Fumée, un roman de Ivan Tourgueniev. Édition de référence : Paris, J. Hetzel et Cie, Éditeurs. Ouvrage publié dans la collection À tous les vents par la Bibliothèque électronique du Québec.
Ivan Tourgueniev
Fumée
BeQIvan Tourgueniev
Fumée
roman
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 889 : version 1.0
2Du même auteur, à la Bibliothèque :
Claire Militch
Eaux printanières
Premier amour
Dimitri Roudine
Journal d’un homme de trop / Trois rencontres
3Fumée
Édition de référence :
Paris, J. Hetzel et Cie, Éditeurs.
4Préface
par Prosper Mérimée
Le nom de M. I. Tourguénef est aujourd’hui
populaire en France ; chacun de ses ouvrages est
attendu avec la même impatience et lu avec le
même plaisir à Paris et à Saint-Pétersbourg. On le
cite comme un des chefs de l’école réaliste. Que
ce soit une critique ou un éloge, je crois qu’il
n’appartient à aucune école ; il suit ses propres
inspirations. Comme tous les bons romanciers, il
s’est attaché à l’étude du cœur humain, mine
inépuisable, bien que depuis si longtemps
exploitée. Observateur fin, exact, parfois jusqu’à
la minutie, il compose ses personnages en peintre
et en poète tout à la fois. Leurs passions et les
traits de leur visage lui sont également familiers.
Il sait leurs habitudes, leurs gestes : il les écoute
parler et sténographie leur conversation. Tel est
l’art avec lequel il fabrique de toutes pièces un
5ensemble physique et moral, que le lecteur voit
un portrait à la place d’un tableau de fantaisie.
Grâce à la faculté de condenser, en quelque sorte,
ses observations et de leur donner une forme
précise, M. I. Tourguénef ne nous choque pas
plus que la nature, lorsqu’il nous présente
quelque cas extraordinaire et anormal. Dans son
roman de Pères et Enfants, il nous montre un e
jeune fille qui a de grandes mains et de petits
pieds. Dans la structure humaine, il y a
d’ordinaire une certaine harmonie entre les
extrémités, mais les exceptions sont moins rares
dans la nature que dans les romans. Pourquoi
lle
cette gentille M Katia a-t-elle de grandes
mains ? L’auteur l’a vue ainsi, et, par amour pour
la vérité, il a eu l’indiscrétion de nous le dire.
Pourquoi Hamlet est-il gros et manque-t-il
d’haleine ? Faut-il croire, avec un ingénieux
professeur allemand, que Hamlet, étant incertain
dans ses résolutions, ne pouvait avoir qu’un
tempérament lymphatique, ergo une disposition à
l’embonpoint ? Mais Shakspeare n’avait pas lu
Cabanis, et j’aimerais mieux supposer qu’en
représentant ainsi le prince de Danemark, il
6pensait à l’acteur qui devait en jouer le rôle, s’il
ne me semblait encore plus probable que le poète
avait devant lui un fantôme de son imagination,
qui se dessinait « aux yeux de l’esprit » (in the
mind’s eye) nettement et d’une manière complète.
Des souvenirs, des associations d’idées dont on
ne peut se rendre compte obsèdent
involontairement celui qui a l’habitude d’étudier
la nature. Dans ses fictions, il embrasse d’un seul
coup d’œil une foule de détails unis par quelque
lien mystérieux, qu’il sent, mais qu’il ne pourrait
peut-être pas expliquer. Remarquons encore que
la ressemblance, que la vie dans un portrait tient
souvent à un détail. Je me souviens d’avoir
entendu professer cette théorie à sir Thomas
Lawrence, assurément un des plus grands
peintres de portraits de ce siècle. Il disait :
« Choisissez un trait dans la figure de votre
modèle ; copiez-le fidèlement, servilement
même ; vous pouvez ensuite embellir tous les
autres. Vous aurez fait un portrait ressemblant, et
le modèle sera satisfait. ».
Peintre de la plus belle aristocratie de
l’Europe, Lawrence avait grand soin de choisir le
7trait à copier servilement. M. I. Tourguénef n’est
pas plus courtisan qu’un photographe, et n’a
aucune de ces faiblesses ordinaires aux
romanciers pour les enfants de leur imagination.
C’est avec leurs défauts qu’il les produit, voire
avec leurs ridicules, laissant à son lecteur la tâche
de faire la somme du bien et du mal et d e
conclure en conséquence. Encore moins cherche-
t-il à nous offrir ses personnages comme les types
d’une certaine passion ou comme les
représentants d’une certaine idée, selon une
pratique usitée de tout temps. Avec ses procédés
d’analyse si délicats, il ne voit pas de types
généraux ; il ne connaît que des individualités. En
effet, existe-t-il dans la nature un homme n’ayant
qu’une passion, suivant sans biaiser la même
idée ? Il serait assurément bien plus redoutable
que l’homme d’un seul livre que craignait
Térence.
Cette impartialité, cet amour du vrai, qui est le
trait éminent du talent de M. Tourguénef, ne
l’abandonne jamais. Aujourd’hui, en composant
un roman dont les personnages sont nos
contemporains, il est difficile de ne pas être
8amené à traiter quelques-unes de ces grandes
questions qui agitent nos sociétés modernes, tout
au moins à laisser voir son opinion sur les
révolutions qui s’opèrent dans les mœurs.
Pourtant on ne saurait dire si M. Tourguénef
er
regrette la société du temps d’Alexandre I ou s’il
lui préfère celle d’Alexandre II. Dans son roman
de Pères et Enfants, il s’est attiré la colère des
jeunes gens et des vieillards ; les uns et les autres
se sont prétendus calomniés. Il n’a été
qu’impartial, et c’est ce que les partis ne
pardonnent guère. J’ajouterai qu’il faut se garder
de prendre Bazarof pour le représentant de la
jeunesse progressiste, ou Paul Kirsanof comme le
parfait modèle de l’ancien régime. Ce sont deux
figures que nous avons vues quelque part. Ils
existent sans doute, mais ce ne sont pas des
personnifications de la jeunesse et de la vieillesse
de ce siècle. Il serait bien à désirer que tous les
jeunes gens eussent autant d’esprit que Bazarof,
et tous les vieillards des sentiments aussi nobles
que Paul Kirsanof.
M. Tourguénef bannit de ses ouvrages les
grands crimes, et il ne faut pas y chercher des
9scènes de tragédie. Il y a peu d’événements dans
ses romans. Rien de plus simple que leur fable,
rien qui ressemble plus à la vie ordinaire, et c’est
là encore une des conséquences de son amour du
vrai. Les progrès de la civilisation tendent à faire
disparaître la violence de notre société moderne,
mais ils n’ont pu changer les passions que recèle
le cœur humain. La forme qu’elles prennent est
adoucie, ou, si l’on veut, usée, comme une
monnaie qui circule depuis longtemps. Dans le
monde, voire dans le demi-monde, on ne voit
plus guère de Macbeth ni d’Othello ; pourtant il y
a toujours des ambitieux et des jaloux, et les
tortures qu’éprouve Othello avant d’étrangler
Desdemone, tel bourgeois de Paris les a endurées
avant de demander une séparation de corps. J’ai
connu un commis qui n’a pas vu sans doute dans
une hallucination diabolique « un poignard dont
le manche s’offrait à sa main », mais il avait sans
cesse sous les yeux un fauteuil de chef de bureau
à clous dorés, et ce fauteuil l’a poussé à
calomnier son supérieur pour obtenir sa place.
C’est dans « ces drames intimes », comme on dit
aujourd’hui, que se complaît et excelle le talent
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