Récits des Grands Jours de l Histoire
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LA PESTE DE MARSEILLE EN 17201Par l'Abbé PAPON L´ANNÉE 1720 fut mémorable par les ravages affreux que la peste fit dans la Provence, et notamment à Marseille. L´auteur qui nousen a laissé une relation, prétend que ce fléau a désolé vingt fois cette ville, depuis Jules César jusqu´au commencement de notresiècle. Quoique nous n’ayons pas eu soin de faire observer dans cet ouvrage tous les maux que cette terrible maladie a faits enProvence, nous avons pourtant remarqué, que dans l’espace de dix-sept siècles, qui se sont écoulés depuis Jules César, on en aressenti plus de trente fois les funestes atteintes ; et nous trouverions ces malheurs bien plus souvent répétés, si l’histoire avait eusoin d’en conserver le souvenir. Le XVe siècle a vu neuf fois la ville de Marseille plongée dans les horreurs de la peste ; parce que lepeu d’harmonie qui régnait dans l’Hôtel de Ville, les divisions intestines qui déchiraient la Provence, le peu de cas qu’on faisait del’autorité royale, furent cause qu’on négligea de soumettre aux épreuves ordinaires les vaisseaux venant du Levant.On fut moins malheureux dans le XVIIe siècle, lorsque la sagesse d’Henri IV, et les efforts du Cardinal de Richelieu eurent portél’autorité royale à ce haut degré de puissance, d’où elle put étendre sa vigilance sur toutes les parties du royaume. Il semble qu’aprèsle long règne de Louis XIV, sous lequel on commença d’établir dans nos ports une police auparavant inconnue, on aurait dû êtreencore plus ...

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Extrait

LA PESTE DE MARSEILLE EN 1720
1 Par l'Abbé PAPON
L´ANNÉE 1720 fut mémorable par les ravages affreux que la peste fit dans la Provence, et notamment à Marseille. L´auteur qui nous en a laissé une relation, prétend que ce fléau a désolé vingt fois cette ville, depuis Jules César jusqu´au commencement de notre siècle. Quoique nous n’ayons pas eu soin de faire observer dans cet ouvrage tous les maux que cette terrible maladie a faits en Provence, nous avons pourtant remarqué, que dans l’espace de dix-sept siècles, qui se sont écoulés depuis Jules César, on en a ressenti plus de trente fois les funestes atteintes ; et nous trouverions ces malheurs bien plus souvent répétés, si l’histoire avait eu soin d’en conserver le souvenir. Le XVe siècle a vu neuf fois la ville de Marseille plongée dans les horreurs de la peste ; parce que le peu d’harmonie qui régnait dans l’Hôtel de Ville, les divisions intestines qui déchiraient la Provence, le peu de cas qu’on faisait de l’autorité royale, furent cause qu’on négligea de soumettre aux épreuves ordinaires les vaisseaux venant du Levant.
On fut moins malheureux dans le XVIIe siècle, lorsque la sagesse d’Henri IV, et les efforts du Cardinal de Richelieu eurent porté l’autorité royale à ce haut degré de puissance, d’où elle put étendre sa vigilance sur toutes les parties du royaume. Il semble qu’après le long règne de Louis XIV, sous lequel on commença d’établir dans nos ports une police auparavant inconnue, on aurait dû être encore plus à l’abri de la contagion. Cependant elle se développa avec une vitesse inconcevable, au moment où les citoyens croyaient avoir le plus de raisons de compter sur la vigilance publique. Elle fut apportée à Marseille le 25 mai 1720, par un navire qui, étant parti de Seyde le 31 janvier de la même année, sous la conduite du capitaine Chautaud, alla se réparer dans le port de Tripoli de Syrie, où il prit encore quelques marchandises et quelques Turcs pour les passer en Chypre. Le capitaine avait sa patente nette ; c’est-à-dire qu’on y déclarait qu’à Seyde non plus qu’à Tripoli, il n’y avait aucun soupçon de mal contagieux : la peste, en effet, ne s’était point encore manifestée dans la première de ces deux villes, quand le navire en partit ; mais elle se montra peu de jours après, et l’on sait qu’elle couve toujours quelque temps avant de se déclarer. Le commerce qu’il y a entre Seyde et Tripoli est cause que l’une de ces deux villes ne peut être infestée de la contagion sans que l’autre le soit bientôt après ; d’autant mieux que les Turcs ne prennent aucune précaution pour s’en garantir. L’un d’eux que le capitaine avait sur son bord, tomba malade dans la route et mourut peu de jours après ; on ordonna à deux matelots de le jeter dans la mer. Ils eurent à peine touché le cadavre, que le maître du navire, que l’on appelle communément le nocher, leur ordonna de se retirer, et laissa aux Turcs le soin de rendre les derniers devoirs à leur compagnon ; les cordes qui avaient servi à traîner le cadavre, furent également jetées dans la mer. Les deux matelots qui l’avaient touché ne tardèrent pas d’être frappés de mort. Deux autres les suivirent de près, et le chirurgien qui les avait soignés eut le même sort. Le capitaine Chautaud, saisi de frayeur à la vue de ces accidents inopinés, en soupçonna la cause, et, s’étant séparé du reste de l’équipage, il se retira à la poupe, d’où il donnait les ordres nécessaires pour le gouvernement et la conduite du navire. Il voguait ainsi vers les côtes de Provence, lorsque trois autres matelots tombèrent malades ; ce nouvel accident l’obligea de relâcher à Livourne, où ils moururent de la même manière que les six dont nous venons de parler.
Quelque effrayante que leur mort dût paraître, étant sans doute accompagné de symptômes extraordinaires, le médecin et les chirurgiens qui les avaient traités déclarèrent qu’ils étaient morts d’une fièvre maligne pestilentielle : le capitaine Chautaud remit à la voile, et, en arrivant à Marseille le 25 mai, il donna ce certificat aux intendants de la Santé, auxquels il avoua qu’il était mort quelques hommes de son équipage, sans leur dire qu’il les soupçonnait d’avoir été attaqués par la peste, en quoi il se rendit coupable de tous les maux dont la ville fut affligée. La maladie se manifesta dans la rue de l’Escale le 20 juin, sur une femme qui eut un charbon à la lèvre ; le 28, un tailleur de la place du Palais, mourut en peu de jours avec toute sa famille ; le 1er juillet, une autre femme de la rue de l’Escale fut atteinte d’un charbon sur le nez ; sa voisine eut des bubons, et dans fort peu de temps cette rue fut infestée de contagion. C’est alors que les habitants sortirent de cette fausse sécurité dans laquelle on avait cherché à les entretenir. Le 9 juillet, la frayeur fut portée à son comble. Les sieurs Peyssonel père et fils, médecins, dénoncèrent ce jour-là aux échevins, un enfant de douze à quatorze ans, comme atteint de la peste, dans une maison de la place Linche. La distance qu’il y avait de cet endroit à celui où se trouvaient les autres malades, prouve que le fléau avait frappé en même temps plusieurs quartiers. Les échevins effrayés mirent des gardes devant la maison de cet enfant, qui mourut le lendemain ; ils en firent fermer la porte, après avoir fait transporter aux infirmeries sa sœur malade, avec le reste de la famille. Le 21, la mort enleva un des passagers venus du Levant sur le bâtiment de Chautaud et sorti depuis peu de jours des infirmeries : les magistrats, ne doutant point qu’il ne fût mort de la peste, dont il avait tous les symptômes, envoyèrent au Lazaret tous les particuliers sans distinction qui habitaient cette maison, et la porte en fut murée. Plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’on entendît parler d’aucun malade : le public, ingénieux à se flatter et facile à se prévenir, se rassurait déjà sur le mal contagieux, et s’applaudissait des sages précautions qu’on avait prises pour l’étouffer dans sa naissance. Il attribuait même la mort des infortunés, dont nous venons de parler, à toute autre cause qu’à la contagion. Mais le fléau, qui se jouait des précautions des uns et de l’incrédulité des autres, pullulait secrètement dans cette rue de l’Escale, où il s’était d’abord manifesté avec plus d'éclat.
