lieu, ces belles et molles patriciennes qui fleurissent comme des camélias en serre dans l'air tiède des lagunes, elles avaient, en passant par la langue sibien penduemêmes grâces, les mêmes forces, les mêmes faiblessesde la Loredana, les mêmes vanités, les que les fières et paresseuses bourgeoises de nos petites villes. Chez les hommes, c'était même bonhomie, même parcimonie, même finesse, même libertinage. Le monde des ouvriers, des artisans, de leurs filles et de leurs femmes, c'était encore comme chez nous, et je m'écriai du mot proverbial:Tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia. Reportée à mon pays, à ma province, à la petite ville où j'avais vécu, je me sentis en disposition d'en peindre les types et les moeurs, et on sait que quand une fantaisie vient à l'artiste, il faut qu'il la contente. Nulle autre ne peut l'en distraire. C'est donc au sein de la belle Venise, au bruit des eaux tranquilles que soulève la rame, au son des guitares errantes, et en face des palais féeriques qui partout projettent leur ombre sur les canaux les plus étroits et les moins fréquentés, que je me rappelai les rues sales et noires, les maisons déjetées, les pauvres toits moussus, et les aigres concerts de coqs, d'enfants et de chats de ma petite ville. Je rêvai là aussi de nos belles prairies, de nos foins parfumés, de nos petites eaux courantes et de la botanique aimée autrefois, que je ne pouvais plus observer que sur les mousses limoneuses et les algues flottantes accrochées au flanc des gondoles. Je ne sais dans quels vagues souvenirs de types divers je fis mouvoir la moins compliquée et la plus paresseuse des fictions. Ces types étaient tout aussi vénitiens que berrichons. Changez l'habit, la langue, le ciel, le paysage, l'architecture, la physionomie extérieure de toutes gens et de toutes choses; au fond de tout cela, l'homme est toujours à peu près le même, et la femme encore plus que l'homme, à cause de la ténacité de ses instincts. GEORGE SAND. Nohant, avril 1851.
I. Il y a encore au fond de nos provinces de France un peu de vieille et bonne noblesse qui prend bravement son parti sur les vicissitudes politiques, là par générosité, ici par stoïcisme, ailleurs par apathie. Je sais d'anciens seigneurs qui portent des sabots, et boivent leur piquette sans se faire prier. Ils ne font plus ombrage à personne; et si le présent n'est pas brillant pour eux, du moins n'ont-ils rien à craindre de l'avenir. Il faut reconnaître que parmi ces gens-là on rencontre parfois des caractères solidement trempés et vraiment faits pour traverser les temps d'orages. Plus d'un qui se serait débattu en vain contre sa nature épaisse, s'il eût succédé paisiblement à ses ancêtres, s'est fort bien trouvé de venir au monde avec la force physique et l'insouciance d'un rustre. Tel était le marquis de Morand. Il sortait d'une riche et puissante lignée, et pourtant s'estimait heureux et fier de posséder un petit vieux castel et un domaine d'environ deux cent mille francs. Sans se creuser la cervelle pour savoir si ses aïeux avaient eu une plus belle vie dans leurs grands fiefs, il tirait tout le parti possible de son petit héritage; il y vivait comme un véritable laird écossais, partageant son année entre les plaisirs de la chasse et les soins de son exploitation; car, selon l'usage des purs campagnards, il ne s'en remettait à personne des soucis de la propriété. Il était à lui-même son majordome, son fermier et son métayer; même on le voyait quelquefois, au temps de la moisson ou de la fenaison, impatient de serrer ses denrées menacées par une pluie d'orage, poser sa veste sur un râteau planté en terre, donner de l'aisance aux courroies élastiques qui soutenaient son haut-de-chausses sur son ventre de Falstaff, et, s'armant d'une fourche, passer la gerbe aux ouvriers. Ceux-ci, quoique essoufflés et ruisselants de sueur, se montraient alors empressés, facétieux et pleins de bon vouloir; car ils savaient que le digne seigneur de Morand, en s'essuyant le front au retour, leur versait le coup d'embauchage pour la semaine suivante, et ferait en vin de sa cave plus de dépense que l'eau de pluie n'eût causé de dégâts sur sa récolte. Malgré ces petites inconséquences, le hobereau faisait bon usage de sa vigueur et de son activité. Il mettait de côté chaque année un tiers de son revenu, et, de cinq ans en cinq ans, on le voyait arrondir son domaine
de quelque bonne terre labourable ou de quelque beau carrefour de hêtre et de chêne noir. Du reste, sa maison était honorable sinon élégante, sa cuisine confortable sinon exquise, son vin généreux, ses bidets pleins de vigueur, ses chiens bien ouverts et bien évidés au flanc, ses amis nombreux et bons buveurs, ses servantes hautes en couleur et quelque peu barbues. Dans son jardin fleurissaient les plus beaux espaliers du pays; dans ses prés paissaient les plus belles vaches; enfin, quoique les limites du château et de la ferme ne fussent ni bien tracées ni bien gardées, quoique les poules et les abeilles fussent un peu trop accoutumées au salon, que la saine odeur des étables pénétrât fortement dans la salle à manger, il n'est pas moins certain que la vie pouvait être douce, active, facile et sage derrière les vieux murs du château de Morand. Mais André de Morand, le fils unique du marquis, n'en jugeait pas ainsi; il faisait de vains efforts pour se renfermer dans la sphère de cette existence, qui convenait si bien aux goûts et aux facultés de ceux qui l'entouraient. Seul et chagrin parmi tous ces gens occupés d'affaires lucratives et de commodes plaisirs, il s'adressait des questions dangereuses: «A quoi bon ces fatigues, et que sont ces jouissances? Travailler pour arriver à ce but, est-ce la peine? Quel est le plus rude, de se condamner à ces amusements ou de se laisser tuer par l'ennui?» Toutes ses idées tournaient dans ce cercle sans issue, tous ses désirs se brisaient à des obstacles grossiers, insurmontables. Il éprouvait le besoin de posséder ou de sentir tout ce qui était ignoré de ses proches; mais ceux dont il dépendait ne s'en souciaient point, et résistaient à sa fantaisie sans se donner la peine de le contredire. Lorsque son père s'était décidé à lui donner un précepteur, ç'avait été par des raisons d'amour-propre, et nullement en vue des avantages de l'éducation. Soit disposition invétérée, soit l'effet du désaccord établi par cette éducation entre lui et les hommes qui l'entouraient, le caractère d'André était devenu de plus en plus insolite et singulier aux yeux de sa famille. Son enfance avait été maladive et