Façon polar
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Description

John Santoro fait le récit d'un partiel de dissertation.
L'époque où John Santoro était étudiant en lettres lui semble lointaine, comme la douceur du printemps semble lointaine à celui qui se les caille en hiver.

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Publié le 08 février 2011
Nombre de lectures 504
Langue Français

Extrait

Dès le début j’ai su que ça allait être une journée de merde. A 7h00, le fils de pute mécanique
qui me sert de réveil s’est mis à pousser la gueulante comme une sirène qui aurait vu passer
trop de bites, de goulot de bouteilles de whisky et de clopes bon marché. Et, on le sait, un
samedi qui commence avant que le soleil se lève, c’est forcément un mauvais présage. C’est
le genre de truc qui met la puce à l’oreille. Alors, en me levant, je me suis dit « Nom de Dieu
John, tu vas en chier aujourd’hui, faut que t’y sois préparé. » Seulement voilà, il y a deux
types de losers : ceux qui courbent l’échine, et ceux qui se battent. Quitte à perdre, autant le
faire avec style. J’ai enfilé un fut’ sale qui traînait dans la poussière du taudis qui fait chez
moi office de piaule, j’ai pris une chemise froissée sur l’étagère et j’ai été me passer de l’eau
sur le visage sans daigner jeter un œil dans le miroir. Je suis parti le sac à l’épaule, la tête
haute et l’air résigné, direction l’abattoir.
Le RER est un combat du quotidien, une de ces luttes dont on ne parle pas assez et qui
pourtant font plus de ravages que la famine, la cigarette ou la guerre réunies. Le quai,
interminable et monotone, est un îlot de béton et de sûreté illusoire entre deux rails où passent
à intervalles réguliers des guillotines rouges et blanches. Ici on a tous la même (sale) gueule :
cheveux pendants, air hagard, regard perdu dans le vide ; même le son de nos lecteurs MP3 ne
parvient à nous sortir de la torpeur matinale. Arrachés de nos lits pour être violemment jetés
dans un monde d’indifférence urbaine, nous sommes des bébés brutalement arrachés à la
chaleur du ventre de leur mère, à ceci près que nos larmes refusent de couler. Une fois de
temps en temps, pour un mec parmi tant d’autres, c’en est trop. L’hôtesse à la voix métallique
annonce alors la sentence : « accident de personne ». Les cadres regardent machinalement leur
montre sans même prêter attention à l’heure qu’ils y lisent, certains remettent leurs écouteurs
en place, d’autres retournent à leur journal… Bien qu’aucun signe ne le trahisse, nous portons
tous en silence le deuil de ceux-là, qui sont partis rejoindre un moindre meilleur, et les
jalousons en secret.
Lorsque le RER arrive, taggé de long en large par les protestataires du nouveau monde, tous
ceux qui attendent sur le quai se rendent compte qu’il est trop tard pour se jeter sur les rails ; à
défaut, ils passent les portes automatiques et vont s’asseoir sur des sièges orange crade sans
regarder leurs voisins ou les autres occupants du wagon. Je suis témoin autant qu’acteur de ce
spectacle muet et hypocrite, réalisé par l’occident et dont nous sommes tous les producteurs
exécutifs, jour après jour.
Deux minutes et trente secondes après Neuville, la lumière du jour disparaît alors que le RER
s’engage dans les profondeurs de la terre. Les néons s’allument, la campagne a laissé place à
des murs de béton. Un instant je me demande lequel des deux paysages est le plus déprimant,
puis j’abandonne cette réflexion : la dépression n’est pas un paysage, c’est un mode de vie, un
regard sur l’extérieur dans ce qu’il a de pire à offrir.
Sur le « metro » du mec en face de moi, je lis que quelqu’un s’est fait tuer d’une manière
horrible il y a deux nuits de ça. Le type me lance un regard qui me fait comprendre qu’il
pourrait bien m’arriver la même chose si je n’arrête pas de mater son journal. Je regarde
ailleurs. Il y a des choses qui en valent la peine, d’autres non. Avant 10h30, rien ne vaut la
peine.
Cergy Pref. Les escalators. La carte Imagin’R. La cohue. Un couloir qui sent la pisse. De la
fumée. Une rangée de bus. Des effluves de parfum. Des talons hauts qui claquent sur le
bitume. Une sirène qui hurle. Par terre, un pigeon mort.
Veinard.