Bientôt même, il se glissa dans d’autres rues : il enleva le fripier avec toute sa famille, dans la place des Dominicains, et frappa dans la rue de l’Oratoire une couturière, qui ne revint en santé que pour voir tomber autour d’elle tous ses parents. En vain le sieur Sicard, médecin agrégé, avertit les échevins le 18 juillet, que le danger devenait tous les jours plus pressant ; ces magistrats, plongés dans une fausse sécurité, répondirent froidement qu’ils enverraient visiter les malades par un chirurgien, et le chirurgien rapporta qu’il n’avait trouvé que des fièvres vermineuses. La communication fut donc rétablie avec les malades ; ils reçurent les sacrements et l’honneur de la sépulture, comme si leur maladie et leur mort n’étaient que les effets ordinaires du dérangement de la saison, ou d’une mauvaise nourriture. En réfléchissant sur l’incertitude dans laquelle les esprits flottaient, malgré tant d’accidents funestes, on est tenté de croire que cet aveuglement venait de ce que les médecins et les chirurgiens, n’ayant jamais eu occasion de traiter la peste, n’en distinguaient point les symptômes. Quels maux ne produisit pas cette ignorance, dans un temps où il aurait fallu opposer toutes les ressources de l’art à une maladie infiniment active ? Ce qu’on a de peine à comprendre, c’est que le commandant de la province,
l’intendant et le Parlement aient abandonné à la négligence et à l’impéritie des échevins de Marseille le soin d’arrêter les progrès du mal. Le salut de cette grande ville et celui de tout le royaume étaient des motifs assez puissants pour exciter leur vigilance ; si, à la première nouvelle qu’ils eurent que la contagion était à Marseille, ils avaient envoyé des médecins sur les lieux, si, par des ordres sévères, ils avaient défendu toute communication avec les rues et les maisons suspectes, ils auraient conservé à l’État une infinité de citoyens utiles. Cette négligence fut cause que le fléau prit de nouvelles forces : il emporta dans la seule rue de l’Escale quatorze personnes le 23 juillet, et en frappa plusieurs autres qui périrent le surlendemain. Cette mortalité répandit la consternation dans la ville ; les magistrats commirent encore leur chirurgien de confiance pour visiter les malades : ils lui donnèrent pour adjoint le médecin Peyssonel, père ; celui-ci ne leur dissimula pas que c’était la peste qui faisait tous ces ravages. L’autre, aveuglé par son ignorance, ou obstiné par sa mauvaise foi, persista à dire que la maladie n’était pas contagieuse, et, par sa coupable opiniâtrété,
il rendit plus criminelle l’insouciance des magistrats, qui, ayant à Marseille un collège de médecins, négligèrent de le consulter. Heureusement l’avis du chirurgien ne produisit pas tout l’effet qu’on en devait craindre. On eut la sage précaution de mettre des gardes aux avenues de la rue infectée, d’en enlever les malades, et de les transporter aux infirmeries, avec les personnes qui avaient habité les mêmes appartements. Cette opération se fit secrètement pendant la nuit pour ne pas alarmer le peuple déjà effrayé par tant de morts inopinées : l’heureuse indiscrétion du sieur Peyssonel fils prévint les maux que la timide circonspection des échevins pouvait causer dans toute la Provence.
Ce jeune médecin eut commission de visiter les malades avec un chirurgien de la ville, lorsque son père, accablés d’infirmités, fut obligé de renoncer à cette périlleuse fonction. Sa sensibilité ne lui permit pas d’user d’une circonspection dont son âge d’ailleurs le rendait incapable ; à peine il s’aperçut que la peste fermentait dans le sein de sa patrie, qu’il le dit tout haut et l’écrivit même dans les villes voisines, qui prirent aussitôt l’alarme, et s’interdirent tout commerce avec les Marseillais. Le Parlement, sortant enfin de sa trop longue sécurité, avait donné le 2 juillet un arrêt fulminant, qui défendait toute communication entre les habitants de la Provence et ceux de Marseille, sous peine de la vie. Mais il y avait déjà près d’un mois que la peste avait infecté d’un poison lent et secret plusieurs particuliers, qui étaient sortis de la ville, et beaucoup de hardes qu’on avait portées à la campagne ou dans les villages voisins. Il est même étonnant que le commerce de Marseille, ayant conservé toute sa liberté durant ce temps-là, n’ait pas répandu la contagion dans le reste du royaume, tant il était dangereux de n’avoir pas établi des barrières, sur les premiers soupçons qu’on eut du fléau, afin de l’étouffer dans sa naissance. Après cet arrêt, la disette commença de se faire sentir dans la ville, et le peuple fut prêt à se soulever. M. le Bret, intendant de Provence, et le marquis de Vauvenargues, premier procureur du pays, eurent avec le sieur Estelle, premier échevin de Marseille, et le secrétaire de la ville, une conférence dans laquelle ils traitèrent, en se tenant à une certaine distance les uns des autres, des moyens d’approvisionner cette grande ville ; ils voulaient empêcher que les horreurs de la faim, jointes à celles de la peste, ne la réduisissent en un vaste désert, après avoir fait éprouver aux malheureux habitants tous les effets de la rage et du désespoir. Il fut résolu qu’on établirait, à deux lieues de Marseille, un marché, sur le chemin d’Aix, et un autre du côté d’Aubagne ; les Marseillais, séparés des vendeurs par une double barrière, pouvaient acheter les denrées dont ils avaient besoin, sous l’inspection des officiers et des gardes préposés, pour maintenir la tranquillité, et empêcher la communication. On en établit un autre avec les mêmes précautions à l’Estaque pour les marchandises qui viendraient par mer. Cet établissement diminua bien la disette, mais ne rappela pas l’abondance. L’éloignement des marchés fit hausser le prix des denrées : la main-d’œuvre renchérit à proportion ; le vin même, si abondant pour l’ordinaire, subit le même sort, parce que la crainte avait dispersé quelques-uns des propriétaires, et forcé la plupart des autres à ne plus attirer dans leur maison les gens pauvres, plus exposés que les personnes riches, par leur vie errante, aux atteintes du mal contagieux. Ce n’était assez de pourvoir à la subsistance du peuple, il fallait encore fournir à celle des troupes retirées dans les citadelles : les officiers menacèrent de lâcher les soldats dans la ville, pour prendre les choses dont ils avaient besoin, si l’on refusait de les leur procurer. Le venin pestilentiel, aigri par cette cause et par plusieurs autres, se développa avec une vivacité qui effraya tout le monde. Les habitants les plus timides avaient déjà profité de la liberté des passages, pour se sauver en d’autres villes et en d’autres provinces. Ceux qu’une aveugle prévention avait rendus jusqu’alors incrédules, trouvant toutes les issues