Lettres sur l’Inde anglaise
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Lettres sur l’Inde anglaiseColonel BriggsRevue des Deux MondesT.1, 1830Lettres sur l’Inde anglaise[1]M. le Lieutenant colonel Briggs, ancien résident britannique à Satara Lettre premièreC’est à la bienveillance affectueuse de l’auteur de ces lettres que nous devons l’avantage de pouvoir, les premiers, en faire part à noslecteurs. Ecrites durant un séjour de vingt-six années dans l’Inde britannique, elles ne peuvent manquer d’exciter en Europe le plus vifintérêt. Nous nous sommes efforcés de leur conserver toute la couleur locale, et nous pouvons assurer que nous connaissons peu derécits aussi attachans. L’auteur passe en revue les moeurs, les habitudes, l’administration, les lois et les croyances de ces contréesgénéralement si mal observées. Nous conseillons son ouvrage à tous ceux qui veulent hâter dans ce pays les réformes même les[2]plus désirables. On pourra, du reste, juger de l’ensemble par la lettre suivante I – Les CipayesSatara… 1828Vous voici débarqué sur le rivage de l’Inde, mon jeune ami, avec toutes les préventions de l’Angleterre contre nos sujets de l’Orient.En ce moment sans doute vous promenez avec dédain vos regards sur ces hommes qu’une éducation européenne vous a appris àconsidérer comme une race dégradée : usage, coutumes, manières, tout est déjà jugé et condamné. Une des plus ampleconnaissance des moeurs de ce pays rectifiera, je l’espère, la précipitation de votre premier jugement. Ceci est une affaire de tempset j’attendrais ...

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Lettres sur l’Inde anglaise Colonel Briggs
Revue des Deux MondesT.1, 1830 Lettres sur l’Inde anglaise
[1] M. le Lieutenant colonel Briggs, ancien résident britannique à Satara
Lettre première
C’est à la bienveillance affectueuse de l’auteur de ces lettres que nous devons l’avantage de pouvoir, les premiers, en faire part à nos lecteurs. Ecrites durant un séjour de vingt-six années dans l’Inde britannique, elles ne peuvent manquer d’exciter en Europe le plus vif intérêt. Nous nous sommes efforcés de leur conserver toute la couleur locale, et nous pouvons assurer que nous connaissons peu de récits aussi attachans. L’auteur passe en revue les moeurs, les habitudes, l’administration, les lois et les croyances de ces contrées généralement si mal observées. Nous conseillons son ouvrage à tous ceux qui veulent hâter dans ce pays les réformes même les [2] plus désirables. On pourra, du reste, juger de l’ensemble par la lettre suivante
I – Les Cipayes
Satara… 1828
Vous voici débarqué sur le rivage de l’Inde, mon jeune ami, avec toutes les préventions de l’Angleterre contre nos sujets de l’Orient. En ce moment sans doute vous promenez avec dédain vos regards sur ces hommes qu’une éducation européenne vous a appris à considérer comme une race dégradée : usage, coutumes, manières, tout est déjà jugé et condamné. Une des plus ample connaissance des moeurs de ce pays rectifiera, je l’espère, la précipitation de votre premier jugement. Ceci est une affaire de temps et j’attendrais tranquillement que vous en eussiez vous-même appelé à l’expérience, si je ne craignais que votre ignorance de l’Inde ne devînt pour vous une source féconde d’embarras et peut-être de dangers.
— Black Fellows.Les hommes noirs, telle est la dénomination sous laquelle nos compatriotes flétrissent généralement la race indienne, et qui est à leurs yeux le prétexte et l’excuse de leurs mépris. Je ne veux point faire ici de l’érudition, ni me rejeter dans l’antiquité pour vous apprendre qu’Annibal, Juba, Asdrubal, et quelques millions de Carthaginois ont fait pourtant un certain bruit dans le monde, quoiqu’ils n’eussent pas le teint tout-à-fait aussi blanc qu’unAnglais. C’est dans l’histoire même du pays que vous parcourez en ce moment, et dans son histoire contemporaine que je puiserai mes exemples. Cette marche, que je suivrai fréquemment à l’avenir, vous rendra, je pense, mes observations plus sensibles.