taciturne. Dans son âge de puberté, il se montra mélancolique, inquiet, bizarre. Il sentit de grandes ambitions fermenter en lui, monter par bouffées, et tomber tout à coup sous le poids du découragement. Les livres dont on le nourrissait pour l'apaiser ne lui suffisaient pas ou l'absorbaient trop. Il eût voulu voyager, changer d'atmosphère et d'habitudes, essayer toutes les choses inconnues, jeter en dehors l'activité qu'il croyait sentir en lui, contenter enfin cette avidité vague et fébrile qui exagérait l'avenir à ses yeux. Mais son père s'y opposa. Ce joyeux et loyal butor avait sur son fils un avantage immense, celui de vouloir. Si le savoir eût développé et dirigé cette faculté chez le marquis de Morand, il fût devenu peut-être un caractère éminent; mais, né dans les jours de l'anarchie, abandonné ou caché parmi des paysans, il avait été élevé par eux et comme eux. La bonne et saine logique dont il était doué lui avait appris à se contenter de sa destinée et à s'y renfermer; la force de sa volonté, la persistance de son énergie, l'avaient conduit à en tirer le meilleur parti possible. Son courage roide et brutal forçait à l'estime sociale ceux qui, du reste, lui prodiguaient le mépris intellectuel. Son entêtement ferme, et quelquefois revêtu d'une certaine dignité patriarcale, avait rendu les volontés souples autour de lui; et si la lumière de l'esprit, qui jaillit de la discussion, demeurait étouffée par la pratique de ce despotisme paternel, du moins l'ordre et la bonne harmonie domestique y trouvaient des garanties de durée. André tenait peut-être de sa mère, qui était morte jeune et chétive, une insurmontable langueur de caractère, une inertie triste et molle, un grand effroi de ces récriminations et de ces leçons dures dont les hommes peu cultivés sont prodigues envers leurs enfants. Il possédait une sensibilité naïve, une tendresse de coeur qui le rendaient craintif et repentant devant les reproches même injustes. Il avait toute l'ardeur de la force pour souhaiter et pour essayer la rébellion, mais il était inhabile à la résistance. Sa bonté naturelle l'empêchait d'aller en avant. Il s'arrêtait pour demander à sa conscience timorée s'il avait le droit d'agir ainsi, et, durant ce combat, les volontés extérieures brisaient la sienne. En un mot, le plus grand charme de son naturel était son plus grand défaut; la chaîne d'airain de sa volonté devait toujours se briser à cause d'un anneau d'or qui s'y trouvait. Rien au monde ne pouvait contrarier et même offenser le marquis de Morand comme les inclinations studieuses de son fils. Égoïste et resserré dans sa logique naturelle, il s'était dit que les vieux sont faits pour gouverner les jeunes, et que rien ne nuit plus à la sûreté des gouvernements que l'esprit d'examen. S'il avait accordé un instituteur à son fils, ce n'était pas pour le satisfaire, mais pour le placer au niveau de ses contemporains. Il avait bien compris que d'autres auraient sur lui l'avantage d'une certaine morgue scolastique s'il le laissait dans l'ignorance, et il avait pris ce grand parti pour prouver qu'il était un aussi riche et magnifique personnage que tel ou tel de ses voisins. M. Forez fut donc le seul objet de luxe qu'il admit dans la maison, à la condition toutefois, bien signifiée au survenant, d'aider de tout son pouvoir à l'autocratie paternelle; et le précepteur intimidé tint rigoureusement sa promesse. Il trouva cette tâche facile à remplir avec un tempérament doux et maniable comme celui du jeune André; et le marquis, n'ayant pas rencontré de résistance dans tout le cours de cette délégation de pouvoir, ne fut pas trop choqué des progrès de son fils. Mais lorsque M. Forez se fut retiré, le jeune homme devint un peu plus difficile à contenir, et le marquis, épouvanté, se mit à chercher sérieusement le moyen de l'enchaîner à son pays natal. Il savait bien que toute sa puissance serait inutile le jour où André quitterait le toit paternel; car l'esprit de révolte était en lui, et s'il était encore retenu, grâce à sa timidité naturelle, par un froncement de sourcil et par une inflexion dure dans la voix de son père, il était évident que les motifs d'indépendance ne manqueraient pas du moment où il n'y aurait plus d'explications orageuses à affronter. Ce n'est pas que le marquis craignît de le voir tomber dans les désordres de son âge. Il savait que son tempérament ne l'y portait pas; et même il eût désiré, en bon vivant et en homme éclairé qu'il se piquait
d'être, trouver un peu moins de rigidité dans les principes de cette jeune conscience. Il rougissait de dépit quand on lui disait que son fils avait l'air d'une demoiselle. Nous ne voudrions pas affirmer qu'il n'y eût pas aussi au fond de son coeur, malgré la bonne opinion qu'il avait de lui-même, un certain sentiment de son infériorité qui bouleversait toutes ses idées sur la prééminence paternelle. Il ne craignait pas non plus que, par goût pour les raffinements de la civilisation, son fils ne l'entraînât à de grandes dépenses au dehors. Ce goût ne pouvait être éclos dans la tête inexpérimentée d'André; et d'ailleurs le marquis avait pour point d'honneur d'aller, en fait d'argent, au-devant de toutes les fantaisies de ce fils opprimé et chéri. C'est ce qui faisait dire à toute la province qu'il n'était pas au monde de jeune homme plus heureux et mieux traité que l'héritier des Morand; mais qu'iljouissaitd'une mauvaise santé et qu'il étaitdouéd'un caractère morose. S'il vivait, disait-on, il ne vaudrait jamais son père. M. de Morand craignait qu'entraîné par les séductions d'un monde plus brillant, son fils ne secouât entièrement le joug, et que non-seulement il ne revînt plus partager sa vie, mais qu'il s'avisât encore de vendre sa maison héréditaire et d'aliéner ses rentes seigneuriales. Quoique le marquis se fût quelque peu entaché de libéralisme dans la société des chasseurs et des buveurs roturiers qu'il appelait à sa table, il tenait secrètement à ses titres, à sa gentilhommerie, et n'affectait le dédain de ces vanités que dans l'espérance de leur donner plus de lustre aux yeux des petits. Lorsqu'il rentrait le soir après la chasse, il entendait, avec un certain orgueil, l'amble serré de sa petite jument retentir sous la herse délabrée de son château; lorsque du sommet d'une colline boisée il comptait sur ses doigts, d'un air recueilli, la valeur de chacun des arbres d'élite marqués pour la cognée, il jetait un regard d'amour sur ses tourelles à demi cachées dans la cime des bois, et son front s'éclaircissait comme au retour d'une douce pensée.