fermées et les chemins exactement gardés, furent contraints de se retirer à la campagne, ou de s’enfermer dans leurs maisons. Chacun s’empressait à faire des amas de provisions, à charrier des meubles et des hardes ; il n’y avait pas assez de voitures pour seconder l’empressement de ce nombre prodigieux de personnes que la crainte chassait de la ville. Les gens du peuple, qui n’avaient point de maison de campagne, allèrent camper sous des tentes, les uns dans la plaine de Saint-Michel, les autres sur les bords du Veaune, et le long des ruisseaux qui arrosent le terroir. Un grand nombre se fixa près des remparts ; il y en eut même qui grimpèrent sur les collines et les rochers les plus escarpés, où ils allèrent chercher un asile dans le fond des cavernes. Les gens de mer s’embarquèrent avec leurs familles sur des vaisseaux, sur des barques, et dans de petits bateaux, se tenant au large dans le port ou dans la rade, et présentant ainsi, au milieu des eaux, une ville flottante, où la crainte rassemblait les habitants fugitifs d’une ville désolée. Les religieuses sortirent du couvent pour suivre leurs parents dans la fuite ; car il n’avait point de lien capable de retenir les particuliers qui pouvaient se permettre hors de la ville un abri contre la peste. Les officiers de justice, les directeurs des hôpitaux, les intendants de la santé, ceux du bureau de l’abondance, les conseillers de ville, et les autres officiers municipaux disparurent ; il ne resta parmi les personnes en place que les curés, les autres prêtres de la paroisse, et les échevins ; ces citoyens respectables, animés par
l’exemple de M. l’Évêque, déployaient avec lui un courage héroïque et une charité vraiment chrétienne. Il est difficile de porter ces deux vertus plus loin que ne les porta M. de Belzunce. La maladie se fut à peine déclarée dans la rue de l’Escale, qu’il assembla les curés et les supérieurs des communautés. Animé de ce zèle religieux que les circonstances rendaient si nécessaire et si difficile, il n’eut pas de peine à le faire passer dans le cœur de ceux pieux ministres ; il leur prescrivit la manière dont ils devaient se conduire dans ce temps de calamité ;ensuite, nouveau Josué, on le vit partout où le salut de son peuple demandait sa présence. Les échevins levèrent quatre compagnies de milice, dont ils formèrent plusieurs détachements, qu’ils mirent dans les différents quartiers où le besoin était le plus urgent ; ils défendirent de rien laisser dans la ville de ce qui pouvait y causer de l’infection ; de transporter les meubles ou les hardes des morts et des malades d’une maison à l’autre et de cacher le blé et les autres provisions : chaque quartier eut un commissaire chargé de maintenir le bon ordre dans son district, de s’informer du nombre de malades qu’il y avait dans chaque maison, afin de rendre compte aux échevins, et de pourvoir à la subsistance des pauvres, que la cessation du travail avait réduits à la dernière misère. Ces dispositions n’empêchèrent pas les progrès du mal. En peu de jours, toutes les rues furent infectées. Les nuits n’étaient pas assez longues pour avoir le temps de transporter les morts : il fallut mettre sous les yeux du public les pertes qu’il faisait,
et qu’on avait eu grand soin de lui cacher. Les cadavres ne pouvant plus être emportés les uns après les autres, on fut obligé de les entasser dans des tombereaux. Des gens de la lie du peuple allaient, sous le nom ignoble de « corbeaux », les prendre dans les maisons : ordinairement ils les traînaient par les pieds le long de l’escalier, quelques fois il les jetaient par les fenêtres d’un premier étage. Le bruit des tombereaux, mêlé au frémissement qu’occasionnait le ballottement des cadavres, portait l’épouvante dans le cœur des malades et des personnes en santé. Les boutiques étaient fermées, le commerce interdit, les églises, le collège, la Bourse, en un mot tous les lieux publics fermés, les offices divins suspendus, et le cours de la justice arrêté. Il n’y eut plus parmi les citoyens aucun lien qui les unît ; les parents évitaient de se voir, les amis se fuyaient, le voisin craignait de recevoir de son voisin le trait contagieux et lui inspirait les mêmes craintes ; ainsi l'on s'enferma, parce que tout devint suspect et dangereux : les aliments les plus nécessaires à la vie ne furent pris qu’avec des précautions gênantes, et le métal le moins susceptible d’impression ne fut reçu qu’avec la circonspection la plus scrupuleuse : en un mot, chaque particulier sembla former une société à part, et aurait voulu, s’il eût été possible, se réserver pour lui seul l’air qu’il respirait. Cette sollicitude inquiète, qu’on avait pour se garantir d’un mal qui ne respecte ni âge, ni sexe, ni condition, devenait plus amère par la crainte qu’on avait de perdre des amis et des parents. Tous les jours, on apprenait leur maladie, sans oser leur donner aucun secours ; car, s’il se trouvait quelques âmes généreuses, qui, en pareille circonstance, avaient le courage d’affronter la contagion, il y en avait beaucoup en qui la vue d’une mort inévitable réprimait les mouvements de la nature, ou ceux de l’amitié. Il arrivait même qu’un père et une mère tendres, étant frappés de la maladie, se refusaient la douce consolation de voir leurs enfants ; un frère en santé n’avait pas la liberté de voir une sœur mourante ; on aurait dit que la mort, veillant à la porte des malades, rompait tous les liens qui les attachaient à la société : l’opulence qui, dans tout autre occasion, fournit tant de ressources, ne suffisait pas en celle-ci pour procurer les secours les plus communs et les plus ordinaires ; le riche, au milieu de son or, était devenu l’égal du pauvre ; comme lui il manquait de tout, et ils languissaient l’un et l’autre dans l’abandon et la misère. Ce fut le vingt-cinq du mois d’août que ce tableau, qui semble peint d’imagination, se réalisa dans la ville de Marseille. La peste se répandit alors avec tant de fureur qu’en peu de jours, elle enlevait toute une famille ; elle frappait des rues entières, où d’un bout à l’autre il ne restait pas une maison saine. Ces comparaisons usées d’un torrent rapide qui rompt ses digues, et emporte au loin tout ce qu’il trouve sur son passage, d’une étincelle qui après avoir couvé quelque temps éclate tout à coup par les flammes les plus vives et cause un embrasement général, n’expriment que faiblement la promptitude avec laquelle le feu de la contagion se répandit. Les domestiques, les valets, les servantes, tous les pourvoyeurs sont morts ou malades, et l’on ne trouve plus à les remplacer ; les pauvres, ceux qui vivent du travail de leurs mains, ont le même sort : avec eux on perd tous les secours, tous les services que la maladie ou l’abandon rendent nécessaires.