Pendant longues années, la construction des vaisseaux a été entièrement confiée à un indigène nommé Jemsejee, qui de simple charpentier s’était rapidement élevé au rang des plus habiles ingénieurs. Ce fut lui qui lança en 1800 la première frégate, construite à Bombay, pour le service de Sa Majesté ; c’était un beau et magnifique bâtiment. Le gouverneur et un nombreux État-major assistèrent à cette solennité, dont Jemsejee résolut de rendre le souvenir durable. II descendit dans la cale et y grava avec la pointe de son poignard ces paroles remarquables : « Ce vaisseau a été construit, par unmisérable hommenoir, l’an 1800. » Cette inscription resta long-temps inconnue, et ce ne fut que quelques années après que Jemsejee lui-même la rendit publique.
Ce fut encore lui qui lança leMinden, de 74, qui à son arrivée à Portsmouth, fut soumis au plus sévère examen. Mais telle était la perfection de son gréement et l’habile agencement de ses manœuvres, que les lords de l’amirauté décidèrent qu’une récompense nationale serait offerte à Jemsejee, et ils lui écrivirent à ce sujet une lettre des plus flatteuses, que l’on montre encore avec orgueil dans.sa famille. Ce fait seul suffirait pour vous prouver que l’Inde ne sera jamais stérile en hommes de. talent, puisqu’elle a su égaler les Anglais dans un art que ceux-ci ont porté si haut.
Mille et mille fausses notions sur le caractère des Indiens circulent en Europe, et y sont regardées comme des axiomes. Vous arrivez ici, destiné à la carrière des armes, et sans connaître les hommes que vous devez commander. Vous croyez sans doute que la discipline européenne a tout nivelé, et que vous ne trouverez que des automates intelligens. Détrompez-vous ; car cette erreur pourrait avoir les suites les plus funestes.
Je n’ai pas sans doute besoin de vous rappeler que lesCipayesont presque toujours joué un rôle brillant dans les annales militaires de la Grande-Bretagne. On n’a pas oublié l’héroïque conduite d’un régiment de grenadiers au siége de Mangalore, en 1784 ; et la défense qu’en 1818 le second bataillon du même régiment opposa.à Corygaum, contre toute l’armée du Peshwa, vivra aussi long-temps que l’histoire de l’Inde. Dans le golfe Persique, sur les rives de la mer Rouge, sur les plages de l’Arabie, dans les colonies françaises, partout les Cipayes ont combattu côte à côte avec les soldats anglais et en ont reçu le nom debraves et loyaux camarades. On a vu, quand les hasards d’une campagne avaient décimé leurs chefs, les soldats marcher au combat, guidés seulement par des sous-officiers, et se battre avec la même résolution. J’en appelle à tous les militaires, et je demande quelles troupes, dans de semblables circonstances, auraient déployé plus de courage et d’énergie.
Bien traités, ce sont des soldats fidèles et reconnaissans. Jamais ces qualités n’ont brillé d’un plus vif éclat que dans la guerre contre Hyder-Ali. On devait 16 mois de paie à l’armée ; tout le pays était dévasté ; l’ennemi campait aux portes de Madras, offrant l’abondance et l’argent aux Cipayes, s’ils voulaient déserter ; ce fut en vain. Souvent on fut obligé de combattre pour conquérir la possession d’un champ ou d’un ruisseau que l’ennemi tenait en son pouvoir. La conduite des soldats pendant cette guerre excita l’admiration même du grand Frédéric, qui s’écria qu’avec de pareilles troupes il ferait la conquête de l’Europe.
Leurs lois religieuses les empêchent de préparer leur nourriture à bord d’un vaisseau ; cependant, lorsque le gouvernement a eu besoin de leurs services, les Cipayes se sont toujours volontairement embarqués, et pendant toute la traversée, la plus grande partie ne vivait que de fruits secs et de grains grillés. Cette rigidité à suivre les préceptes de leur religion ne nuisait en rien à leur courage. Arrivés au lieu de l’attaque, ils n’en étaient pas moins prêts à entrer en ligne, ainsi qu’ils l’ont prouvé en Égypte, à Java, et à l’île Maurice.
Ils donnèrent en 1805, au siège de Bhurtpour, une preuve éclatante de leur courage chevaleresque. Le quatrième assaut venait d’être repoussé avec perte. Dans la cinquième et dernière attaque, un sergent, attaché comme ordonnance à lord Lake, lui demanda la permission d’aller joindre sa compagnie qui était sur le point de quitter la tranchée pour monter à l’assaut. Sa demande lui fut accordée. Le soldat joyeux, portant la main à son turban, s’écria : « Confiance, général ! Bhurtpour tombera aujourd’hui, ou vous ne me reverrez plus. » Les troupes s’ébranlèrent au pas de charge, et parvinrent à se loger sur les remparts, où flottèrent bientôt les couleurs anglaises. Des efforts prodigieux furent tentés pour conserver la position ; mais après avoir éprouvé une perte énorme, les Cipayes furent obligés de battre en retraite. Le sergent seul ne suivit pas ses compagnons. Au milieu des débris et des cadavres, il chargeait froidement son fusil, lorsque son officier blessé lui cria, au nom de Dieu, de se retirer. Le jeune homme se retourna vers lui : « Dites au général que vous m’avez laissé sur la brêche ; Bhurtpour n’est pas pris, il ne me reverra plus. » Il achevait à peine ces mots, qu’un coup de feu le renversa, et, quelques instans après, son cadavre était taillé en pièces par l’ennemi.