II. Au profond ennui qui rongeait André, l'attente d'une femme selon son coeur venait, depuis quelque temps, mêler des souffrances et des douceurs plus étranges. Il est à croire que rien d'impur n'aurait pu germer dans cette âme neuve, rien de laid se poser dans cette jeune imagination, et que sa péri enfin était belle comme le jour. Autrement se serait-il pris à pleurer si souvent en songeant à elle? l'aurait-il appelée avec tant d'instances et de doux reproches, l'ingrate qui ne voulait pas descendre du ciel dans ses bras? serait-il resté si tard le soir à l'attendre dans les prés humides de rosée? se serait-il éveillé si matin pour voir lever le soleil, comme si un de ses rayons allait féconder les vapeurs de la terre et en faire sortir un ange d'amour réservé à ses embrassements? On le voyait partir pour la chasse, mais revenir sans gibier. Son fusil lui servait de prétexte et de contenance; grâce à ce talisman, le jeune poëte traversait la campagne et bravait les rencontres, sans danger d'être pris pour un fou; il cachait son sentiment le plus cher avec un volume de roman dans la poche de sa blouse; puis, s'asseyant en silence dans les taillis, gardiens du mystère, il s'entretenait de longues heures avec Jean-Jacques ou Grandisson, tandis que les lièvres trottaient amicalement autour de lui et que les grives babillaient au-dessus de sa tête, comme de bonnes voisines qui se font part de leurs affaires. A mesure que les vagues inquiétudes de la jeunesse se dirigeaient vers un but appréciable à l'esprit sinon à la vue du solitaire André, sa tristesse augmentait; mais l'espérance se développait avec le désir; et le jeune homme, jusque-là morose et nonchalant, commençait à sentir la plénitude de la vie. Son père tirait bon augure de l'activité des jambes du chasseur, mais il ne prévoyait pas que cette humeur vagabonde aurait pu changer André en hirondelle si la voix d'une femme l'eût appelé d'un bout de la terre à l'autre. André était donc devenu un marcheur intrépide, sinon un heureux chasseur. Il ne trouvait pas de solitude assez reculée, pas de lande assez déserte, pas de colline assez perdue dans les verts horizons, pour fuir le bruit des métairies et le mouvement des cultivateurs. Afin d'être moins troublé dans ses lectures, il faisait chaque jour plusieurs lieues à travers champs, et la nuit le surprenait souvent avant qu'il eût songé à reprendre le chemin du logis. Il y avait à trois lieues du château de Morand une gorge inhabitée où la rivière coulait silencieusement entre deux marges de la plus riche verdure. Ce lieu, quoique assez voisin de la petite ville de L..., n'était guère fréquenté que par les bergeronnettes et les merles d'eau; les terres avoisinantes étaient sévèrement gardées contre les braconniers et les pêcheurs; André seul, en qualité de chasseur inoffensif, ne donnait aucun ombrage au garde et pouvait s'enfoncer à loisir dans cette solitude Charmante.
C'est là qu'il avait fait ses plus chères lectures et ses plus doux rêves. Il y avait évoqué les ombres de ses héroïnes de roman. Les chastes créations de Walter Scott, Alice, Rebecca, Diana, Catherine, étaient venues souvent chanter dans les roseaux des choeurs délicieux qu'interrompait parfois le gémissement douloureux et colère de la petite Fenella. Du sein des nuages, les soupirs éloignés des vierges hébraïques de Byron répondaient à ces belles voix de la terre, tandis que la grande et pâle Clarisse, assise sur la mousse, s'entretenait gravement à l'écart avec Julie, et que Virginie enfant jouait avec les brins d'herbe du rivage. Quelquefois un choeur de bacchantes traversait l'air et emportait ironiquement les douces mélodies. André, pâle et tremblant, les voyait passer, fantasques, méchantes et belles, écrasant sans pitié les fleurs du rivage sous leurs pieds nus, effarouchant les tranquilles oiseaux endormis dans les saules, et trempant leurs couronnes de pampres dans les eaux pour les secouer moqueusement à la figure du jeune rêveur. André s'éveillait de sa vision triste et découragé. Il se reprochait de les avoir trouvées belles et d'avoir eu envie un instant de suivre leur trace, semée de fleurs et de débris. Il évoquait alors ses divins fantômes, ses types chéris de sentiment et de pureté. Il les voyait redescendre vers lui dans leurs longues robes blanches et lui montrer au fond de l'onde une image fugitive qu'il s'efforçait en vain d'attirer et de saisir. Cette ombre mystérieuse et vague qu'il voyait flotter partout, c'était son amante inconnue, c'était son bonheur futur; mais toutes les réalités différaient tellement de sa beauté idéale, qu'il désespérait souvent de la rencontrer sur la terre, et se mettait à pleurer en murmurant, dans son angoisse, des paroles incohérentes. Son père le crut fou bien des fois, et faillit envoyer chercher le médecin pour l'avoir entendu crier au milieu de la nuit:—Où es-tu? es-tu née seulement? ne suis-je pas venu trop tôt ou trop tard pour te rencontrer sur la terre? Et vingt autres folies que le bonhomme traita de billevesées des qu'il se fut bien assuré que son fils n'avait pas attrapé de coup de soleil dans la journée. Un soir que le jeune homme s'était attardé dans les Prés-Girault, c'était le nom de sa chère retraite, il lui sembla voir passer à quelque distance une forme réelle; autant qu'il put la distinguer, c'était une taille déliée avec une robe blanche. Elle semblait voltiger sur la pointe des joncs, tant elle courait légèrement! Cette vision ne dura qu'un instant et disparut derrière un massif de trembles. André s'était arrêté stupéfait, et son coeur battait si fort qu'il lui eût été impossible de faire un pas pour la suivre. Quand il en eut retrouvé la force, il s'aperçut que la rivière, qui coulait à fleur de terre et formait cent détours dans la prairie, le séparait du massif. Il lui fallut faire beaucoup de chemin pour rencontrer un de ces petits ponts que les gardeurs de troupeaux construisent eux-mêmes avec des branches entrelacées et de la terre; enfin il atteignit le massif et n'y trouva personne. L'ombre était devenue si épaisse qu'il était impossible de voir à dix pas devant soi. Il revint, tout pensif et tout ému, s'asseoir devant le souper de son père; mais il dormit moins encore que de coutume, et retourna aux Prés-Girault le lendemain. Rien n'en troublait la solitude, et il craignit d'être devenu assez fou pour qu'une de ses fictions ordinaires lui fût apparue comme une chose réelle.
