Histoires de temps
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Description

Histoires de temps.. 1 Aptas court. Il court suivant l’ordre du maître. Il court, ses jambes griffées. Le dos lacéré. Le sang sur lui, les pieds dans la boue. Dans le limon du fleuve sacré. Nu. Juste un pagne en ceinture. Le filet dans ses bras, il le déploie tout en courant. En retenant sa respiration. Ne pas faire fuir la proie, le maître le tuerait. Le maître de son javelot le transpercerait comme Fanès. Fanès, son frère, mort pour avoir laissé partir l’oie. La proie est là, blessée. La flèche plantée dans une aile. Elle se débat. Lutte. Faisant voler les épillets bruns du papyrus, leur transmettant sa vie, qu’ils essaimeront de leurs graines. Elle est là. Sans cette flèche elle pourrait partir, fuir, vivre. Libre. Elle pourrait retrouver celle de Fanès. Comme lui, Aptas. Il s’approche. S’en saisit. Le petit cœur, bat, vibre entre ses doigts. 2 Le maître est encore loin. Ses ordres sont étouffés. Indistincts. Aptas sans plus réfléchir, ôte la flèche, rend la vie. L’oie hésite. Remue ses ailes. Vole. Près de lui, les papyrus bougent. Près de lui dans le Nil, l’eau parle. Elle parle d’un mouvement, la chute d’un corps. Un crocodile. Aptas songe à Maat. A-t-il été juste ? Puis un cri s’engouffre jusqu’à lui. Un cri de femme. Aptas avance. L’eau bleue, l’eau verte, l’eau marron se mélangent. Une main apparaît, disparaît. Elle bat. Se débat. Frappe l’eau. Sombre. Aptas plonge, se glisse jusqu’à cette forme. Il attrape un poignet, enserré d’un bracelet. Il tire.

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Publié le 17 juin 2013
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Licence : Tous droits réservés
Langue Français

Extrait

Histoires de temps..
1
Aptas court. Il court suivant l’ordre du maître. Il court, ses jambes griffées. Le dos lacéré. Le sang sur lui, les pieds dans la boue. Dans le limon du fleuve sacré. Nu. Juste un pagne en ceinture. Le filet dans ses bras, il le déploie tout en courant. En retenant sa respiration. Ne pas faire fuir la proie, le maître le tuerait. Le maître de son javelot le transpercerait comme Fanès. Fanès, son frère, mort pour avoir laissé partir l’oie. La proie est là, blessée. La flèche plantée dans une aile. Elle se débat. Lutte. Faisant voler les épillets bruns du papyrus, leur transmettant sa vie, qu’ils essaimeront de leurs graines. Elle est là. Sans cette flèche elle pourrait partir, fuir, vivre. Libre. Elle pourrait retrouver celle de Fanès. Comme lui, Aptas. Il s’approche. S’en saisit. Le petit cœur, bat, vibre entre ses doigts.
2
Le maître est encore loin. Ses ordres sont étouffés. Indistincts. Aptas sans plus réfléchir, ôte la flèche, rend la vie. L’oie hésite. Remue ses ailes. Vole. Près de lui, les papyrus bougent. Près de lui dans le Nil, l’eau parle. Elle parle d’un mouvement, la chute d’un corps. Un crocodile. Aptas songe à Maat. A-t-il été juste ? Puis un cri s’engouffre jusqu’à lui. Un cri de femme. Aptas avance. L’eau bleue, l’eau verte, l’eau marron se mélangent. Une main apparaît, disparaît. Elle bat. Se débat. Frappe l’eau. Sombre. Aptas plonge, se glisse jusqu’à cette forme. Il attrape un poignet, enserré d’un bracelet. Il tire. Dans l’eau sombre. Sans visibilité. Juste confiant en son sens inné, il sait qu’il remonte. Qu’il remonte cette forme. Aptas ouvre les yeux sur le dessus des eaux. Aptas observe ce visage. Le visage d’une femme aux yeux fermés. Noirs du Khôl. Il la porte contre lui, il sent au travers du lin de sa robe, le cœur battre, résister, exister. Elle entrouvre ses yeux, tousse. Toujours dans ses bras.
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Elle le regarde. Il plonge dans ce regard. Absorbé. Aimanté. Il avance, la dépose sur la berge. Sur le limon sacré. Sur un lit de roseau. Elle prend et garde sa main dans la sienne. Le merci qu’elle prononce s’achève dans un cri. Aptas vient de s’effondrer le corps transpercé par la pointe acérée d’un javelot princier. Aucun esclave ne peut poser ses mains sur une prêtresse d’Isis. L'hymnode dont le chant sacré déclame Râ.    &     Des bruissements d’étoffes. Des notes de musiques s’égrainent, s’accordent. La voix du surintendant de la Chambre couvre, ordonne. Son bâton de direction au pommeau richement orné, frappe le sol, bat la mesure. Violons, hautbois et flûtes se plient. Obéissent à l’équilibre. Anne observe. Elle est « Io ». Elle garde le silence. Enferme sa voix au chaud. La protège. Ce soir devant le roi, elle doit atteindre le ciel. Effleurer le soleil. Dans la cour qui s’installe elle aperçoit au loin, L’abbé Jean.