Hyder-Ali et les Français tentèrent fréquemment d’ébranler la fidélité des Cipayes, que les chances de la guerre avaient fait tomber entre leurs mains. On vit même des prisonniers, à Scringapatnam, vendre le surplus des alimens qu’on leur donnait, pour subvenir aux besoins de leurs officiers. Je me souviens qu’au moment d’une action qui s’annonçait comme sanglante, un vieux Cipaye, qui jadis avait servi dans mon régiment, m’adressait quelques questions sur ses anciens camarades, lorsque la canonnade se fit entendre. Le soldat me dit en souriant : « Ils ouvrent déjà le bal ! patience nous allons les faire danser. » Quelques minutes après, on s’attaqua corps à corps, et l’ennemi fut défait. Le lendemain, je demandai partout des nouvelles de mon vieil ami : hélas ! il était parmi les morts.
Trois semaines après cette affaire, je visitais avec le général en chef nos ambulances où se trouvaient entassés 4 à 500 blessés. Les Cipayes auxquels le chirurgien avait prodigué tous les secours de son art disaient à Son Excellence : « Général, le docteur a pris grand soin de nous ; bientôt ce sera notre tour ». En effet le docteur ne tarda pas à recevoir d’abondantes marques de leur gratitude.
La désertion et la mutinerie sont rares. Cependant, et c’est ici que votre inexpérience vous exposerait à de graves dangers, la négligence apportée à pourvoir à leurs besoins, le mépris de leurs préjugés religieux, ont quelquefois donné lieu à des actes de fanatisme et de cruauté. Alors, devenus furieux les Cipayes massacraient leurs officiers sans crainte du châtiment qui les attendait.
Portant à un haut degré le sentiment de 1a dignité militaire, il était fort difficile, lorsque l’usage de la bastonnade régnait dans l’armée indienne, de se procurer des recrues, excepté dans les plus basses classes. Cette honteuse punition a plus d’une fois entraîné de fatales conséquences : un capitaine de cavalerie frappe un jour un Mahométan ; le soldat se redresse, rouge d’indignation : « Monsieur, est-ce là le traitement d’un soldat ? Permettez-moi de vous dire que jamais homme n’a levé la main sur moi. » De nouveaux coups, accompagnés d’épithètes insultantes, furent la seule réponse de l’officier. Le soldat, poussé à bout, attaqua son capitaine avec tant de fureur, qu’il l’étendit à ses pieds et le laissa pour mort. Il fut bientôt saisi, et subit le dernier supplice, sans jamais convenir que son action fût un crime.
Quelques années après, le colonel du même régiment fut également assassiné. Le meurtrier ne chercha point à s’enfuit, et, bien loin de manifester le moindre repentir, il ne cessa de répéter qu’il avait rendu un service signalé en délivrant son régiment d’un pareil tyran.
Les injures, les termes de mépris, révoltent aussi la fierté de ces soldats, et ce n’est pas en leur parlant avec dureté qu’on les fera marcher au combat. Un général justement aimé des troupes devait un jour conduire sa division à l’attaque d’une batterie ; il résolut d’enlever la position à la bayonnette. Une brigade s’ébranla au pas de course et commença le feu sans ordre. Impatient de le faire cesser, le général se porta au galop à la tête de la colonne, et il joignit à son commandement quelques expressions d’une énergie toute militaire. Un officier indigène se trouvait par hasard au nombre de ses aides de camp. Connaissant le caractère irritable de ses compatriotes, il poussa son cheval à côté de son chef, et en lui serrant vivement la main : « Monsieur, monsieur, songez où vous êtes ! Pour l’amour de Dieu, songez à ce que vous dites en un pareil moment. » Le général comprit toute la justesse de ce reproche, et il excita bientôt l’enthousiasme de ses troupes déjà mécontentes, par une de ces paroles toutes d’inspiration dont lui seul a jusqu’ici possédé le secret.