Le jour suivant, à force d'explorer les bords de la rivière, il trouva un petit gant de fil blanc très fin, tricoté à l'aiguille avec des points à jour très artistement travaillés, et qui semblait avoir servi à arracher des herbes, car il était taché de vert. André le prit, le baisa mille fois comme un fou, l'emporta sur son coeur et en devint amoureux, sans songer que le princeCharmant, épris d'une pantoufle, n'était pas un rêveur beaucoup plus ridicule que lui. Huit jours s'étaient passés sans qu'il trouvât aucune autre trace de cette apparition. Un matin il arriva lentement, comme un homme qui n'espère plus, et, s'appuyant contre un arbre, il se mit à lire un sonnet de Pétrarque. Tout à coup une petite voix fraîche sortit des roseaux et chanta deux vers d'une vieille romance: Puis, tout après, je vis dame d'amour Qui marchait doux et venait sur la rive. André tressaillit, et, se penchant, il vit à vingt pas de lui une jeune fille habillée de blanc, avec un petit châle couleur arbre de Judée et un mince chapeau de paille. Elle était debout et semblait absorbée dans la contemplation d'un bouquet de fleurs des champs qu'elle avait à la main. André eut l'idée de s'élancer vers elle pour la mieux voir; mais elle vint de son côté, et il se sentit tellement intimidé qu'il se cacha dans les buissons. Elle arriva tout auprès de lui sans s'apercevoir de sa présence, et se mit à chercher d'autres fleurs. Elle erra ainsi pendant près d'un quart d'heure, tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant, explorant tous les brins d'herbe de la prairie et s'emparant des moindres fleurettes. Chaque fois qu'elle en avait rempli sa main, elle descendait sur une petite plage que baignait la rivière, et plantait son bouquet dans le sable humide pour l'empêcher de se faner. Quand elle en eut fait une botte assez grosse, elle la noua avec des joncs, plongea les tiges à plusieurs reprises dans le courant de l'eau pour en ôter le sable, les enveloppa de larges feuilles denymphoeafraîcheur, et, après avoir rattaché son petit chapeau, ellepour en conserver la se mit à courir, emportant ses fleurs, comme une biche poursuivie. André n'osa pas la suivre; il craignit d'avoir été aperçu et de l'avoir mise en fuite. Il espéra qu'elle reviendrait, mais elle ne revint plus. Il retourna inutilement aux Prés-Girault pendant toute la belle saison. L'hiver vint, et, à chaque fleur que le froid moissonna, André perdit l'espérance de voir revenir sa belle chercheuse de bleuets. Mais cette matinée romanesque avait suffi pour le rendre amoureux. Il en devint maigre à faire trembler, et son père, qui jusque-là avait craint de lui voir chercher ses distractions dans les villes environnantes, fut assez inquiet de sa mélancolie pour l'engager à courir un peu les bals et les divertissements de la province. André éprouvait désormais une grande répugnance pour tout ce qui ne se renfermait pas dans le cercle de ses rêveries et de ses promenades solitaires; néanmoins il chercha son inconnue dans les fêtes et dans les réunions d'alentour. Ce fut en vain: toutes les femmes qu'il vit lui semblèrent si inférieures à son inconnue, que, sans le gant qu'il avait trouvé, il aurait pris toute cette aventure pour un rêve. Ce fut sans doute un malheur pour lui de se retrancher dans sa fantaisie comme dans un fort inexpugnable, et de fermer les yeux et les oreilles à toutes les séductions de l'oubli. Il aurait pu trouver une femme plus belle que son idéale, mais elle l'avait fasciné. C'était la première, et par conséquent la seule dans son imagination. Il s'obstina à croire que sa destinée était d'aimer celle-là, que Dieu la lui avait montrée pour qu'il en gardât l'empreinte dans son âme et lui restât fidèle jusqu'au jour où elle lui serait rendue. C'est ainsi que nous nous faisons nous-mêmes les ministres de la fatalité. Ce fut surtout vers la petite ville de L..... qu'il dirigea ses recherches. Mais en vain il vit pendant plusieurs dimanches, l'élite dela sociétése rassembler dans un salon de bourgeoises précieuses et beaux-esprits, il n'y trouva pas celle qu'il cherchait. Ce qui rendait cette découverte bien plus difficile, c'est que, par suite d'un
sentiment appréciable seulement pour ceux qui ont nourri leurs premières amours de rêveries romanesques, André ne put jamais se décider à parler à qui que ce fût de la rencontre qu'il avait faite et de l'impression qu'il en avait gardée. Il aurait cru trahir une révélation divine, s'il eût confié son bonheur et son angoisse à des oreilles profanes. Or, il est bien certain qu'il n'avait aucun ami qui lui ressemblât, et que tous ses jeunes compatriotes se fussent moqués de sa passion, sans en excepter Joseph Marteau, celui qu'il estimait le plus. Joseph Marteau était fils d'un brave notaire de village. Dans son enfance il avait été le camarade d'André, autant qu'on pouvait être le camarade de cet enfant débile et taciturne. Joseph était précisément tout l'opposé: grand, robuste, jovial, insouciant, il ne sympathisait avec lui que par une certaine élévation de caractère et une grande loyauté naturelle. Ces bons côtés étaient d'autant plus sensibles que l'éducation n'avait guère rien fait pour les développer. Le manque d'instruction solide perçait dans la rudesse de ses goûts. Étranger à toutes les délicatesses d'idées qui caractérisaient le jeune marquis, il y suppléait par une conversation enjouée. Sa bonne et franche gaieté lui inspirait de l'esprit, ou au moins lui en tenait lieu, et il était la seule personne au monde qui pût faire rire le mélancolique André. Depuis deux ou trois ans il était établi dans la ville de L.... avec sa famille, et fréquentait peu le château de Morand; mais le marquis, effrayé de la langueur de son fils, alla le trouver, et le pria de venir de temps en temps le distraire par son amitié et sa bonne humeur. Joseph aimait André comme un écolier vigoureux aime l'enfant souffreteux et craintif qu'il protège contre ses camarades. Il ne comprenait rien à ses ennuis; mais il avait assez de délicatesse pour ne pas les froisser par des railleries trop dures. Il le regardait comme un enfant gâté, ne discutait pas avec lui, ne cherchait pas à le consoler, parce qu'il ne le croyait pas réellement à plaindre, et ne s'occupait qu'à l'amuser, tout en s'amusant pour son propre compte. Sans doute André ne pouvait pas avoir d'ami plus utile. Il le retrouva donc avec plaisir, et, confié par son père à ce gouverneur de nouvelle espèce, il se laissa conduire partout où le caprice de Joseph voulut le promener. Celui-ci commença par décréter que, vivant seul, André ne pouvait être amoureux. André garda le silence. Joseph reprit en décidant qu'il fallait qu'André devînt amoureux. André sourit d'un air mélancolique. Joseph conclut en affirmant que parmi les demoiselles de la ville il n'y en avait pas une qui eût le sens commun; que ces précieuses étaient propres à donner le spleen plutôt qu'à l'ôter; qu'il n'y avait au monde qu'une espèce de femmes aimables, à savoir, les grisettes, et qu'il fallait que son ami apprit à les connaître et à les apprécier, ce à quoi André se résigna machinalement.