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Son mentor, son parrain, son ami. Celui qui l’a aidée à gravir les marches de Versailles. Celui qui en l’écoutant chanter entend Dieu. Pour lui, elle est la messagère. La voix. Anne est belle, elle le sait, elle le lit dans les regards des hommes, tentés. Dans ceux des femmes, jalouses. Jamais dans ceux de Jean, aimant. Jean sert Dieu. Uniquement et son représentant : Louis XIV. Ce soir, Anne s’offre pour Jean au Roi. Sur les mots de Quinault. Sur l’équilibre de Lully. Elle sera nymphe, roseau et déesse. Jean regarde, il fixe son ange. Elle est telle qu’elle devrait être : Isis. Son chant transcende, sa voix éclate, son corps est instrument. Elle s’offre. Peu de gens connaissent le lien qui les unis. Elle et lui. Peu de gens : Lully, le Roi. Jean sait que ce n’est pas seulement sa voix émouvante qui attise l’intérêt du Roi. Jean sait que la prochaine marche qu’Anne devra gravir sera celle du lit royal. Jean étrangement aimerait l’empêcher. Non, pour le salut de son âme, mais pour autre chose de plus profond, de plus impalpable. Un danger. Jean observe du coin de l’œil les mouvements de la cour, un jet d’éventail, une moue. Madame de Montespan et Mademoiselle de Ludres se défient telles Junon et Io. Elles se défient en remarquant le ballet royal. Celui que Jean pressent.
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Celui dans lequel Anne risque sa danse. Les agitations, les murmures et la faiblesse des applaudissements sont autant de signes pour Jean. Une cabale est en route. Les favorites ont été mises en scène. Anne par son rôle, par son charme, par ses cordes vocales est devenue la rivale. Anne l’ignore, elle est au-dessus de ce jeu de femmes. Elle remonte au ciel. Elle est avec Junon et Jupiter. Elle est Isis, intouchable.  « Isis est immortelle…  Isis va briller dans les cieux… sous les cieux, Isis, jouis avec les Dieux d’une gloire éternelle »   Quand, au souper, l’assiette pour Anne arrive. Jean dans l’oie cuisinée. Dans le blanc de sa chair. Jean soupçonne l’improbable. Il s’approche, se faufile, se glisse. Il nage entre les soies et parures. Le lin, le drap de coton. Courtisans et serviteurs. Avant qu’Anne ne porte à ses lèvres la première bouchée. Il tente un cri : Anne ! La supplique est étouffée. Trop éloigné d’elle, il ne peut rien tenter. Des regards complices se croisent, Jean les happe, les remarque. La bouchée, Anne la déglutit. Jean a juste le temps de parvenir à ses côtés pour recueillir Anne dans ses bras. Anne et son dernier souffle.
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Tuée, sacrifiée par le poison de la rivalité. Les anges ne touchent pas sans risques le soleil.     &     Une main chaude sur son visage, un délicat murmure : Yarone réveille-toi ! Il est temps de partir ! L’enfant se frotte les yeux et les ouvre sur Sœur Marie. Si belle. Pas une ombre, jamais un reproche, toujours de belle humeur. Pour Yarone, sœur Marie est une sainte, une déesse. « allez Yarone, vient déjeuner, nous avons une longue route à faire » Pour sœur Marie, Yarone est un cadeau du ciel. Enfant tombé d’un wagon. Poussé par ses parents par la lucarne du fourgon à bestiaux. Ces trains que Sœur Marie voyaient trop souvent passés, aux lucarnes de barbelés. Yarone avait quatre ans. Yarone était menu, fragile. Yarone avait chuté, rebondit sur l’herbe épaisse. Enroulé, emmailloté, ficelé dans la veste de son père. Sans cris, sans plaie, sans fracture. Il était tombé là, au pied de la mule de sœur Marie. Rapidement l’enfant s’était retrouvé dans ses bras. Rapidement elle s’y était attachée. Rapidement l’enfant fut le sien et celui de sa communauté religieuse. Dans la veste de son père, elles avaient lus une lettre, dans laquelle chaque mot était pesé.