Vous avez déjà entendu parler de la superstitieuse susceptibilité des castes. En campagne, évitez avec le plus grand soin de vous approcher du cercle où vos Cipayes prennent leur repas ; que vos mains ne touchent jamais à leurs ustensiles. Sans cette précaution, les alimens et les vases deviendraient impurs, et de longues cérémonies expiatoires pourraient seules laver cette souillure.
Mais il serait encore plus dangereux de heurter de front leurs idées religieuses, ou de prétendre leur imposer de force nos moeurs et nos usages. Il y a quelques années, une sédition terrible éclata dans l’armée de Madras, et les déplorables excès dont elle fut suivie jettent un grand jour sur le caractère fanatique et enthousiaste des Indiens.
Dans le désir de régulariser la tenue de ses troupes, le général en chef publia un règlement qui mettait toutes les castes sur un même pied d’uniformité et leur interdisait lesboucles d’oreilles. Bonaparte les avait tolérées dans ses armées, et son exemple pouvait faire loi. Mais en tout état de choses, avant de vouloir innover, il aurait fallu connaître les moeurs de l’Inde. On aurait su qu’aux yeux des Mahométans, ces boucles étaient des amulettes attestant la pieuse ferveur de celui qui les portait, et sa reconnaissance des secours qu’il en avait reçus. C’était déjà beaucoup oser, et cependant on ne s’arrêta point encore. Un ordre du jour prescrivit un nouveau bonnet militaire, d’une forme inconnue dans l’Inde et semblable auxshakos” des Européens. On prit des mesures actives pour l’exécution de ces ordonnances qui furent promulguées à la fois dans toute l’armée. Le régiment de Madras, le premier refusa de s’y soumettre. Les rebelles furent immédiatement passé par les armes, et le régiment, par punition, relégué à Wellore. Mais à eine s’était-on flatté d’ins irer la terreurar ces actes de sévérité,ue des raorts arrivèrent de toutesarts sur le
mécontentement général. On voulut, mais trop tard, revenir sur ces funestes règlemens. Le 10 jullet 1806, la garnison de Wellore, composée de deux régimens, se souleva contre les six compagnies anglaises du 69e qui s’y trouvaient incorporée, en massacra la plus grande partie, et, s’échauffant de plus en plus à la vue du sang, égorgea même ses propres officiers.
La révolte des. Cipayves fut aussi terrible qu’inattendue. Les liens qui unissaient les soldats et les chefs se trouvèrent soudain rompus. Ces peuples énergiques et superstitieux, dès que les préjugés de leurs castes leur parurent attaqués ne virent plus que des ennemis dans ceux qu’ils avaient jusqu’ici appris à aimer et à respecter.
Un jeune officier européen, je crois encore le voir, se trouvait au milieu de ces furieux, qu’il cherchait en vain à calmer. Frère de lait d’un de ses soldats qu’il avait élevé au rang de caporal, il s’était acquis un grand ascendant : sur sa compagnie. Confiant dans une amitié qu’il avait maintes fois éprouvée, il osa rappeler à ces hommes effrénés qu’ils devaient obéissance aux ordres de leur général. Des cris de rage et de mort étouffèrent sa voix, et le massacre commença. Déjà les rangs des Anglais s’éclaircissaient, et le jeune imprudent promenait des regards inquiet autour de lui, quand il aperçut son frère de lait. Un rayon d’espérance se glissa dans son coeur. « Dieu merci, s’écria-t-il, nous sommes sauvés ! » j’aperçois mon frère. » Il courut aussitôt vers lui et lui demanda sa protection. L’Indien arma froidement son fusil, et au moment où l’officier allait renouveler ses instances, il se rejeta lentement en arrière et étendit son bienfaiteur roide mort à ses pieds. Pas un regret, pas un remords ne se peignit sur l’impassible visage du Cipaye. Le fanatisme religieux avait fait taire toutes les autres affections.
Mon tour arriva quelque temps après d’employer mon influence pour réconcilier les soldats avec leur nouveau costume. Je voulus commencer mes conversions par un jeune homme qui, quelques années auparavant, avait été mon domestique. Je l’avais toujours trouvé doux et respectueux. Mais, en toute occasion, le sentiment du danger que courait sa religion l’avait rendu presque farouche. Je lui demandais un jour d’où venait sa répugnance à porter le nouveauturban. “Un turban ! S’écria-t-il, ce n’est point un turban, c’est un chapeau européen, et je mourrai plutôt que de le porter…”
Tels sont les soldats que vous allez commander, mon ami, et qui devront un jour établir votre réputation militaire. Songez bien que les officiers européens sont le pivot sur lequel tourne la vaste machine de l’armée indienne. Si l’attachement des Cipayes venait à s’affaiblir, c’est à eux qu’il faudrait l’imputer ; car jamais un officier indigène ne pourra espérer de commander même autant de respect qu’un sergent européen. Tous deux sont pris dans les basses classes ; tous deux sont également illettrés ; mais l’esprit de caste fait perdre toute espèce d’avantage à l’indigène. Vous ne tarderez pas, au reste, à le reconnaître et à l’éprouver vous-même.