S’il reste encore quelque serviteur fidèle, on se défie de son état, on craint de s’en servir. Que vont devenir, dans ces circonstances fâcheuses, les familles où le mal n’a pas encore pénétré, mais que la famine obsède ? Le plus courageux de la maison sort pour aller chercher de quoi sustenter les autres ; et il trouve à la porte du petit nombre de bouchers et de boulangers que la mort a épargnés, une foule de gens que les mêmes devoirs rassemblent et qui se communiquent les uns aux autres des impressions pestilentielles : ainsi il rentre dans le sein de sa famille avec des provisions insuffisantes et le germe de la contagion. Si l’on recevait quelques secours utiles, c’était de la main de Monsieur l’Évêque et de ses pieux coopérateurs. On nous vante le courage de ces héros qui, à la tête des armées, vont affronter les périls ; mais les dangers qu’ils courent sont-ils comparables à ceux que présente une ville infectée de la peste ? Ici, ni le bruit des instruments, ni le spectacle guerrier de cinquante mille hommes, ni cette ardeur martiale qu’on se communique les uns aux autres, quand l’imagination est exaltée par des idées de gloire, ne peuvent rien sur le cœur pour l’affermir contre le danger. La mort, dépouillée de cet éclat qui la fait affronter aux guerriers ; frappant à coup sûr et sans relâche les citoyens de tout rang, de tout âge, de tout sexe ; ne respectant aucun asile ; pénétrant dans les réduits les plus obscurs, menace continuellement ceux qui ont échappé à ses traits. S’il est des hommes qu’on doive louer, ce sont les citoyens qui, dans ces temps malheureux, ont le courage d’exposer généreusement leur vie pour le salut des autres ; et la fonction la plus honorable d’un historien 2 est de faire passer leur nom à la postérité. Les curés et les vicaires des différentes paroissesse dévouèrent aux fonctions pénibles de leur ministère avec un zèle digne des plus beaux siècles de l’Église. Il n’y avait point de maison, point de réduit, quelque pestiféré qu’il fût, où ils ne portassent les sacrements, des paroles de consolation et des secours temporels : ils moururent presque tous dans cet exercice de la charité. Quelque affreux que fût le spectacle qu’offrait l’intérieur des maisons, celui des rues et des places publiques inspirait encore plus d’horreur ; elles étaient couvertes de morts et de mourants. Ce n’était pas seulement des gens du peuple qu’on voyait parmi ces misérables victimes de la contagion ; la plupart appartenaient à des familles honnêtes : c’étaient des célibataires sans domestiques, des enfants, des hommes faits, des vieillards qui, ayant survécu à leurs parents et aux personnes qui les servaient, se traînaient hors de leur maison pour aller à l’hôpital et, n’avaient pas la force d’y arriver. D’autres se couchaient sur le seuil de leur porte, pour recevoir quelques secours des passants, parmi lesquels ils se flattaient de trouver un parent ou un ami sensible. Quelquefois, c’étaient un malheureux, qu’une famille barbare avait chassé pour se garantir de la contagion ; tous ces malades, devenus le rebut de la société, étaient la plupart couverts d’un drap, ou enveloppés dans une couverture, ayant auprès d’eux une écuelle dans laquelle les personnes qui se dévouaient généreusement au service des pestiférés mettaient du bouillon ; ils avaient aussi une cruche, que les mêmes personnes emplissaient d’eau pour calmer les ardeurs insupportables de la fièvre, un des symptômes de la peste étant d’être consumé par un feu intérieur. Aussi voyait-on quelquefois de ces pestiférés se traîner pour aller tremper leur langue dans le ruisseau. Dans cet état de désolation, ceux-là s’estimaient heureux, qui pouvaient se coucher sur les degrés d’une porte, sur un banc de pierre, dans l’enfoncement d’une boutique ou sous un hangar ; encore les chassait-on de ces asiles, les propriétaires des maisons ne voulant pas les avoir si près d’eux. Pour les en éloigner, ils jetaient de temps en temps de l’eau sur le seuil de la porte ou y répandaient de la lie de vin. C’était donc dans les places publiques que la plupart des pestiférés se réfugiaient ; c’était là que le spectacle de deux ou trois cents malades saisissait tout à la fois et le cœur et les sens. On voyait sur leur visage la mort peinte de cent manières différentes : des yeux éteints ou étincelants, des regards languissants ou égarés, des figures pâles ou cadavéreuses, quelquefois rouges et enflammées, le plus souvent livides et bleuâtres, mais toutes portant la vive expression du trouble et de la douleur. Comme cette cruelle maladie a les symptômes de toutes les autres, elle tourmentait tantôt par des maux de tête, tantôt par des vomissements, des coliques violentes, des charbons brûlants, et par mille autres accidents douloureux. Ces maux devenaient plus vifs par le froid qui saisissait les malades pendant la nuit ; car on s’aperçut que la transpiration leur donnait plus de repos et de soulagement que tous les remèdes ; mais il était bien difficile de l’entretenir dans des personnes légèrement couvertes et à demi nues, exposées aux impressions d’un air vif et pénétrant. Le Cours n’offrait pas un tableau moins touchant pour une âme sensible. Le Cours est une allée d’arbres qui peut avoir 150 toises de long ; elle sert de promenade, dans les belles soirées d’été, et pendant le jour dans les autres saisons, lorsque le vent du nord ne souffle pas. Cette promenade, la seule qui servît au délassement des Marseillais, était jonchée de malades, qui croyant trouver un abri à l’ombre des arbres, y étaient exposés aux ardeurs d’un soleil brûlant. Les échevinsavaient fait tendreuel uesvoiles de vaisseauxmais elles n’amortissaientue faiblement
la chaleur du jour, et ne garantissaient pas de la fraîcheur du serein pendant la nuit. Aussi, la peste y fit-elle des ravages affreux. Dans la foule des malades il y avait beaucoup d’enfants, les uns âgés de 10 ans, les autres encore au berceau ; parmi ces derniers on en vit plusieurs attachés à la mamelle de leur mère qui venait d’expirer. Les malades étaient couchés à côté des morts ; ceux-ci, devenus en moins de six heures hideux et difformes, présentaient un aspect effrayant aux malheureux qui luttaient encore contre le trépas et qui, ayant à supporter tout à la fois et la vue de ces objets d’horreur, et l’infection qu’ils exhalaient, regardaient la vie comme un fardeau. C’était dans le rue Dauphine surtout que ce spectacle étaient effrayant. Cette rue a 180 toises de long sur 5 de large ; les malades et les morts y étaient si pressés, qu’on ne pouvait sortir de sa maison sans leur marcher dessus. Cette affluence venait de ce que la rue aboutit à l’hôpital des convalescents ; les pestiférés qui étaient restés seuls dans leur maison, les pauvres qui n’avaient aucun secours, faisaient leurs derniers efforts pour se traîner jusqu’à cet asile ; mais souvent les forces leur manquaient avant d’y arriver, ou bien, n’y trouvant pas de place, ils tombaient en défaillance en voulant revenir sur leurs pas. Au commencement de septembre, il mourait jusqu’à mille personnes par jour. Il n’y avait plus ni assez de corbeaux pour les enterrer, ni assez de fossoyeurs pour creuser des fosses ; on les laissait donc étendus sur le carreau. Parmi ces cadavres, les plus affreux à voir étaient ceux des pestiférés, qui, dans un accès de frénésie, s’étant jetés par la fenêtre, avaient la tête fracassée, le ventre ouvert, le corps meurtri. Dans presque tous les quartiers, ils étaient entassés les uns sur les autres, servant de pâture aux vers et surtout aux chiens, qui n’ayant plus de maîtres, manquaient de toute autre nourriture. On s’imagina qu’ils pouvaient prendre la peste et la communiquer. C’en fut assez pour leur déclarer une guerre impitoyable. Les rues furent bientôt couvertes de chiens morts ; on en jeta dans le port une quantité prodigieuse, que la mer vomit sur les bords, et qui, étant mis en fermentation par l’ardeur du soleil, exhalèrent une infection insupportable. Elle était presque aussi forte partout ailleurs, non seulement à cause des cadavres, mais aussi à cause des immondices dont les rues étaient remplies : on y avait laissé pourrir des hardes infectées, des lits sales, des meubles à demi brûlés… Au milieu de ces horreurs, le prélat respectable qui gouvernait l’Église de Marseille continuait son rôle admirable. La crainte n’en fit pas un lâche déserteur : on ne le vit pas s’enfermer dans son palais, et là, devenu inaccessible, faire porter dans les paroisses, par des ministres subalternes, ses aumônes et ses volontés. Sa qualité de premier pasteur ne fut à ses yeux qu’un titre de plus pour se dévouer au salut de son peuple. Aussi n’y eut-il point de danger qu’il ne bravât ; point