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D’une écriture tremblante malmenée. L’enfant y était nommé, son adresse donnée, de la famille citée, des origines révélés. Et la requête de prendre soin de lui à leur place. Le train partait pour l’insécurité, pour un ailleurs dont personne ne revient, où la chance de survie leur apparaissait si nulle qu’il préférait risquer sa vie en l’éloignant d’eux par une fenêtre. Yarone avait des souvenirs. De l’Allemagne, de son enfance. De sa mère lui parlant en français. De son père. De cette nuit de novembre 1938. De cette nuit de cristal. La maison incendiée, les pompiers regardant, sans combattre, le feu. Le feu dévorant une à une les maisons de ses voisins, ses amis, la rue, la synagogue. La fuite, l’exil, le ghetto. Le train. Un baiser de sa mère. Un baiser de son père. Un « soit fort » murmuré. Sœur Marie. Le couvent. Et les oies, des oies, autour dans les prés, dedans, dans la cour. Des oies au repas. Des plumes dans les oreillers, les duvets. Les marchés pour les vendre. Le marché du lundi. Aujourd’hui dans une ville toute proche. Yarone aime accompagner Sœur Marie. Se lever à l’aurore. Marcher sur le soleil levant. Passer du noir de la nuit au jaune doré de l’éveil. Entendre les bonjours des oiseaux du matin. En inspirer la rosée, chargée du parfum de la terre et du ciel. Poser ses pas au côté de la mule.
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Compter les cailloux soulevés par les roues. Longer la voie ferrée. Observer les oies dans leurs cages de roseau tressé. Tristes oies, triste sort. Un dernier voyage. Et pour elles chanter sur les mots de son père, du père de son père. Chanter. Hava naguila Hava naguila Hava naguila venis'mekha Hava neranenah « Yarone, mon enfant, chante en français » Allô, allô James ! Quelles nouvelles ? Absente depuis quinze jours, Au bout du fil Je vous appelle ; Que trouverai-je à mon retour ?  Sœur Marie sourit en écoutant cette voix pure et cristalline, cette joie enfantine à chanter cette marquise :   Tout va très bien, Madame la Marquise, Tout va très bien, tout va très bien. Pourtant, il faut, il faut que l’on vous dise, On déplore un tout petit rien : Un incident, une bêtise, La mort de votre jument grise, Mais, à part ça, Madame la Marquise Tout va très bien, tout va très bien.   L’ombre de l’église s’étale sur la place. Les trois oies sont restées dans leurs cages.
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Sœur Marie vient de laisser Yarone, seul près de la mule. Une mule si habituée à ce trajet qu’elle pourrait en faire le retour les yeux bandés. Sœur Marie le cœur serré entre dans l’Église. Sans prêter attention aux frontispices. Dans lequel une Vierge à l’Enfant se découpe sur des sculptures de feuilles de papyrus. Elle vient de regarder Yarone, c’est pour lui, qu’elle monte ces marches. Entre ses murs de pierre à l’abri de Dieu, elle vient exaucer ses prières. Rendre une famille à l’enfant. Par l’intermédiaire d’un réseau de résistant, elle avait réussi à retrouver la trace d’un frère du père de l’enfant. Et suivant leurs conseils, elle lui avait donné ce rendez-vous, ici et maintenant. Les dalles sous ses pieds parlent des battements de son cœur. Sur les bancs, les prie-dieux, quelques hommes en manteaux sombres, peu de femmes. Dans la travée, un homme avance au-devant d’elle, sans la regarder, les yeux baisés, fixés sur le chapeau dans ses mains. Il la frôle de son épaule. Un murmure. « fuyez, c’est un piège » Yarone avant qu’elle n’entre dans l’Église, Yarone a croisé le regard de Marie. Si tendre, si grand. Yarone aimerait la suivre, lui désobéir. Comme si un impalpable danger la menaçait. Un homme sort, se couvrant rapidement de son chapeau. Il sort, dévale les marches. Marche, marche vite jusqu’à Yarone. Sans qu’il n’ait le temps de crier, sa main couvre sa bouche. Sans qu’il n’ait le temps de réagir, il est propulsé dans une camionnette. Sans qu’il n’ait vraiment saisi le sens des mots « Nous allons te
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sauver » il entend des coups de feu. Rapides, nombreux, des mots allemands, des mots français, des cris, des hurlements. Avec le bruit de son cœur qui s’arrache, il voit dans l’entrebâillement de la toile du fourgon qui démarre. Il voit la silhouette de Sœur Marie s’effondrer sur le sol. Il voit le rouge recouvrir le blanc de sa cornette. Il voit l’ombre de sa déesse regagner le ciel. Pour gagner le Sheol, les marches du temple se couvrent de Géhenne.       &      J’ignore pourquoi ce matin-là, le soleil avait un éclat particulier. L’or de ses reflets était pure, translucide, quasi magique. Mystique. D’une aura telle qu’en le regardant, je ne pouvais m’empêcher de penser à cette prière à Râ « Hommage à toi, ô Soleil, maître de la vérité ! Hommage à toi, auteur de toutes choses… Auteur des hommes… Brillant à l’horizon orient et se reposant à l’horizon occidental. Renversant ses ennemis le matin de la naissance quotidienne » Vieux souvenirs, un reste des bancs de fac, où je rêvais d’être égyptologue.
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