Ce qui s’est passé entre ce pigeon mort et mon entrée dans l’amphi a été comme effacé de ma
mémoire, et aujourd’hui il ne reste à cet endroit qu’un trou noir et vague, dans lequel miroite
ma perplexité. Ce dont je me souviens, par contre, ce sont les évènements qui ont suivis. Ces
évènements, je ne les oublierai jamais, ils sont gravés pour le restant de ma vie dans mon
esprit, j’en ai bien peur. Plus tard le récit de ce partiel est de ceux que je raconterai au coin du
feu à mes petits-enfants, comme mon propre grand-père m’y racontait ses souvenirs de la
guerre. Le devoir de mémoire doit s’accomplir et se perpétuer, en toute circonstance.
Une prof était déjà derrière son pupitre. Blonde, d’âge moyen, relativement quelconque. Pas
le genre de personne qui pourrait être un personnage. Si un flic me demandait son signalement
en m’apprenant qu’elle avait commis un crime, je ne lui serais d’aucune aide. L’idée est
ridicule, de toute manière, ce genre d’individu, qui semble avoir « je ne suis personne »
imprimé sur la face, n’est capable d’aucun acte sortant de l’ordinaire.
Seul face à une assemblée d’étudiants hostiles entassés dans un amphithéâtre aux angles
agressifs, je cherche un visage familier du regard. On dit que les étudiants, tous embourbés
dans la même merde, sont solidaires les uns des autres, mais rien n’est plus faux. Face à eux,
je ne vois dans leur regard que dédain, mépris et condescendance. Je m’immobilise un instant,
retire mes mitaines d’un air de défi et prend ma casquette gavroche à la main. Je suis d’une
humeur massacrante, et ça pourrait se finir en bain de sang si l’un d’eux venait à moufter.
Entre mon regard et celui de mes ennemis potentiels, une tension semblable à celle qui
définissait l’ambiance de la Guerre Froide se met en place ; à tout moment, pour n’importe
quelle raison, tout peut basculer dans le chaos.
J’aperçois alors Blondie, que je rejoins. Mi-femme fatale mi-cadavre vivant, elle m’apparaît
comme une bouée de sauvetage au milieu d’une mer infestée de requins. Sa position, en bord
de rangée, me force à m’asseoir à la dernière place, la plus précaire de toutes, celle qui est
dans les escaliers. Bordel. J’ai horreur de cette place. D’autant que l’amphi est aussi pentu que
les falaises de Cliffhanger et que j’ai le vertige. Je déglutis péniblement, tentant de fixer un
point d’horizon pour faire disparaître les palpitations qui m’agitent, mais dans ce genre
d’endroit, l’horizon est une notion absconse. Journée de merde.
Tout bon polar a sa femme fatale. Blondie ne peut pas remplir ce rôle, vu qu’elle est à peu
près dans le même état que moi, et que je la connais personnellement (la femme fatale n’est
PAS une amie), alors ce sera à quelqu’un d’autre de remplir ce rôle.
Il est neuf heures moins le quart quand Florent Prévert arrive enfin. Sous les lumières de
l’amphi, la monture en argent de ses lunettes à la Harry Potter rayonne d’un éclat irréel.
Comme à son habitude, il est impeccablement coiffé et tous les yeux sont rivés sur lui
lorsqu’il va faire la bise à madame Lambda. La fluidité de ses gestes me fait me demander
l’espace d’un instant s’il ne pourrait pas être le mystérieux prof de Michael Jackson, mais
c’est peu probable : il est bien trop jeune.
Si vous ne le connaissez pas, sachez que Florent Prévert est LE George Clooney de notre
génération, ni plus ni moins. Il a le charme, l’élégance naturelle et la nonchalance propres au
sex-symbol sûr de son statut. Il retire sa veste de velours noir et la pose avec une classe
négligée sur le dossier de sa chaise, puis retire d’un mouvement viril son pull violet. Déjà une
mare de bave s’est formée sur la tablette de toutes les jeunes filles en présence (Blondie la
première) et moi-même j’ai du mal à me contenir lorsque mon regard glisse sur le galbe de
son torse viril moulé par un t-shirt blanc 100% coton.
A neuf heures cinq commence la distribution des copies, avec le « bon courage » assorti d’un
clin d’œil complice que nous glisse notre légendaire professeur. La chaleur monte, je prends
une gorgée de Volvic et, en entendant mon ventre gargouiller vulgairement, je me rends
compte que je n’ai rien déjeuné ce matin.
Se lancer sur une affaire de cette envergure avec la tête dans le cul et le ventre vide relève
presque du suicide. Heureusement, au cours de mes aventures, j’ai su me faire des amis
dignes de confiance et sur qui je peux compter. En tout, je piquerais à Blondie un Ferrerro
Rocher, un ou deux gâteaux de régime Taillefine (bien que mon image de mâle en aie
terriblement souffert) et un nombre incalculable d’autres friandises plus ou moins comestibles
et plus ou moins avouables. Merci Blondie, sans toi je ne serai peut-être plus là aujourd’hui
pour raconter cette terrible journée.