de bonnes œuvres qu’il ne fit ; on le voyait dans les rues et dans les places publiques marchant, comme autrefois le grand prêtre Aaron, entre les vivants et les morts, laissant partout des marques sensibles d’une charité compatissante. Son palais était environné de cadavres ; il n’en pouvait presque plus sortir sans leur marcher dessus. " J’ai eu bien de la peine, écrivait-il à Monsieur l’archevêque d’Arles, de faire tirer cent cinquante cadavres à demi pourris et rongés par les chiens qui étaient à l’entour de ma maison, et qui mettaient déjà l’infection chez moi. " Les pieux ecclésiastiques qui l’accompagnaient, furent frappés de mort, ainsi que ses domestiques, et il fut obligé d’aller loger dans une maison, près de Saint-Ferréol. Pour comble de malheurs, le secours des médecins manqua presque entièrement dans les premiers jours de septembre. M. Bertrand, qui réunissait des qualités d’un habile médecin à celles d’un bon citoyen, fut deux fois attaqué de la peste, et deux fois il guérit. A peine ses forces commençait à se rétablir, qu’il courut encore donner ses soins aux malades. Le chagrin où le plongea la perte de sa famille rendit une troisième attaque si dangereuse, que pendant longtemps, il fut hors d’état de servir. La mort de M. Montagnier priva la ville d’un médecin aussi recommandable par ses talents que par les qualités du cœur. M. Peyssonel le suivit de près au tombeau, et emporta les regrets de ses concitoyens. M. Raymond étant tombé malade, fut obligé d’aller rétablir ses forces à la campagne, n’ayant personne autour de lui pour le servir. Cette affreuse solitude, où tant de citoyens se trouvaient réduits, obligea M. Audon à se réfugier chez les Capucins, d’où il se rendait dans les divers quartiers de la ville. Il ne restait plus de médecins que lui et M. Robert, pour servir les pestiférés. M. Robert n’éprouva pas la moindre atteinte durant la contagion, mais il perdit sa famille : les malades du Lazaret furent traités par M. Michel jusqu’à la fin de novembre. La mortalité fut très grande parmi les chirurgiens ; il en mourut plus de vingt-cinq : il en restait quatre au commencement de septembre ; mais deux étant tombés malades, les deux autres, effrayés de la mort de tous leurs confrères, se retirèrent à la campagne. Presque tous les garçons apothicaires : les maîtres, enfermés dans leurs boutiques pour la composition des remèdes, moururent au nombre de cinq : quelques-uns d’entre eux, profitant des circonstances, vendirent leurs drogues à un prix extraordinaire, et trouvèrent une source de richesses dans les malheurs publics. Dans cette affreuse désolation, les échevins sentirent que l’administration de cette grande ville était au-dessus de leurs forces. Ils prièrent les officiers des galères de les assister de leurs soins, de leurs conseils. Le bon ordre, que ces MM. avaient établi dans l’arsenal, inspirait une confiance, qui fut bientôt justifiée, quand MM. les chevaliers de Langeron, de La Roche et de Lévi, eurent pris, le 21 août, avec les échevins, le soin de veiller au traitement des malades et à la police de la ville ; peut-être eût-il été plus sage, dans les commencements de la contagion, d’établir un conseil composé de ces MM., de quelques médecins des plus habiles, des citoyens les plus notables, et de laisser aux militaires l’exécution de la police. On aurait prévenu beaucoup de désordres ; et la peste aurait eu sans doute moins de moyens de se répandre. On commença d’abord par visiter les fosses dont les exhalaisons entretenaient une infection dangereuse, et l’on y jeta encore de la chaux, afin d’absorber la putridité des cadavres ; ensuite on les fit couvrir de terre.
Après cette opération, une des plus importantes, on nomma des commissaires pour les quartiers qui n’en avaient pas ; à défaut d’habitants, on choisit des religieux ; toutes les églises, où la célébration de l’office divin entretenait une communication contagieuse entre les habitants, furent fermées, les rues nettoyées, les cadavres enlevés ; on obligeait les parents à porter les morts dans les rues, afin que les corbeaux ne fussent pas obligés d’entrer dans les maisons, où ils enlevaient tout ce qu’ils trouvaient de précieux. On fit plusieurs autres règlements utiles ; mais il fallait les faire observer ; il fallait surtout contenir la populace et intimider les malfaiteurs, que l’impunité presque inséparable de cette étrange confusion encourageait au crime : on remplit ces deux objets en faisant dresser des potences sur les places publiques. Nous avons dit ailleurs que dans les commencements, on prit tous les vagabonds pour ensevelir les morts. Ces malheureux ne résistèrent que peu de temps : quoiqu’on donnât jusqu’à quinze francs par jour, on ne trouva personne qui voulût se charger de cette fonction dangereuse, et l’on fut obligé d’employer des forçats auxquels on promit la liberté ; et il en mourut environ quatre-vingts dans l’espace de huit jours : ces hommes, n’étant point accoutumés à ce genre de travail, enlevaient les cadavres sans aucune précaution : ils brisaient les harnais et les roues, ne sachant ni mener les chevaux, ni conduire les tombereaux : pour comble de malheur, on ne trouvait ni sellier, ni charron qui voulût raccommoder ces lugubres voitures, peut-être se cachaient-ils pour ne pas être obligés d’y toucher. Il arriva de là que les cadavres restèrent entassés dans les rues et augmentèrent la violence du fléau. On tâcha de remédier à cet inconvénient, en chargeant des gardes à cheval de veiller sur les tombereaux et sur les forçats pour presser l’ouvrage. Comme les tombereaux ne pouvaient aller dans toutes les rues, parce qu’il y en avait de fort étroites, et que d’autres ont une pente fort rude, surtout dans la ville vieille, bâtie sur le penchant d’une colline, les forçats allaient prendre les morts sur des brancards et les transportaient dans les endroits où les voitures les attendaient. On augmenta le nombre des tombereaux jusqu’à vingt ; et tous les habitants sans distinction furent invités à contribuer à l’enlèvement des cadavres, par tous les mo ensu’ils u eraientconvenables. Le besoin étaient urent ; car en unour il mouraitlus de mondeu’on neouvait en enlever
dans quatre ; on avait à peine vidé une rue, une place publique, que, le lendemain, elles étaient encore couvertes de cadavres. On n’eut pas de peine à sentir que la peste, entretenue par cette horrible infection, en deviendrait plus dangereuse. Cependant chacun ouvrait un avis pour s’en délivrer, les uns proposaient de brûler les cadavres dans les places publiques, les autres d’ouvrir des fosses dans toutes les rues, afin d’éviter la longueur du transport ; mais les conduits rendaient ce moyen impraticable. Quelqu’un fut d’avis de jeter de la chaux sur les morts et de les consumer dans les rues mêmes, mais comment se procurer la quantité énorme de chaux qu’il aurait fallu employer ? La consommation des corps par ce procédé étant d’ailleurs fort lente, ne serait-il pas arrivé que les nouveaux cadavres, étant entassés sur les premiers, auraient formé des montagnes de corps morts dans les rues, et que l’infection en aurait été plus grande ? Un autre expédient qu’on imagina, et qui mérite d’être rappelé par sa singularité, fut de prendre le plus gros vaisseau du port, de le démâter, de le vider entièrement pour le remplir de morts, de le fermer ensuite et de l’aller couler à fond loin de la ville ; mais sans parler de la puanteur horrible qu’il aurait exhalée, avant qu’on eût le temps de le remplir, n’était-il pas à craindre que tous ces corps gonflés par l’eau, ne l’eussent ou soulevé ou fait crever ; et qu’ils ne fussent venus flotter sur le rivage ou dans le port ? Ce moyen fut donc rejeté, et l’on s’arrêta au suivant, qui présentait moins d’inconvénients. On fit ouvrir les églises dans les quartiers les plus éloignés des fosses, et l’on remplit les caveaux des cadavres exposés dans les rues. Les médecins ayant été consultés, firent observer que malgré les précautions qu’on prendrait pour fermer les caveaux, et malgré la chaux qu’on y jetterait, il en sortirait encore des exhalaisons pestilentielles ; que quand même on n’aurait pas cet inconvénient à craindre, il faudrait au moins condamner les caveaux pour longtemps, ce qu’on ne pouvait pas faire, attendu qu’on en avait besoin pour ceux qui mouraient de maladies ordinaires. Ces réflexions frappèrent M. l’Évêque qui refusa son consentement, mais les avantages qu’on retirait de cet expédient, devenu nécessaire dans les circonstances, l’emportèrent, et l’on ouvrit par forces les églises, on y fit des amas de chaux, on y porta les morts en foule, et on en remplit tous les caveaux ; enfin les rues furent délivrées de ces objets d’horreur.