[3] Lettre deuxième
Division de la population en castes – Composition des armées – Nouvelles observations sur les Cipayes – Idiomes – Objets susceptibles de souillures – Rixe sanglante.
Une connaissance sommaire de l’histoire et. de la géographie des contrées que vous allez parcourir, ainsi qu’un aperçu des mœurs de leurs habitans, sont pour vous d’une telle importance, que je crois superflues toutes les recommandations que je pourrais vous adresser à cet égard. Je vais donc me borner à vous donner quelques légères indications dont j’espère faire autant de jalons pour marquer les points sur lesquels doivent porter vos recherches ultérieures.
Le continent de l’Inde est borné au nord par le royaume de Cachemire ; à l’est, par la chaîne de l’Himalaya ; au sud, par l’Océan Indien, et à l’ouest, par l’Indus. Subjuguée dans le onzième siècle par les Musulmans, qui forment aujourd’hui à peu près un dixième des habitans, cette immense et populeuse contrée a si bien conservé, dans toute leur étendue, ses institutions, ses rites et ses idiomes, que les Hindous de nos jours sont à peu de chose près ce qu’ils furent aux époques les plus reculées de leur histoire.
Pendant plus de six cents ans consécutifs, les Musulmans affermirent leur puissance et reculèrent les bornes de leurs conquêtes. Mais une des nations de l’Inde, les Mahrattes secouèrent enfin le joug, renversèrent l’empire du Grand-Mogol et établirent sur ses ruines un gouvernement informe, que de continuelles dissensions intérieures ébranlèrent jusqu’au moment où il fut presque anéanti par les Anglais qui en sont maintenant souverains de fait.
Ainsi que je viens de vous le dire, aucune révolution morale n’ayant accompagné ou suivi ces révolutions politiques, il est aisé de se former les idées les plus précises sur les mœurs, le caractère et les usages des Hindous. Vous savez que ces peuples sont subdivisés en castes, qui n’ont entre elles aucun rapport social. La plus noble, celle des prêtres appelésBrames, a surtout le plus grans soin de se préserver du mélange des autes, dont le simple contact est une souillure qu’un bain pris avant le repas doit immédiatement effacer. A l’exception du beurre et du lait, les brames ne mangent que des substances végétales, et parmi ces dernières, les oignons leur sont interdits, ainsi que toutes les espèces de liqueurs fermentées. Lorsqu’ils prennent leurs repas en plein air, ils tracent avec de la fiente de vache, une petite enceinte de cinq ou six pieds carrés dans laquelle ils préparent et mangent leurs alimens, qui sont souillés et rejetés si un Indien, apartenant à une autre caste, vient malheureusement à pénétrer dans l’intérieur.
La seconde caste, appeléeKshetri, était exclusivement composée de larace royagle, et le Rana d’Odipore a la prétention d’y appartenir encore, quoiqu’on la considère comme à peu près éteinte. Les Rajpoutes, race guerrière, et dont les mœurs se rapprochent de celles de nos paladins, au temps de la chevalerie, prétendent aussi en descendre. Ils partagent les idées des Brames, quant à la souillure que leur imprime le contact des individus des autres castes, et se nourrissent des mêmes alimens. Il leur est cependant permis de manger du mouton, du sanglier, du daim et quelques espèces de poissons ; mais la volaille leur est interdite.
