" Dans cet article, Brigitte Juanals étudie le livre électronique depuis son apparition sur le marché du grand public jusqu'au développement récent des logiciels de lecture sur des terminaux nomades. Elle analyse la manière dont le livre électronique, dans ses premières versions, a été conçu comme une métaphore du livre imprimé ; les dernières évolutions montrent un détachement progressif de ce modèle culturel, qui n'apparaît plus indépassable, en direction d'une adaptation aux supports et à la culture technique informatique. L'association du livre - symbole d'érudition, légitimé socialement - et de l'ordinateur - représentant de la modernité - est autant cognitive que symbolique ". (Brigitte Juanals) " Le livre et le numérique : la tentation de la métaphore " In: Communication et langages. N°145, 3ème trimestre 2005. pp. 81-93.
Brigitte Juanals
Le livre et le numérique : la tentation de la métaphore
In: Communication et langages. N°145, 3ème trimestre 2005. pp. 81-93.
Résumé
Dans cet article, Brigitte Juanals étudie le livre électronique depuis son apparition sur le marché du grand public jusqu'au
développement récent des logiciels de lecture sur des terminaux nomades. Elle analyse la manière dont le livre électronique,
dans ses premières versions, a été conçu comme une métaphore du livre imprimé ; les dernières évolutions montrent un
détachement progressif de ce modèle culturel, qui n'apparaît plus indépassable, en direction d'une adaptation aux supports et à
la culture technique informatique. L'association du livre - symbole d'érudition, légitimé socialement - et de l'ordinateur -
représentant de la modernité - est autant cognitive que symbolique.
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Juanals Brigitte. Le livre et le numérique : la tentation de la métaphore. In: Communication et langages. N°145, 3ème trimestre
2005. pp. 81-93.
doi : 10.3406/colan.2005.3359
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_2005_num_145_1_3359SI
Le livre et le numérique :
la tentation
de la métaphore
BRIGITTE JUANALS
Les croisements du livre et du numérique instaurent l'asso Dans cet article, Brigitte Juanals
ciation du livre et de l'ordinateur, ainsi que des pratiques étudie le livre électronique depuis
qui y sont liées. Ces croisements ont été abordés au travers son apparition sur le marché du
du cas du livre électronique, dans ses premières versions grand public jusqu'au développe
jusqu'aux évolutions actuelles1. Un tel objet pose d'emblée ment récent des logiciels de lecture
l'association du livre et de l'ordinateur, ainsi que des prati sur des terminaux nomades. Elle
ques qui y sont liées. Dans cette étude, l'environnement analyse la manière dont le livre culturel et social de l'écrit a été utilisé pour dépasser les
électronique, dans ses premières discours idéologiques d'accompagnement des techniques :
versions, a été conçu comme une inscrites dans la durée, il est apparu que les mutations des
métaphore du livre imprimé ; les textes et des dispositifs de lecture entretiennent des
dernières évolutions montrent un rapports étroits avec le médium et ses capacités techniques,
détachement progressif de ce ainsi qu'avec un faisceau de représentations culturelles et
symboliques. Car les environnements de lecture des modèle culturel, qui n'apparaît plus
supports informatiques sont le fruit d'une histoire cultur indépassable, en direction d'une
elle, intellectuelle et technique ; leur passé se trouve à la adaptation aux supports et à la
fois dans les livres et dans l'informatique. culture technique informatique.
L'association du livre - symbole
LE « UVRE ÉLECTRONIQUE » : UNE EXPRESSION AMBIGUË d'érudition, légitimé socialement -
Le livre électronique est envisagé comme un agencement et de l'ordinateur - représentant de
spatio-temporel d'éléments « interreliés » constitués
la modernité - est autant cognitive d'objets techniques - matériels et logiciels -, de sujets - le
que symbolique. producteur et « l'utilisateur-lecteur » -, de technologie
informatique, de modes de visualisation et de diffusion de
contenus. L'approche est à la fois technique (spécificités des
1. Les croisements du livre et du numérique. Le cas du livre électronique,
dossier scientifique réalisé sous la direction d'Emmanuel Souchier, ENST
Paris (département Sciences Humaines et Sociales) - CNRS, avril 2004.
Étude menée dans le cadre du projet Feuilletée (Feuilletage électronique),
ENST Bretagne, ENST Paris, INT, programme incitatif du GET (Groupe
ment des écoles de télécommunications), campagne 2003.
communication & langages - n° 145 - Septembre 2005 82
matériels et des logiciels), sémio tique et socioculturelle ; elle prend également en
compte les types d'interactivité - « machinique » - et d'interaction - sociale.