Malheureusement, un vent de bise qui souffla le 21 août ralluma le feu de la contagion ; il fit périr tous malades, et remplit encore la ville de morts. On vit alors le moment où tout semblait devoir succomber à l’infection ; les échevins perdaient d’un jour à l’autre le peu de monde qu’ils avaient auprès d’eux ; ils étaient déjà sans gardes, sans valets, sans soldats, la maladie enlevait tout ; ils furent obligés d’ordonner et d’exécuter eux-mêmes ; les forçats manquaient, et MM. les officiers des galères, en accordant les derniers le 28 août, avaient protesté qu’ils n’en donneraient pas d’autres. Cependant, touchés des vives représentations qu’on leur fit, ils en accordèrent cent : M. Moustier, échevin, homme qui honora sa place par son zèle et son humanité, se mit à leur tête, et devint pour ainsi dire l’âme de ce corps si difficile à mouvoir. On le voyait dans tous les quartiers et surtout dans ceux où la contagion était le plus envenimée, il faisait enlever jusqu’à mille cadavres par jour ; avec cette activité, il n’y a pas de doute, qu’il n’eût bientôt délivré la ville de tant d’objets d’horreur, mais le nombre de corbeaux diminuait sensiblement ; les uns succombaient sous la violence du mal, les autres par excès de travail, les mouraient de lassitude ; ainsi tout manqua à la fois, il n’y eut que le zèle et le courage des magistrats, qui se sentirent toujours dans le même degré d’activité. En moins de six jours les cent forçats accordés le 1er septembre se trouvèrent réduits à dix ou douze, et le 6 du même mois, il y eut encore plus de deux mille morts exposés dans les rues ; il en mourait plus de huit cents par jour. Ainsi l’on vit se renouveler l’affreux spectacle de cadavres entassés les uns sur les autres dans les places publiques. La solitude qui régnait dans la ville n’était pas moins effrayante. L’art des médecins et la vigilance des administrateurs avaient bien arrêté l’activité du mal ; mais, avant qu’ils eussent pu rendre leurs soins efficaces, le fléau avait presque dépeuplé la cité ; et si, sur la fin de septembre, il s’adoucit, c’est qu’il ne trouvait, pour ainsi dire, plus d’aliment. Les familles étaient fort diminuées, la plupart des maisons désertes, et le peuple, effrayé de tant de malheurs, n’osait presque plus se montrer en public. Cependant, à la fin de septembre, on commença de voir quelques personnes dans les rues. C’étaient des malades qui, ayant échappé à la fureur de la contagion, sortaient de leurs maisons pour aller chercher leur subsistance.
Rien n’était plus affligeant que leur aspect : on les voyait appuyés sur un bâton, le visage pâle et défait, marchant d’un pas lent et s’arrêtant de temps en temps, pour reprendre des forces. L’un gémissait d’être resté seul d’une famille nombreuse ; l’autre d’avoir perdu son père et sa mère : ceux-ci de n’avoir pu conserver aucun de leurs enfants. Enfin, on aurait dit qu’ils cherchaient à exciter la pitié les uns des autres par les uns des autres par le récit touchant de leur pertes ; et, en les racontant, ils éprouvaient un plaisir secret d’être échappés au fléau le plus terrible qui puisse ravager la terre. L’expérience qu’ils avaient acquise dans leur maladie, devint utile par l’opinion qui se répandit qu’on n’avait pas deux fois la peste. Pleins de cette idée, ils se dévouèrent avec beaucoup de succès au service des autres malades ; mais par une avidité faite pour étonner dans la circonstance, ils vendirent chèrement leurs soins. On devait d’autant moins s’y attendre, qu’ayant été malheureux et abandonnés ils auraient dû trouver plus de plaisir que d’autres à secourir généreusement leurs semblables. Au reste, c’était le temps où la contagion perdait tous les jours de sa force, parce que les chaleurs diminuaient sensiblement ; aussi, dans la plupart des malades, le mal n’était-il pas dangereux ; les uns n’éprouvaient aucune interruption dans leurs fonctions ; les autres n’avaient que quelques accès de fièvre, sans presque aucune marque extérieure de contagion, de sorte que les bubons disparaissaient aussitôt qu’ils s’étaient formés ; ou bien, après un certain temps, ils mûrissaient, et le venin sortait de lui-même, sans que l’on fût obligé de faire des incisions. En un mot, on pouvait se passer de remèdes et de médecins. La nature, plus forte que les premiers et plus sage que les seconds, travaillait seule à la guérison des malades. Pendant que tout semblait promettre un avenir plus heureux, on s’occupa beaucoup de la vision d’une fille dévote. Cette jeune personne étant au lit de la mort dit à son confesseur que la sainte Vierge lui avait apparu et déclaré que la peste cesserait, quand les deux Églises de la Major et de Saint-Victor, réunies en procession générale, exposeraient leurs reliques à la vénération des fidèles. M. l’Évêque, instruit de la vision, en fit part à M. de Matignon, abbé de Saint-Victor, par une lettre dans laquelle il marqua le désir le plus vif de faire cet acte de dévotion. Le chapitre de Saint-Victor, à qui l’abbé communiqua la lettre, ne crut pas la révélation assez prouvée pour mériter la confiance des fidèles : il craignit, si on lui donnait trop d’importance, d’exposer la religion à la risée des incrédules et d’augmenter le feu de la peste en réunissant par une procession générale tous les habitants de la ville. Cette considération était d’un grand poids ; mais M. de Belzunce et les échevins, entraînés par leur zèle et par les clameurs du peuple qui demandait la procession, insistèrent auprès des religieux de Saint-Victor. Ceux-ci élevèrent alors des prétentions qu’on ne devrait jamais écouter dans les calamités publiques, lorsqu’il s’agit de donner une consolation au peuple. Ils dirent qu’ils étaient en possession de marcher avec certaines marques de distinction et d’indépendance, que le Chapitre de la Major ne voulait pas souffrir, et dont il ne leur convenait pas de dépouiller. On peut croire que ce n’était là qu’un prétexte, et que le véritable motif fut que, s’étant enfermés dans leur cloître, ils craignaient d’en sortir, de peur de respirer un air contagieux dans les rues de Marseille et au milieu d’une populace encore infectée du mal. Cette affaire fut mise en négociation ; et, comme l’amour-propre est plus fécond en subterfuges que la prudence en moyens pour les éluder, ces deux chapitres, qui peut-être n’avaient pas plus envie l’un que l’autre de faire la procession, rejetèrent toutes les voies d’accommodement, et l’on ne parla plus de la révélation. C’était le temps où la peste affligeait le plus le quartier Saint-Ferréol, qui, jusqu’à cette époque, avait très peu souffert ; mais l’art des médecins et la vigilance de la police combattaient avec succès la violence du mal. La saison était d’ailleurs trop avancée pour qu’il fît beaucoup de ravages ; aussi vers la fin d’octobre parut-il avoir
entièrement cessé, car on fut cinq ou six jours sans entendre parler d’aucun malade. Ce calme fit sortir de leur retraite les habitants qui n’avaient pas encore osé paraître en public. Ils commencèrent alors à se montrer dans les rues, mais avec cette timide circonspection qui accompagne la crainte. On ne se parlait que de loin, sans se donner ces marques extérieures d’amitié, dont nos usages semblent faire une loi. On avait beau être amis ou proches parents, on ne s’abordait pour ainsi dire qu’en étrangers, et en se félicitant réciproquement d’avoir échappé au commun naufrage. Les hommes, la plupart convalescents, portaient des bâtons ou des cannes de huit à dix pieds de long, qu’on appelle communément les bâtons de Saint-Roch. Ils s’en servaient pour écarter les passants de peur d’en être touchés, et les chiens surtout, que l’on croyait susceptibles de la peste.