III. Les romanciers allemands parlent d'une petite ville de leur patrie où la beauté semble s'être exclusivement logée dans la classe des jeunes ouvrières. Quiconque a passé vingt-quatre heures dans la petite ville de L...., en France, peut attester la rare gentillesse et la coquetterie sans pareille de ses grisettes. Jamais nid de fauvettes babillardes ne mit au jour de plus riches couvées d'oisillons espiègles et jaseurs; jamais souffle du printemps ne joua dans les prés avec plus de fleurettes brillantes et légères. La ville de L.... s'enorgueillit à bon droit de l'éclat de ses filles, et de plus de vingt lieues à la ronde les galants de tous les étages viennent risquer leur esprit et leurs prétentions dans ces bals d'artisans où, chaque dimanche, plus de deux cents petites commères étalent sous les quinquets leurs robes blanches, leurs tabliers de soie noire et leur visage couleur de rose. Comment la toilette des dames de la ville suffit à faire travailler et vivre toutes ces fillettes, c'est ce qu'on ne saurait guère expliquer sans avouer que ces dames aiment beaucoup la toilette, et qu'elles ont bien raison. Quoi qu'il en soit, les méchants et les méchantes vont s'étonnant du grand nombre d'artisanes(c'est un mot du pays que je demande la permission d'employer) qui réussissent à vivre dans une aussi petite ville; mais les gens de bien ne s'en étonnent pas: ils comprennent que cette ville privilégiée est pour la grisette un théâtre de gloire qu'elle doit préférer à tout autre séjour; ils savent en outre que la jeunesse et la santé s'alimentent sobrement et peuvent briller sous les plus modestes atours. Ce qu'il y a de certain, c'est que nulle part peut-être en France la beauté n'a plus de droits et de franchises que dans ce petit royaume, et que nulle part ses privilèges ne dégénèrent moins en abus. L'indépendance et la sincérité dominent comme une loi générale dans les divers caractères de ces jeunes filles. Fières de leur beauté, elles exercent une puissance réelle dans leur Yvetot, et cette espèce de ligue contre l'influence féminine des autres classes établit entre elles un esprit de corps assez estimable et fertile en bons procédés. Par exemple, si le secret de leurs fautes n'est pas toujours assez bien gardé pour ne pas faire le tour de la ville en une heure, du moins y a-t-il une barrière que ce secret ne franchit pas aisément. Là où cesse l'apostolat de l'artisanerie cesse le droit d'avoir part au petit plaisir du scandale. Ainsi l'aventure d'une grisette peut égayer ou attendrir longtemps la foule de ses pareilles avant d'être livrée au dédaigneux sourire des bas-bleus de l'endroit ou aux graveleux quolibets des villageoises d'alentour. Ces aventures ne sont pas rares dans une ville où une seule classe de femmes mérite assez d'hommages our acca arer ceux de toutes les classes d'hommes: aussi voit-on rarement une belle artisane être
farouche au point de manquer de cavalier servant. Tant de sévérité serait presque ridicule dans un pays où la galanterie n'a pas encore mis à la porte toute naïveté de sentiment, et où l'on voit plus d'une amourette s'élever jusqu'à la passion. Ainsi une jeune fille y peut, sans se compromettre, agréer les soins d'un homme libre et ne pas désespérer de l'amener au mariage; si elle manque son but, ce qui arrive souvent, elle peut espérer de mieux réussir avec un second adorateur, et même avec un troisième, si sa beauté ne s'est pas trop flétrie dans l'attente illimitée du noeud conjugal. A part donc les vertus austères qui se rencontrent là comme partout en petit nombre, les jeunes ouvrières de L... sont généralement pourvues chacune d'un favori choisi entre dix, et fort envié de ses concurrents. On peut comparer cette espèce de mariage expectatif au sigisbéisme italien. Tout s'y passe loyalement, et le public n'a pas le droit de gloser tant qu'un des deux amants ne s'est pas rendu coupable d'infidélité ou entaché de ridicule. Il faut dire à la louange de ces grisettes qu'aucune ne fait fortune par l'intrigue, et qu'elles semblent ignorer l'ignoble trafic que les femmes font ailleurs de leur beauté; leur orgueil équivaut à une vertu; jamais la cupidité ne les jette dans les bras des vieillards; elles aiment trop l'indépendance pour souffrir aucun partage, pour s'astreindre à aucune précaution. Aussi les hommes mariés ne réussissent jamais auprès d'elles. Il y a quelque chose de vraiment magnifique dans l'exercice insolent de leur despotisme féminin. Elles sont aimantes et colères, romanesques on ne peut plus, coquettes et dédaigneuses, avides de louanges, folles de plaisir, bavardes, gourmandes, impertinentes; mais désintéressées, généreuses et franches. Leur extérieur répond assez à ce caractère: elles sont généralement grandes, robustes et alertes; elles ont de grandes bouches qui rient à tout propos pour montrer des dents superbes; elles sont vermeilles et blanches, avec des cheveux bruns ou noirs. Leurs pieds sont très-provinciaux et leurs mains rarement belles; leur voix est un peu virile, et l'accent du pays n'est pas mélodieux. Mais leurs yeux ont une beauté particulière et une expression de hardiesse et de bonté qui ne trompe pas. Tel était le monde où Joseph Marteau essaya de lancer le timide André, en lui déclarant que le bonheur suprême était là et non ailleurs, et qu'il ne pouvait pas manquer de sortir enivré du premier bal où il mettrait les pieds. André se laissa donc conduire et se conduisit lui-même assez bien durant toute la soirée. Il dansa très-assidûment, ne fit manquer aucune figure, dépensa au moins cinq francs en oranges et en pralines offertes aux damesse montra homme de talent et de; même il bonne société(comme disent les gens de mauvaise compagnie) en prenant la place du premier violon, qui était ivre, et en jouant très-proprement un quadrille de contredanse tirées de laMuette de Portici. Malgré ces excellentes actions, André ne prit pas beaucoup dans la société artisane. On le trouvafier, c'est-à-dire