L e snégocians etartisans formentla troisième classe, qui, comme celle des brames, s’abstient de se nourrir de tout ce qui appartient au règne animal. La quatrième classe, appeléeshoudre, se compose des laboureurs et cultivateurs. Il leur est permis de manger de tous les animaux, excepté du bœuf ; mais leur pauvreté, et l’exemple des autres classes, contribuent à rendre cette permission presque superflue. Il est une cinquième caste, celle desParias, qui forment une partie de la population de chaque village, mais auxquels il n’est point permis d’habiter l’enceinte des murs. A ces individus, considérés par les autres classes comme étant hors la loi, on peut ajouter les nettoyeurs d’égoûts, les braconniers, les forgerons, les faiseurs de nattes et les charlatans, qui partagent la haine et le mépris attachés au nom de Paria. Tous ensemble composaient, selon quelques personnes, la population aborigène du pays, avant l’invasion des Hindous. Ils se nourrissent indistinctement de toutes sortes d’alimens, et mangent même des serpens, des lézards, des grenouilles et des rats ; aussi ils sont tellement impurs qu’un brame est obligé de se baigner aussitôt s’il a le malheur de marcher seulement sur leur ombre. LesMusulmans formentune autre grande divisions de la population de l’Inde ; ils habitent principalement les environs de Delhi, ancienne apitale de l’empire du Mogol, et quelques parties du Bengale et de Malva. Dans le sud, il en est quelques faibles restes à Guzarate, Candeish, Bijapore et dans les principales villes du Décan. Quelques individus épars se rencontrent encore sur le territoire soumis jadis aux Nababs d’Arcate, à Masulipatam, Kornoul et Mysore, fameux par les souvenirs d’Hyder-Aly et de son fils Tippoo-Saheb. Ces différentes classes de la population de l’Inde à l’exception de la première cependant, concourent à la formation des armées, qui, conduites par des chefs anglais, combattent pour la gloire et la puissance de la Grande-Bretagne. L’armée du Bengale, infanterie et cavalerie, est en général formée d’Hindous, et particulièrement de Rajpoutes, soldats doués d’un excellent esprit militaire, et qui ne le cèdent en bravoure à aucune troupe du monde. Des Musulmans d’Arcate, Madras et Trichinopoli, composent presque entièrement la cavalerie de l’armée de Madras, dont l’infanterie compte deux tiers d’Hindous et un tiers de Musulmans. Jadis cette infanterie se recrutait presque entièrement de Parias qui en sont exclus depuis 1806. il suffit, pour se faire une idée de la bravoure et de la discipline de l’armée de Madras, de jeter un coup d’œil sur l’histoire de l’Inde anglaise ; on verra qu’il est peu de guerres où les Cipayes de cette présidence n’aient joué un rôle honorable et brillant. L’armée de Bombay est composée de Rajpoutes, de cultivateurs hindous et de quelques Parias : ceux-ci se sont toujours montrés bons soldats, et on fait disparaître, par leur valeur, la tache et la défaveur de leur naissance. Je vous ai déjà parlé de la brillante conduite du bataillon de grenadiers au siège de Mangalore, en 1784, et de la défense de Corygaum, en 1818, par un autre bataillon [4] de la même arme: ce sont des faits qui rendent le plus éclatant témoignage du courage de cette armée. Encore une fois, il n’est pas d’expéditions au golfe Persique, à la mer rouge, et aux côtes de l’Arabie, où les Cipayes de Bombay n’aient pris part pour y combattre sur la même ligne que les soldats anglais, et mériter le titre de leurs camarades. Des officiers anglais sont attachés à ces armées, à raison d’une ou de deux par compagnie ; mais souvent les incidens d’une campagne ont tellement réduit ce nombre, qu’on a vu des régimens conduits au combat par deux ou trois officiers seulement. Les Cipayes ont cependant toujours montré la même résolution ; et il est douteux que les meilleurs soldats du monde, privés ainsi de ce qui fait la force et le nerf d’une armée, eussent conservé au même point la discipline la plus sévère. Les principaux traits du caractère militaire des Cipayes sont la propreté, la sobriété, le dévouement à leurs officiers, et la fidélité envers le gouvernement qu’ils servent : la désertion, la désobéissance sont très-rares dans leurs rangs. On a renoncé heureusement à l’usage de les frapper : on en fit jadis un tel abus dans l’armée des Indes, qu’il était extrêmement difficile d’enrôler d’autres individus que ceux qu’on prenait parmi les plus basses classes. N’oubliez pas surtout, je ne saurais trop vous le répéter, que vous ne devez rester étranger à rien de ce qui concerne les lois, les mœurs et la géographie des contrées dont la population compose ces armées, et où vous devez passer une partie de votre carrière. Vous avez commencé, je n’en doute pas, par prendre un maître de langue, pour connaître l’idiome