On eût pris tous ces gens-là pour autant de voyageurs nouvellement débarqués et fatigués du chemin : le désordre de leur équipage, la simplicité des habits, une longue barbe, un visage pâle et triste prêtaient beaucoup à cette illusion. Le spectacle qu’offrirent ceux qui s’étaient retirés à la campagne, inspira un intérêt bien plus touchant, la première fois qu’ils vinrent à la ville, après une absence de plus de cinq mois, pendant laquelle la maladie avait fait tant de ravages. Ces hommes hâlés et brûlés par le soleil, appuyés sur de longues cannes, les pieds poudreux, regardaient avec un étonnement mêlé de frayeur cette patrie que la mort avait changée en un affreux désert. Ils demandaient avec une curiosité inquiète ce qu’étaient devenus leurs amis ; combien de personnes il restait encore d’une famille qu’ils avaient vue si nombreuses ; quel était le sort de cet autre, dont on vantait l’opulence. Ils ne rencontraient presque que des inconnus ; les maisons qui autrefois étaient les plus fréquentées; ils les trouvaient désertes ; celles où régnaient les plaisirs, étaient remplies de deuil : et ils retournaient à leurs bastides, glacés de frayeur, de n’avoir vu à Marseille que l’empire de la mort. Le mois de mars ralluma, quoique faiblement, le feu de la maladie. Ceux qui l’avaient eue légèrement, et dont les bubons n’étaient pas venus à suppuration, essuyèrent alors une nouvelle atteinte. Un chirurgien de la marine prétendit que les rechutes étaient à craindre pour les malades dont les bubons ouverts par une simple ponction, sans une suppuration complète, étaient restés fistuleux, ou n’avaient suppuré que faiblement durant quelques jours, pendant lesquels la glande n’avait été ni détruite, ni emportée, ni pourrie. Il mettait dans la même classe les malades dont la glande était encore tuméfiée, et dont le venin n’avait été diverti par aucune évacuation sensible, ni par des purgatifs. Ce chirurgien tâcha de prouver que, dans ces trois cas, la maladie pouvait se réveiller, et cita plusieurs exemples en faveur de son opinion. M. de Langeron, toujours fortement occupé du bien public, convoqua les médecins pour avoir leur avis sur cette question importante. Il faut savoir que ceux qui étaient venus de Paris et de Montpellier, au nombre de douze, n’étaient jamais d’accord avec les autres ; que souvent ils ne l’étaient pas entre eux sur la nature de la maladie et sur la manière de la traiter : ainsi, à la faveur de cette ignorance présomptueuse, la peste s’était répandue dans le peuple avec une rapidité incroyable, échappant à toutes les attaques d’un art incertain, surtout lorsqu’il n’est pas guidé par l’expérience et l’observation. L’opinion du chirurgien fut discutée avec assez de présomption et de légèreté par les docteurs de Montpellier, qui la reléguèrent parmi les chimères, tandis qu’elle était justifiée sous leurs yeux par des rechutes fréquentes. Dans le courant du mois de mars, on reçut à l’hôpital du Mail cent vingt-sept malades de la ville, dont huit moururent ; et soixante-sept de la campagne, dont dix seulement échappèrent. Ceux-là ne furent malades que par des rechutes moins dangereuses que les premières attaques, et par conséquent moins contagieuses ; cependant elle n’étaient exemptes ni de danger, ni de contagion, puisque plusieurs personnes en moururent. On crut prévenir les funestes effets de ces rechutes, en invitant les personnes qui avaient quelques restes de maladie à le déclarer. Pour les y déterminer plus efficacement, on offrit aux pauvres de les faire traiter aux dépens de la Ville, et l’on permit aux riches de rester dans leurs maisons. Cet avis produisit l’effet qu’on s’était promis : quand on connut les malades, on établit un si bon ordre, que la contagion perdit presque toute sa force. Cependant au mois d’avril, elle peupla encore l’hôpital de dix-neuf malades de la ville, dont treize moururent, et de soixante-cinq du terroir, dont il n’y eut que huit qui guérirent. Cette diminution dans le nombre des malades, ranima tellement la confiance du peuple, que, le jour de Pâques, ne pouvant plus réprimer les transports de son zèle, il enfonça les portes des églises. M. l’Évêque ne put prévenir les dangers de cette affluence, qu’en faisant dresser au milieu du Cours un autel, où il dit la messe, les deux dernières fêtes. Les dimanches suivants, il la dit tantôt dans une place, tantôt dans une autre, transportant ainsi l’autel, comme autrefois on transportait l’Arche sainte, au milieu des Israélites, dans les temps de la calamité. Une nouvelle preuve que la contagion touchait à sa fin, c’est que les maladies ordinaires, qui avaient cessé, reprirent leur cours. Il parut même des érésipèles épidémiques, qu’on regarda comme une suite de la peste : car les médecins prétendent que, dans son déclin, elle dégénère toujours en fièvre maligne, en petite vérole, en rougeole, et en d’autres maladies de cette espèce, qui occasionnent des éruptions cutanées. Celles qui régnèrent à Marseille furent si peu dangereuses que personne n’en mourut.