silencieux et froid; lui-même ne s'amusa guère et ne fut pas aussi enchanté qu'on le lui avait prédit. La beauté de ces grisettes n'était nullement celle qui plaisait à son imagination. Il était difficile, mais ce n'était pas sa faute; il avait dans la tête l'ineffaçable souvenir d'un teint pâle, de deux grands yeux mélancoliques, d'une voix douce, et voulait à toute force trouver de la poésie, sinon dans le langage, du moins dans le silence d'une femme. Tout ce petit caquetage d'enfants gâtés lui déplut. D'ailleurs il n'était pas aisé d'en approcher; la moins belle était surveillée par plus d'un aspirant jaloux, et André ne se sentait pas la moindre vocation pour le rôle de Lovelace campagnard. Trop modeste pour espérer de supplanter qui que ce fût, il était trop nonchalant pour engager la lutte avec un concurrent. Il se retira donc de bonne heure, laissant Joseph dans une grande exaltation entre une belle ravaudeuse aux yeux noirs et un énorme bol de vin chaud. «Comment, dit-il à André le lendemain, tu es parti avant la fin! Tu n'y entends rien, mon cher; tu ne sais pas que c'est le meilleur moment. On se place adroitement à la sortie, on jette son dévolu sur une fille mal gardée, on lui offre le bras, elle accepte. Vous la reconduisez jusque chez elle, vous avez pour elle mille petits soins durant le trajet: vous lui offrez, votre manteau, elle en accepte la moitié; vous la soulevez dans vos bras pour traverser le ruisseau. Si un chien passe auprès d'elle dans l'obscurité, elle se presse contre vous d'un petit air effrayé, sous prétexte qu'elle a grand'peur des chiens enragés; vous la rassurez, et vous brandissez votre canne en élevant la voix de manière à réveiller toute la rue. Si le chien a l'air de n'être pas belliqueux, vous pouvez même aller jusqu'à l'assommer d'un grand coup de pied en passant; cela fait bien et donne l'air crâne. Surtout évitez de jurer; la grisette hait tout ce qui sent le paysan. Ne gardez pas votre pipe à la bouche en lui donnant le bras; elle est exigeante et veut du respect. Glissez-lui un compliment agréable de temps en temps, en procédant toujours par comparaison; par exemple, dites: Mademoiselle une telle est bien jolie, c'est dommage qu'elle soit si pâle; ce n'est pas une rose du mois de mai comme vous. Si votre belle est pâle, parlez d'une personne un peu trop enluminée, et dites que les grosses couleurs donnent l'air d'une servante. Mais surtout choisissez dans la première société les beautés que vous voulez dénigrer; votre compliment sera deux fois mieux accueilli. Enfin, au moment de quitter votre infante, prenez un air respectueux, et demandez-lui la permission de l'embrasser. Dès qu'elle aura consenti, redoublez de civilité et embrassez-la le chapeau à la main; aussitôt après saluez jusqu'à terre. Gardez-vous bien de baiser la main, on se moquerait de vous. Replacez-lui son châle sur les épaules; louez sa taille, mais n'y touchez pas. Faites ce métier-là cinq ou six jours de suite; après quoi vous pouvez tout espérer. —Et cela suffit pour être préféré à un amant en titre? —Bah! quand on n'a peur de rien, quand on ne doute de rien, on arrive à tout. D'ailleurs je ne te dis pas d'aller te mettre en concurrence avec un de ces gros corroyeurs qui sont accoutumés à charger des boeufs sur leurs épaules, ni avec un de ces fils de fermier qui ont toujours à la main un bâton de cormier ou un brin de houx de la taille d'un mât de vaisseau. Non, il y a assez de freluquets auxquels on peut s'attaquer, de etits clercs d'avoué ui ont la voix flûtée et le menton lisse comme la main, ou bien des flandrins de la haute
bourgeoisie qui n'ont pas envie de déchirer leurs habits de drap fin. Ceux-là, vois-tu, on leur souffle leur dulcinée en quinze jours quand on sait s'y prendre. La grisette aime assez ces marjolets qui font des phrases et qui portent des jabots; mais elle aime par-dessus tout un brave tapageur qui ne sait pas nouer sa cravate, qui a le chapeau sur l'oreille, et qui pour elle ne craint pas de se faire enfoncer un oeil ou casser une dent. André secoua la tête. «Je ne ferais pas fortune ici, dit-il, et je ne chercherai pas. —Comme tu voudras, reprit Joseph; mais viens toujours dîner avec nous aujourd'hui, tu nous l'as promis. André se rendit donc à cinq heures chez les parents de son ami Marteau. «Parbleu! dit Joseph, si tu fuis les grisettes, les grisettes te poursuivent. Ma mère fait faire le trousseau de ma soeur qui se marie, et nous avons quatre ouvrières dans la maison. Quatre! et des plus jolies, ma foi! Moi, je ne fais que dévider le fil et de ramasser les ciseaux de ces Omphales. Je tourne à l'entour en sournois, comme le renard autour d'un perchoir à poules, jusqu'à ce que la moins prudente se laisse prendre par le vertige et tombe au pouvoir du larron. Le soir, quand elles ont fini leur tâche, je les fais danser dans la cour au son de la flûte, sur six pieds carrés de sable, à l'ombre de deux acacias. C'est une scène champêtre digne d'arracher de tes yeux des larmes bucoliques. Ah! tu me verras ce soir transformé en Tityre, assis sur le bord du puits; et je veux te faire voltiger toi-même au milieu de mes nymphes. Ah çà! tu sais l'usage du pays? Les ouvrières en journée mangent à la même table que nous. Ne va pas faire le dédaigneux; songe que cela se fait dans tout le département, dans les grands châteaux tout comme chez les bourgeois. —Oui, oui, je le sais, répondit André; c'est un usage du vieux temps que les artisans ne cherchent pas à détruire. —Moi, j'aime beaucoup cet usage-là, parce que les filles sont jolies. Si jamais je me marie, et si ma femme (comme font beaucoup de jalouses) n'admet au logis que des ouvrières de quatre-vingts ans, je saurai fort bien les envoyer manger à l'office, ou bien je leur ferai servir des nougats de pierre à fusil qui les dégoûteront de mon ordinaire. Mais ici c'est différent: les bouches sont fraîches et les dents blanches. Que la beauté soit la reine du monde, rien de mieux.