du pays, dont la singularité vous promet d’assez grandes difficultés. En effet, il n’en existe pas sur la terre où l’on se serve d’autant de figures et de métaphores que dans ceux de l’Orient. En Europe, la manière dont on prononce une phrase en détermine souvent la signification, et il en est de même dans presque toutes les langues ; mais dans l’Orient, c’est l’expression elle-même qui change la pensée, selon qu’elle s’adresse au prince ou au paysan. Cette distinction, du reste, plus ou moins universelle, est encore plus sensible dans les îles de l’Inde que sur le continent. Vous aurez déjà remarqué qu’on ne vous parle qu’à la troisième personne, ainsi que nous usons en Europe envers les personnes titrées que nous appelons : Votre Altesse, Votre Excellence, Votre Seigneurie. Telle est la forme adoptée dans l’Inde parmi les gens bien-élevés, qui n’emploient la seconde personne qu’envers des inférieurs et des subalternes. Quand aux classes moyennes de la société, et d’un rang égal à celui de la personne qui leur parle, la politesse exige qu’on ne s’adresse à elles qu’en les appelant par leur nom, et si on l’ignore, on doit chercher adroitement le moyen de le leur faire prononcer. L’usage de donner aux individus des titres qui ne leur appartiennent pas est beaucoup plus général dans l’Inde que parmi nous. Ainsi, presque toujours on appellera un simple soldatcapitaine, et un paysanhoh patail, c’est-à-diremonsieur le fermier. Ces nuances, qu’à la rigueur, on pourrait regarder comme des futilités, ne sont observées en Europe que par les hommes qui se piquent d’éducation et de savoir vivre ; mais dans les pays que vous allez parcourir, elles sont, pour ainsi dire, innées avec les habitans, identifiées dès l’enfance avec toutes les délicatesses du langage. L’hindoustani primitif n’est usité que dans l’Indostan proprement dit ; savoir, les contrées qui avoisinent Delhi. Les musulmans instruits de quelques villes de Décan l’emploient d’autant plus facilement que c’est le dialecte importé par cette nation losqu’elle s’empara du sud de la péninsule. Quoique les descendans de ces conquérans aient adopté l’idiome local des peuples au milieu desquels ils sont établis, ils se servent de l’indoustani si généralement qu’il n’est pas de musulman des deux sexes qui ne parle encore cette langue dans toute sa pureté. Cette considération doit vous engager à l’apprendre immédiatement ; mais je vous invite à vous familiariser plus tard avec l’idiome particulier de la province où se trouve votre régiment, pour pouvoir conserver non seulement avec les Hindous
qui sont dans le corps, mais encore avec les gens du peuple qui n’entendent pas l’hindoustani. Il vous sera facile, à votre âge, de connaître en peu de temps et la langue et les usages des personnes au milieu desquelles vous allez vivre. Vous obtiendrez aisément la confiance des sous-officiers indigènes qui seront placés sous vos ordres, en les questionnant quelque fois sur leur pays et sur les évènemens auxquels ils ont assisté. Rien ne gagne le cœur d’un vieux soldat comme de lui parler de ses anciens services. Je n’ai pas à craindre que vous vous laissiez jamais emporter jusqu’à frapper un habitant, et moins encore un militaire. Il vous suffira, pour vous en détourner, de considérer comme une lâcheté impardonnable d’outrager un homme qui, retenu par sa position ou par la discipline militaire, ne peut exercer aucune vengeance. Il est donc indispensable que vous vous mettiez au fait des usages et des rites de vos soldats ; vous les respecterez, toutes les fois [5] qu’ils ne seront pas en opposition avec le service. Ainsi, vous savez déjàque vous devrez permettre, au camp ou au bivouac, que les Cipayes éloignent de la ligne le petit cercle où ils font leur cuisine, et vous abstenir alors de toucher à leur personne ou aux vases dont ils se servent. Cette condescendance vous en impose une autre, c’est de connaître les objets dont le contact imprime une souillure, et ceux qu’on peut toucher impunément. Au nombre des premiers, sont les vases de terre de toute espèce, l’eau dans les pots, et tous les alimens préparés. Si un étranger pénètre dans le cercle consacré à la cuisine, sa présence souille non-seulement le local, mais tous les objets qui s’y trouvent. Les fruits secs, les grains, et en général les végétaux qui n’ont pas été soumis à la cuisson, ne sont pas susceptibles d’être profanés. Un Hindou, quelle que soit la caste à laquelle il appartienne, ne touche jamais à des alimens apprêtés par un Musulman, quoique celui-ci ne se fasse aucun scrupule de manger ce qu’a préparé un Hindou. Mais en général cependant, les Musulmans ont tellement adopté les préjugés de castes, qu’ils ne permettront jamais à un Paria de toucher à leurs ustensiles de cuisine, ou de leur porter de