L'ENSSIB 2 définit le livre électronique comme un « support nomade au
format courant d'un livre papier, muni d'un écran de visualisation, permettant de
stocker et de lire certaines publications disponibles par téléchargement ou sur
cartes dédiées ». Ce matériel « possède des fonctionnalités spécifiques qui permett
ent, en plus de la navigation, de faire des recherches, d'annoter ou de mettre en
relief le texte, de consulter un dictionnaire ». Centré sur le support, cette définition
limite le terme aux livres électroniques dédiés tels qu'ils ont été majoritairement
conçus dans les années 1998-2001. Le livre numérique correspond à une « œuvre
ou contenu pouvant être lu », c'est-à-dire à : « un fichier numérique reproduisant
certaines des caractéristiques du livre papier adaptées à la lecture active sur écran »
(livre papier numérisé, livre directement proposé sous forme numérique ou livre
sur support papier et informatique). Le rapport Cordier sur l'avenir numérique du
texte et du livre3 (1999), intitulé Le livre numérique, mentionne l'ambiguïté de ce
syntagme, qui fait référence à la fois à un « objet physique bien identifié, en trois
dimensions, résultat d'une chaîne d'opérations de fabrication, dont le contenu est
définitivement figé », et au « numérique, désignant un ensemble de technologies
basées sur une transformation (la numérisation) d'un signal en nombres (suites
de 0 et de 1), impliquant en général l'usage d'un ordinateur ». C'est aussi la posi
tion du Grand dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue fran
çaise selon lequel ces livres, tout en reprenant les caractéristiques de format et de
présentation des ordinateurs portables ou des assistants numériques personnels,
sont spécialisés dans la lecture de textes numérisés.
Dans la pratique courante de la presse professionnelle ou grand public, et des
librairies en ligne vendant ce type de produit en 2003-2005, les termes de « livre
électronique » et ebook sont souvent rencontrés. Tout comme le livre désigne à la
fois un support et un contenu, le « livre électronique » semble recouvrir ces deux
acceptions. Il peut faire référence, soit à des textes numérisés seuls, soit à des
textes numérisés associés à des logiciels de lecture, ou encore à des ordinateurs
dédiés à la lecture.
Le livre électronique des années 1998-2001 : retour sur un échec commercial
Tel qu'il a été commercialisé auprès du grand public entre 1998 et 2001, le livre
électronique, dédié à des activités de lecture-écriture, n'a pas su séduire un
lectorat suffisant. Quelles ont pu être les raisons de cet échec ? Étudier les caracté
ristiques de l'offre à cette période semble essentiel pour tenter de comprendre les
limites qu'elle pouvait présenter et mesurer les évolutions - en termes d'offre
matérielle, logicielle et de service - jusqu'en 2003.
L'approche adoptée semble avoir été d'envisager le livre imprimé dans sa
dimension d'objet et de chercher à le transposer sur un autre support en utilisant
2. ENSSIB, Livres électroniques en bibliothèque, document CLLe n° 3, 01.12.2001, projet « Contrats de
lecture » (expérience pilote de prêt de livres électroniques en bibliothèque).
3. Rapport de la commission de réflexion sur le livre numérique, Ministère de la Culture et de la
Communication, mai 1999, [http://www.culture.fr/culture/actualites/rapports/cordier/intro.htm]
(consultation : juin 2005).
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une autre technique. La conception du livre électronique imaginée à cette période
était fortement inspirée, selon une logique d'imitation, du dispositif du livre
imprimé. Plusieurs de ces nouveaux objets, tous d'origine américaine à l'excep
tion de Cytale, étaient déjà commercialisés ou en projet :
Le Rocket eBook de la société Nuvomédia (Palo Alto), apparu en 1998, rachetés par
Gemstar en janvier 2000, était présenté comme le pionnier. Il a été suivi par le
REB1100 de RCA/Gemstar (seconde génération du Rocket eBook), lancé en
septembre 2000 à New York et prévu pour une sortie en Europe avant fin 2001. Le
SoftBook Reader, de la société SoftBook Press, suivi par le REB1200 de RCA/
Gemstar (seconde génération du SoftBook), a été lancé en octobre 2000 aux États-
Unis et était prévu sur le marché européen avant fin 2001. REB1100 et le REB1200
étaient des modèles fabriqués par Thomson sous la marque RCA Multimédia.
VEverybook, de la société du même nom basée à Middletown, « un vrai livre de
deux pages », a été annoncé dans la presse mais n'a jamais été commercialisé. Le
Cybook, de la société parisienne Cytale, est sorti en janvier 2001. Le eBookMan de
Franklin Electronic Publishers, a été lancé en 2001.
À l'exception du eBookman, tous ces matériels étaient des ordinateurs exclusiv
ement dédiés au téléchargement de documents numérisés et à l'activité de lecture.
Quels étaient les principaux arguments avancés par les constructeurs de ces
dispositifs ? Ils vantaient un matériel nomade, léger et facilement manipulable,
caractéristique de l'ordinateur portable et proche du format du livre - par oppos
ition à la machine de travail fixe de bureau -, avec des possibilités d'autonomie
associées. Ces « bibliothèques portables » (ou « livres-bibliothèques ») conser
vaient plusieurs ouvrages ; ils proposaient l'abonnement à des journaux ou à des
magazines, l'accès à l'Internet assurant le téléchargement de nouveaux contenus
et la navigation sur la toile. Les fonctions consistaient à tourner les pages, régler la
luminosité, souligner ou surligner, insérer des notes ou un marque-page. La mise
en page du texte était celle de l'éditeur, tout en laissant le lecteur ajuster la taille et
la police de caractères. Ces matériels permettaient enfin la lecture des textes dans
une posture corporelle similaire à la posture habituelle de d'un livre - à
l'opposé de l'ordinateur de bureau qui impose la position assise face à l'écran. Le
eBookMa