IV. L'intérieur de la famille Marteau était patriarcal. La grand'mère, matrone pleine de vertus et d'obésité, était assise près de la cheminée et tricotait un bas gris. C'était une excellente femme, un peu sourde, mais encore gaie, qui de temps en temps plaçait son mot dans la conversation, tout en ricanant sous les lunettes sans branches qui lui pinçaient le nez. La mère était une ménagère sèche et discrète, active, silencieuse, absolue, sujette à la migraine, et partant chagrine. Elle était debout devant une grande table couverte d'un tapis vert et taillait elle-même la besogne aux ouvrières: mais, malgré son caractère absolu, la dame ne leur parlait qu'avec une extrême politesse, et souffrait, non sans une secrète mortification, que tous ses coups de ciseaux fussent soumis à de longues discussions de leur part. Auprès de la fenêtre ouverte, les quatre ouvrières et les trois filles de la maison, pressées comme une compagnie de perdrix, travaillaient au trousseau; la fiancée elle-même brodait le coin d'un mouchoir. La maîtresse ouvrière, placée sur une chaise plus élevée que les autres, dirigeait les travaux, et de temps en temps donnait un coup d'oeil aux ourlets confiés aux petites filles. Les grisettes en sous-ordre ne comptaient pas cinquante ans à elles trois; elles étaient fraîches, rieuses et dégourdies à l'avenant. Les têtes blondes des enfants de la maison, penchées d'un petit air boudeur sur leur ouvrage et ne prenant aucun intérêt à la conversation, se mêlaient aux visages animés des grisettes, à leurs bonnets blancs posés sur des bandeaux de cheveux noirs. Ce cercle de jeunes filles formait un groupe naïf tout à fait digne des pinceaux de l'école flamande. Mais, comme Calypso parmi ses nymphes, Henriette, la couturière en chef, surpassait toutes ses ouvrières en caquet et en beauté. Du haut de sa chaise à escabeau, comme du haut d'un trône, elle les animait et les contenait tour à tour de la voix et du regard. Il y avait bien dix ans qu'Henriette était comptée parmi les plus belles, mais elle ne semblait pas vouloir renoncer de si tôt à son empire. Elle proclamait avec orgueil ses vingt-cinq ans et promenait sur les hommes le regard brillant et serein d'une gloire à son apogée. Aucune robe d'alépine ne dessinait avec une netteté plus orgueilleuse l'étroit corsage et les riches contours d'une taille impériale; aucun bonnet de tulle n'étalait ses coquilles démesurées et ses extravagantes rosettes de rubans diaphanes sur un échafaudage plus splendide de cheveux crêpés. A l'arrivée des deux jeunes gens, le babil cessa tout à coup comme le son de l'orgue lorsque le plain-chant de l'officiant écourte sans cérémonie les dernières modulations d'une ritournelle où l'organiste s'oublie. Mais après quelques instants de silence pendant lesquels André salua timidement et supporta le moins gauchement qu'il put le regard oblique de l'aréopage féminin, une voix flûtée se hasarda à placer son mot, puis une autre, puis deux à la fois, puis toutes, et jamais volière ne salua le soleil levant d'un plus gai ramage. Joseph se mêla à la conversation, et voyant André mal à l'aise entre les deux matrones, il l'attira auprès du jeune groupe.
«Mademoiselle Henriette, dit-il d'un ton moitié familier, moitié humble (note qu'il était important de toucher juste avec la belle couturière, et dont Joseph avait très-bien étudié l'intonation), voulez-vous me permettre de vous présenter un de mes meilleurs amis, M. André de Morand, gentilhomme, comme vous savez, et gentil garçon, comme vous voyez? Il n'ose pas vous dire sa peine; mais le fait est qu'il a tourné autour de vous cette nuit pendant une heure pour vous faire danser, et qu'il n'a pas pu vous approcher; vous êtes inabordable au bal, et quand on n'a pas obtenu votre promesse un mois d'avance, on peut y renoncer. Ce compliment plut beaucoup à mademoiselle Henriette, car une rougeur naïve lui monta au visage. Tandis qu'elle engageait avec Joseph un échange d'oeillades et de facétieux propos, André remarqua que la petite Sophie, la plus jeune des quatre, parlait de lui avec sa voisine; car elle le regardait maladroitement, à la dérobée, en chuchotant d'un petit air moqueur. Il se sentit plus hardi avec ces fillettes de quinze ans qu'avec la dégagée Henriette, et les somma en riant d'avouer le mal qu'elles disaient de lui. Après avoir beaucoup rougi, beaucoup refusé, beaucoup hésité, Sophie avoua qu'elle avait dit a Louisa: —Ce monsieur André m'a fait danser deux fois hier soir; cela n'empêche pas qu'il ne soit fiercomme tout, il ne m'a pas dit trois mots. —Ah! mon cher André, s'écria Joseph, ceci est une agacerie, prends-en note. —Cela est bien vrai, interrompit Henriette, qui craignait que la petite Sophie n'accaparât l'attention des jeunes gens; tout le monde l'a remarqué: André a bien l'air d'un noble; il ne rit que du bout des dents et ne danse que du bout des pieds; je disais en le regardant: Pourquoi est-ce qu'il vient au bal, ce pauvre monsieur? ça ne l'amuse pas du tout. André, choqué de cette hardiesse indiscrète, fut bien près de répondre: En vérité, mademoiselle, vous avez raison, cela ne m'amusait pas du tout; mais Joseph lui coupa la parole en disant: «Ah! ah! de mieux en mieux, André; mademoiselle Henriette t'a regardé; que dis-je? elle t'a contemplé, elle s'est beaucoup occupée de toi. Sais-tu que tu as fait sensation? Ma foi! je suis jaloux d'un pareil début. Mais voyez-vous, mes chères petites; pardon! je voulais dire mes belles demoiselles, vous faites à mon ami un reproche qu'il ne mérite pas; vous l'accusez d'être fier lorsqu'il n'est que triste, et il faudra bien que vous lui pardonniez sa tristesse quand vous saurez qu'il est amoureux. —Ah!!!... s'écrièrent à la fois toutes les jeunes filles. —Oh! mais, amoureux! reprit Joseph avec emphase, amoureux frénétique! —Frénétique! dit la petite Louisa en ouvrant de grands yeux. —Oui! répondit Joseph, cela veut dire très-amoureux, amoureux comme le greffier du juge de paix est amoureux de vous, mademoiselle Louisa; comme le nouveau commis à pied des droits réunis est amoureux de vous, mademoiselle Juliette; comme.... —Voulez-vous vous taire! voulez-vous vous taire! s'écrièrent-elles toutes en carillon. Madame Marteau fronça le sourcil en voyant que l'ouvrage languissait, la grand'mère sourit, et Henriette rétablit le calme d'un signe majestueux. «Si vous n'aviez pas fait tant de tapage, mesdemoiselles, dit-elle à ses ouvrières, M. Joseph allait nous dire de qui M. André est amoureux. —Et je vais vous le dire en grande confidence, répondit Joseph; chut! écoutez bien, vous ne le direz pas?... —Non, non, non, s'écrièrent-elles. —Eh bien! reprit Joseph, il est amoureux de vous quatre. Il en perd l'esprit et l'appétit; et si vous ne tirez pas au sort laquelle de vous... —Oh! le méchant moqueur! dirent-elles en l'interrompant. —Monsieur Joseph, nous ne sommes pas des enfants, dit Henriette en affectant un air digne, nous savons bien que monsieur est noble et que nous sommes trop peu de chose pour qu'il fasse attention à nous. Quand une ouvrière va raccommoder le linge du château de Morand, le père et le fils s'arrangent toujours pour ne pas manger à la maison, afin certainement de ne pas manger avec elle. On la fait dîner toute seule! ce n'est pas amusant: aussi il n'y a pas beaucoup d'artisanes qui veuillent y aller. On n'y a aucun agrément, personne à qui parler; et quels chemins pour y arriver! aller en croupe derrière un métayer! ce n est pas un si beau voyage à faire, et ce n'est pas comme M. de... C'est un noble pourtant, celui-là! eh bien! il vient chercher lui-même ses ouvrières à la ville, et il les emmène dans sa voiture. —Et il a soin de choisir la plus jolie, dit Joseph: c'est toujours vous, mademoiselle Henriette. —Pourquoi pas? dit-elle en se rengorgeant; avec des gens aussi comme il faut!... —C'est-à-dire que mon ami André, reprit Joseph en la regardant d'un air moqueur, n'est pas un homme comme il faut, selon vos idées.