l’eau. Les Européens, qui dédaignent avec raison ces distinctions, sont placés par les Hindous et les Musulmans, sur la même ligne que les Parias, et malgré leur puissance et leur autorité, sont regardés comme aussi impurs que ces infortunés. Il est cependant quelques Musulmans au-dessus de ces préjugés, et qui sans difficulté prennent place dans un repas à côté des chrétiens, après s’être assurés cependant qu’il n’y a aucun Paria, ni parmi les cuisiniers, ni parmi les domestiques. En passant auprès des habitations des indigènes, et surtout de celles des Cipayes, il faut s’abstenir de regarder dans l’intérieur, de chercher à y pénétrer, et de faire quelques observations sur aucun des membres de la famille. Ainsi, il est de la dernière impolitesse de demander à un Hindou ou à un Musulman,comment se porte sa femme, eût-on la certitude qu’elle est à la dernière extrémité. Il est également inconvenant de parler à un homme de ses enfans, et surtout des petites filles au-dessus de l’âge de trois ans. Mais si les cipayes éprouvent une pareille répugnance à admettre des Européens dans l’intérieur de leur domicile, ils sont au contraire flattés de la présence de leurs officiers à leurs cérémonies religieuses ; ils les y invitent avec instance et vous serez sans doute dans la nécessité d’assister à ces solennités païennes, si ce n’est par curiosité, du moins par un sentiment de condescendance. Vous y remarquerez sans doute que, grâce aux distinctions de castes et de familles, et à l’influence qui en résulte, souvent un simple soldat préside à ces assemblées, tandis qu’un officier indigène peut en être exclu. Du reste, cette circonstance se présente bien moins fréquemment depuis que les Anglais se conforment pour la distribution des rangs à la hiérarchie des castes. Vous ne devrez pas avoir, dans l’Inde, des relations bien fréquentes avec les personnes d’une condition élevée. Leurs mœurs ; leurs usages, leurs amusemens diffèrent tellement de ce que nous connaissons, que des affaires urgentes et indispensables peuvent seules nous mettre en contact ; mais précisément, par la même raison, vous aurez souvent besoin des services des gens du peuple. Dans ce cas, vous pouvez exiger et commander sans doute, mais croyez que des formes polies et de légères récompenses pécuniaires vous feront obtenir d’une manière plus sûre et plus prompte ce que vous aurez à demander. Plus d’une fois, la violence a causé des malentendus et des rixes qui se sont terminés d’une manière fâcheuse. Je pourrais vous en citer une foule d’exemple : voici le premier qui s’offre à ma mémoire. Un officier, qui ne connaissait pas la langue du pays, voyageait, il y a quelques années, avec une faible escorte de Cipayes, dans les contrées que vous allez parcourir. Il eut besoin d’un guide et se disposa à le demander dans le premier village qu’il traversa. Mais les habitans, qui plus d’une fois avaient été contraints par des officiers européens à porter des fardeaux et à subir d’autres corvées du même genre, s’apercevant cette fois que la garde n’était pas suffisante pour les faire marcher, fermèrent leur porte et se disposèrent à la résistance. On ne put rien obtenir, ni par les prières ni par les menaces des Cipayes. Enfin un de ceux-ci pénétra dans le village, saisit un vieillard et le traîna avec violence à son officier. C’était malheureusement un chef aussi vénéré pour ses fonctions que pour son âge. En un instant la population accourut en foule, armée de bâtons et de pieux, demandant à grands cris qu’on lui remit son chef ; quelques pierres atteignirent même la garde, et un jeune homme s’avançant le premier s’efforça d’arracher le vieillard aux soldats qui cherchaient à le retenir. L’officier crut que cette espèce d’insurrection l’autorisant à se défendre ; il ordonna de faire feu, et quelques habitans périrent dans cette échauffourrée. De ce nombre fut le jeune homme, fils du vieillard qu’il venait secourir et qui le vit tomber à ses pieds. L’officier maudit, comme vous pouvez croire, sa funeste précipitation et surtout son ignorance des usages du pays. Il est certain que l’offre qu’il eût pu faire d’une légère récompense lui aurait aisément procuré un guide parmi cette classe d’individus qui habitent à l’entrée de chaque village et dont la profession est d’accompagner les voyageurs. Il eût évité par là les malheurs dont il fut la cause, et se fût épargné de longs et douloureux regrets.
LE LIEUTENANT-COLONEL BRIGGS.
1. ↑Capitale de l’empire mahratte. 2. ↑Nous publieronssuccessivementles lettres les plus remarquables qui sont déjà toutes traduites, et que notre intention est de réunir plus tard en un seul ouvrage. 3. ↑Voir la cahier de février. 4. ↑Voir la première lettre. 5. ↑Voir la première lettre
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