Alors, vous vous demandez tous : « le sujet ? » Je serais bien tenté de vous répondre « Du
calme, poupée, j’y viens. »
Et, justement, j’y viens. Ce sujet, ce putain de sujet, il m’a donné du fil à retordre, le connard.
Quand j’y pense, il ne m’a même pas donné son nom. Appelons-le Bobby. Je vais vous le
décrire.
Bobby fait un peu plus de huit lignes (l’enfoiré…), il est écrit en lettres grasses, vient d’un
bouquin qui s’appelle Lettrines (j’ai jamais été traîner par là-bas), et son père est Julien Gracq.
Maintenant que j’y pense, son âge n’était même pas mentionné dans son signalement. Il avait
cette gueule-là :
« On se préoccupe toujours trop dans le roman de la cohérence, des transitions. La fonction
de l’esprit est entre autre d’enfanter à l’infini des passages plausibles d’une forme à l’autre.
C’est un liant inépuisable. Le cinéma au reste nous a appris depuis longtemps que l’œil ne
fait pas autre chose pour les images. L’esprit fabrique du cohérent à perte de vue. C’est
d’ailleurs la foi dans cette vertu de l’esprit qui fonde chez Reverdy la fameuse formule ‘Plus
les termes mis en contact sont éloignés dans la réalité, plus l’image est belle’ »
C’est-à-dire qu’il avait plutôt une sale gueule, n’ayons pas peur des mots.
Au début de notre confrontation, j’ai fait comme s’il ne m’intéressait pas, comme si je ne
jugeais pas important de le prendre au sérieux, pour l’impressionner et lui montrer que j’avais
pas peur de lui. Je me suis affalé sur ma table, j’ai vaguement fait mine de griffonner un plan
sur une feuille de papier brouillon toute froissée et, grosso modo, je l’ai ignoré pendant pas
mal de temps. J’ai fait mon malin, j’ai sous-estimé mon adversaire, et ça m’a été fatal. Ne
sous-estimez JAMAIS votre adversaire. Jamais. C’est la règle d’or pour s’en sortir dans ce
métier, Sun Tse nous l’avait pourtant bien dit.
Au bout de deux heures, je faisais déjà beaucoup moins le fier. J’avais perdu mon temps à
essayer de le décourager, et lui n’avais même pas cillé. Discrètement, j’ai jeté un coup d’œil à
mon flingue BIC : 3 chargeurs pleins de références sur la poésie, mais presque rien sur le
roman. J’ai compris que j’étais foutu mais, comme je l’ai dit, quitte à perdre, autant le faire
avec style. Alors je me suis battu, je me suis battu comme j’ai pu, j’ai donné tout ce que
j’avais, même si c’était pas grand-chose.
Au bout de deux heures, j’avais une intro bancale, une première partie à peu près potable et
deux autres complètement bâclées, pour un total de quatre ou cinq références à tout péter.
J’étais à terre, à sa merci, ma tête tournait et ma vision commençait à se troubler ; le délire
peut pousser même les âmes les plus robustes à faire des conneries : j’ai balancé Hubert-Félix
Thiéfaine dans ma conclusion, en essayant de le faire passer pour une citation très à-propos.
Titubant sous le choc, j’ai descendu les marches de cet à-pic dont je ne sentais même plus le
dénivelé, j’ai rendu ma copie d’une main fébrile et je suis sorti de l’amphi, la tête basse et les
jambes en compotes. Une vague envie de gerber me tiraillait les entrailles : je venais de me
faire casser la gueule.
C’est les risques du métier, on sait tous à quoi s’attendre, et seul un con penserait ne jamais
trouver plus fort que soi, mais putain, ça fait toujours mal de se prendre un coup comme ça. Je
m’étais pris un irréfutable KO, et la défaite laissait un goût amer dans ma bouche.
Dès le matin, mon réveil me l’avait dit : ça sera une journée de merde.
De cette journée j’ai gardé pendant plusieurs jours un cocard et quelques bleus, et maintenant
encore je ressens une plaie grande ouverte dans mon orgueil, qui ne pourra se refermer que
lorsque j’aurai ma note. J’espère qu’on me la recoudra avec du fil de soie, mais je me fais pas
d’idée, c’est la cautérisation qui m’attend.
Je vous laisse méditer sur ces images obscures et je vous lâche un dernier conseil avant de
clore cette aventure : si vous apercevez Bobby… fuyez. Il joue pas dans la même cour que
nous, les amis.
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