—Je ne dis pas cela; ces messieurs sont fiers; ils ont raison, si cela leur convient; chacun est maître chez soi: libre à eux de nous tourner le dos quand nous sommes chez eux; libre à nous de rester chez nous quand ils nous font demander. —Je ne savais pas que nous eussions d'aussi grands torts, dit André en riant; cela m'explique pourquoi nous avons toujours d'aussi laides ouvrières; mais c'est leur faute si nous ne nous corrigeons pas; essayez de nous rendre sociables, mademoiselle Henriette, et vous verrez! Henriette parut goûter assez cette fadeur; mais, fidèle à son rôle de princesse, elle s'en défendit. «Oh! nous ne mordons pas dans ces douceurs-là, reprit-elle; nous sommes trop mal élevées pour plaire à des gens comme vous; il vous faudrait quelqu'un comme Geneviève pour causer avec vous; mais c'est celle-là qui ne souffre pas les grands airs! —Oh! pardieu! dit vivement Joseph, cela lui sied bien, à cette précieuse-là! Je ne connais personne qui se donne de plus grands airs mal à propos. —Mal à propos? dit Henriette, il ne faut pas dire cela; Geneviève n'est pas une fille du commun; vous le savez bien, et tout le monde le sait bien aussi. —Ah! je ne peux pas la souffrir votre Geneviève, reprit Joseph; une bégueule qu'on ne voit jamais et qui voudrait se mettre sous verre comme ses marchandises? —Qu'est-ce donc que mademoiselle Geneviève, demanda André; je ne la connais pas... —C'est la marchande de fleurs artificielles, répondit Joseph, et la plus grandechipie... En ce moment la servante annonça, avec la formule d'usage dans le pays,Voilà madame une telle,une des dames les plus élégantes de la ville. «Oh! je m'en vais, dit tout bas Joseph; voici la quintessence de bégueulisme.» Cette visite interrompit la conversation des grisettes, et l'activité de leur aiguille fut ralentie par la curiosité avec laquelle elles examinèrent à la dérobée la toilette de la dame, depuis les plumes de son chapeau jusqu'aux rubans de ses souliers. De son côté, madame Privat, c'était le nom de la merveilleuse, qui regardait les chiffons du trousseau avec beaucoup d'intérêt, s'avisa de faire, sur la coupe d'une manche, une objection de la plus haute importance. Le rouge monta au visage d'Henriette en se voyant attaquée d'une manière aussi flagrante dans l'exercice de sa profession. La dame avait prononcé des mots inouïs: elle avait osé dire que la manchette était de mauvais goût, et que les doubles ganses du bracelet n'étaient pas d'un bon genre. Henriette rougissait et pâlissait tour à tour; elle s'apprêtait à une réponse foudroyante, lorsque madame Privat, tournant légèrement sur le talon, parla d'autre chose. L'aisance avec laquelle on avait osé critiquer l'oeuvre d'Henriette et le peu d'attention, qu'on faisait à son dépit augmentèrent son ressentiment, et elle se promit d'avoir sa revanche. Après que la dame eut parlé assez longtemps avec madame Marteau sans rien dire, elle demanda si le bouquet de noces était acheté. —Il est commandé, dit madame Marteau, Geneviève y met tous ses soins; elle aime beaucoup ma fille, et elle lui a promis de lui faire les plus jolies fleurs qu'elle ait encore faites. —Savez-vous que cette petite Geneviève a du talent dans son genre? reprit madame Privat. —Oh! dit la grand'mère, c'est une chose digne d'admiration! moi, je ne comprends pas qu'on fasse des fleurs aussi semblables à la nature. Quand je vais chez elle et que je la trouve au milieu de ses ouvrages et de ses modèles, il m'est impossible de distinguer les uns des autres. —En effet, dit la dame avec indifférence, on prétend qu'elle regarde les fleurs naturelles et qu'elle les imite avec soin; cela prouve de l'intelligence et du goût. —Je crois bien! murmura Henriette, furieuse d'entendre parler légèrement du talent de Geneviève. —Oh! du goût! du goût! reprit la vieille, c'est ravissant le goût qu'elle a, cette enfant! Si vous voyiez le bouquet de noces qu'elle a fait à Justine, ce sont des jasmins qu'on vient de cueillir, absolument! —Oh! maman, dit Justine, et ces muguets! —Tu aimes les muguets, toi? dit à sa soeur Joseph, qui venait de rentrer. —Il y a aussi des lilas blancs pour la robe de bal, dit madame Marteau; nous en avons pour cinquante francs seulement pour la toilette de la mariée, sans compter les fleurs de fantaisie pour les chapeaux; tout cela coûte bien cher et se fane bien vite. —Mais combien de temps met-elle à faire ces bouquets? dit Joseph; un mois peut-être? travailler tout un mois pour cinquante francs, ce n'est pas le moyen de s'enrichir.
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