Le mois de mai vit disparaître les alarmes et ramena le calme avec les beaux jours du printemps. Les rues furent peuplées de plus de monde, les femmes mêmes sortirent de leurs retraites et animèrent par leur présence les promenades publiques, que la peste avait changées en affreuse solitude. Les assemblées furent ouvertes ; les parents et les amis se virent familièrement et se livrèrent à ces transports de joie qu’on éprouve lorsqu’on se rencontre après avoir échappé à un grand péril. Contents d’être arrivés dans le port, ils ne regardaient plus les débris dont la mer était couverte ; le plaisir de se revoir et de s’embrasser remplissait leur âme ; et si, à l’empressement de se le témoigner, il se mêlait quelquefois le souvenir des pertes qu’on avait faites, c’était pour mieux sentir le bonheur d’y avoir survécu. Les habitants, que la crainte avait chassés de la ville, venaient grossir tous les jours le nombre de ces hommes si satisfaits de se revoir ; mais leur joie n’était pas aussi pure que celle des autres, elle était troublée à l’aspect de ces traces de dévastation, de ces empreintes de mort auxquelles leurs yeux n’étaient pas accoutumés. Le mouvement que la ville paraissaient reprendre, ne ressemblait point au mouvement d’un corps qu’ils avaient laissé brillant de santé et de force ; c’était les agitations d’un malade à peine convalescent, et cet état ne pouvait les frapper agréablement, eux qui n’avaient vu leur patrie que florissante, et non dans les horreurs de la désolation. Ces maisons qu’ils avaient fréquentées ne leur présentaient plus leurs anciennes connaissances ; ces jardins que la présence de leurs amis rendaient si agréables, étaient abandonnés ; ces lieux où ils avaient reçu les embrassements de leurs parents, n’offraient qu’un spectacle d’horreur ; ainsi la tristesse réprima bientôt les transports de joie qu’ils avaient éprouvés. Ce fut bien pis, quand on fut à la fin de juin, que vingt personnes, dans l’espace de quatre jours, avaient été frappées de maladie. On s’imagina que les chaleurs de l’été allaient rallumer la peste, et déjà on se disposait à quitter la ville, lorsque les médecins ramenèrent la confiance, en déclarant que ces malades n’étaient point atteints du mal contagieux. Cette déclaration était bien propre à tranquilliser les esprits pour le moment présent. Mais qui pouvait assurer que la peste ne couvait pas dans les hardes ? que cet ennemi caché, qui s’attache à presque tous les objets qu’il a une fois contaminés, n’existait pas encore dans les églises où l’on avait enterré les morts ? dans les appartements, sur les vaisseaux, en un mot dans tous les lieux où il avait immolé tant de victimes ? Qui pouvait promettre qu’il ne se réveillerait pas au moment qu’on s’y attendrait le moins ; et que, semblable à l’ange exterminateur, il ne ferait pas briller le glaive de la mort sur les têtes qu’il n’avait pas encore frappées. Il fallait donc, pour ainsi dire, le forcer jusque dans les moindres réduits, et s’assurer que l’air qu’on respirait ne serait plus infecté de son souffle. Pourarvenir à ce but, on commena armar uertoutes les maisons d’une croix roue ; sectacle effraant, ui,en mettant
sous les yeux les pertes énormes qu’on avait faites, rappelait un des plus terribles châtiments que Dieu ait autrefois exercés dans sa vengeance. On divisa chaque paroisse en plusieurs quartiers, que l’on confia à tout autant de commissaires, sous l’inspection d’un commissaire général. Chacun d’eux avait sous ses ordres des ouvriers, qu’il envoyait successivement, avec un homme de confiance, dans chaque maison, pour enlever tout ce qui était capable d’y entretenir l’infection. On jetait par les fenêtres les hardes et le linge pour les laver, on brûlait ce qui ne méritait pas d’être conservé. On faisait ensuite trois fumigations dans chaque appartement : la première, avec des herbes aromatiques ; la seconde, avec de la poudre à canon ; la dernière, avec de l’arsenic et plusieurs autres drogues qu’on emploie depuis un temps immémorial au Lazaret. Quand ces opérations étaient faites, on mettait une ou deux couches de chaux sur les murailles et les planchers. On suivit le même procédé pour purifier les maisons de campagne. La chose n’était pas aussi facile pour les vaisseaux qui étaient restés dans le port. On fit transporter dans les îles voisines de Marseille les marchandises dont ils étaient chargés, pour y être désinfectées. On y envoya aussi toutes celles qui étaient restées dans les magasins ou dans les maisons. Mais comment délivrer les églises de ce germe contagieux, qu’entretenaient tant de cadavres entassés dans les caveaux ? Comment purifier un air qui était sans cesse corrompu par les exhalaisons émanées de ces corps ? Il n’était pas possible de songer à les consumer avec de la chaux ou avec des drogues, et encore moins à les transporter en d’autres lieux. On prit le parti de sceller les portes des tombeaux avec des crampons de fer, pour empêcher qu’on ne les ouvrît, et d’en boucher exactement les fentes avec un ciment impénétrable, pour ne laisser aucune issue aux émanations pestilentielles. Une chose qui n’était pas aisée, c’était de savoir où étaient cachées les hardes que les corbeaux ou les gens sans aveu avaient volées dans les maisons des pestiférés. Comment découvrir ces larcins, sur lesquels ils fondaient le bonheur de leur vie ? Si on ne les découvrait pas, comment pouvait-on demeurer avec sécurité dans une ville où l’on savait que le foyer de la peste n’était pas encore détruit ? Le désir de se procurer, enfin, cette tranquillité d’esprit, sans laquelle la vie est un tourment, réveilla l’attention de tout le monde. On fit, à plusieurs reprises, des recherches exactes dans les caves et les réduits les plus obscurs ; on vint à bout de trouver les hardes qui avaient été volées ou ramassées dans les rues lorsque le fléau déployait toute sa fureur, et on les brûla. Ce fut alors que l’on commença à fouler d’un pied tranquille cette terre, où depuis si longtemps la mort creusait le précipice sous les pas des habitants. Quand les maisons eurent été désinfectées et les hardes brûlées, la peste cessa entièrement, après avoir emporté, depuis le commencement de juillet 1720, jusqu’au mois de juin 1721, quarante mille personne à Marseille et dix mille dans le terroir.
1. L'abbé Papon est l'auteur d'une Histoire générale de la Provence, qui obtint un grand succès lors de sa publication, au milieu du XVIIIe siècle, et qui est maintenant presque introuvable. 2. Ces messieurs sont MM. Martin et Audibert, curés de la paroisse Saint-Martin ; Blanc, Charrier et Gantheaume, prêtres habitués de la même paroisse ; les quatre derniers moururent en servant les malades ; M. Martin fut attaqué de la peste et guérit. À la Major, MM. Ribiès et Lauren, curés ; le premier mourut, le second ne fut que malade ; le chanoine Bonjatel fut le seul du chapitre qui remplit les fonctions sacrées de son ministère. Les deux curés des Accoules, MM. Parens et Reibas, MM. Fabre et Paschal, bénéficiers, M. Arnaud , vicaire, firent éclater dans la paroisse un zèle digne d’avoir des imitateurs. Parmi les chanoines, MM. Guérin et Estay se distinguèrent par leur zèle ; tous ces prêtres respectables furent malades ou moururent. À la paroisse de Saint-Laurent, M. Carrière, prieur, fut deux fois attaqué par la peste ; il mourut la seconde fois, avec trois de ses prêtres, qui allèrent recevoir devant Dieu la récompense due à leurs travaux. Cinq prêtres de Saint-Ferréol eurent le même sort. M. le curé Pourrière fut épargné par la maladie, quoiqu'il ne s'épargnât pas lui même.
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