LA DINDE AUX MARRONS PEUT ATTENDRE, NON ?
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Monologue pour la nuit de Noël

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Publié le 22 décembre 2016
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Langue Français

Extrait

Bellinus LA DINDE AUX MARRONS PEUT ATTENDRE, NON ?
Monologue nocturne
Bonjour ! Bonjour à toi, mon inconnu ou mon inconnueféminin, au qu’importe ! Ce qui importe, ce n’est pas le genre, pas même les yeux qui liront ces quelques pages, mais ton cœur, oui, j’ose écrire « ton cœur » – un cœur de femme ou d’homme, peu importe, pourvu qu’il se montre bienveillant – un cœur humain qui, sans a priori, s’ouvrira, s’entrouvrira ce soir pour m’écouter et m’accueillir comme je suis. En tout cas, merci, merci d’être là, au rendez-vous, alors que ce soir-là, j’imagine, il y a des tas de choses à faire ailleurs, non ? En fait, j’aurais dû écrire « bonsoir » puisqu’ici, à Paris, tout près de la place Clichy, c’est la nuit. Et pas n’importe quelle nuit ! La nuit de Noël, la plus longue, la plus cruelle. Celle où l’on se sent la plus seule au monde. C’est pourquoi, plus que jamais, j’ai besoin ce soir de parler, de me confier, de me faufiler dans ton silence. De hurler, toujours en silence bien sûr, car je ne veux surtout pas m’imposer, te déranger, encore moins t’apitoyer – ou t’appâter, puisque c’est mon métier. Non, il ne s’agit surtout pas de déranger les autres qui sont au chaud, entre eux, en douce et honorable compagnie. Ce serait un comble si les tapineuses, surtout décaties, les muses de l’asphalte, venaient parasiter les saints cantiques le soir du 24 décembre ! «Douce nuit, sainte nuit…? Evidemment ! Je» Tu connais la rengaine pense qu’elle est valable sur tous les continents, sous tous les cieux de notre jolie planète bleue. Pas si jolie que ça d’ailleurs, et si tu es attentif, ou attentive (mais on a décidé qu’on se foutait du genre, n’est-ce pas ?), donc, si ton attention est au rendez-vous, je t’en raconterai de belles sur notre belle planète ! «L'astre luit. Le mystère annoncé s'accomplit. Cet enfant sur la paille endormi, c'est l'amour infini…» L’amour infini, à voir !
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Toi, n’insiste pas, Kiwi, à toi, je ne dirai rien… Ah ! j’allais oublier ! Il faut que je te présente Kiwi. Sinon, tu ne comprendras rien de rien, ni à mon histoire ni à mon laïus. Kiwi, c’est mon merle des Indes, mon petit chéri, et même mon grand. Mon confident, monSOS Amitiéà plumes. Et même un peu mon galant et mon amant. Lui, au moins, il n’est ni lourd ni usant comme tous les bipèdes que je supporte depuis trop de temps. Sauf quand ma bestiole se met à jacasser. Mais c’est sa nature, on n’y peut rien. Kiwi est ma jolie pipelette ! Donc, quand mon coloc se met à chanter sur tous les tons, à pousser ses trilles vertigineux, au point de déclencher ma migraine, j’ai toujours la frousse qu’il divulgue mes secrets. Or, ce soir du 24 décembre, précisément, j’ai un gros secret. Du lourd, du très lourd. C’est pour ça que Kiwi, c’est fini. Sitôt présenté, sitôt remisé. Dodo. Je mets le voile sur sa cage et on n’en parle plus. On ne parlera plus que de toi et de moi. De nous deux. Car mon petit topo, c’est désormais ce qui nous relie. Le top du top ! À la mort, à la vie. Si tu en es d’accord, bien sûr. Oui, c’est à toi, à toi seul, avec ou sanse, que je veux parler. Murmurer plutôt. En as-tu envie ? Please. La dinde aux marrons peut attendre, non ? Approche donc tes yeux de la page pour tenter de lire entre mes lignes. Tenter de déchiffrer la vie de Lulu, la grande Amoureuse ! C’est un grave mais magnifique secret qui va sans doute éclore, qui va se décongeler entre toi et moi quand sonneront les douze coups de minuit. Plutôt avant, car minuit sera notre heure fatidique. Un peu comme pour Cendrillon, sauf qu’à mon âge, avec mes rides, mon lifting et mon foutu métier, je n’ai rien d’une princesse ! Plutôt une douairière. Chut ! On ne va pas parler de choses qui fâchent. Surtout pas du temps qui passe… Bref, ce soir, mon Kiwi ne me suffisait plus. C’est pour cela que je l’ai rangé. Non, j’avais besoin d’autres oreilles, d’autres visages tapis dans la douce pénombre de la lecture. Car, comme je t’expliquerai tout à l’heure, je crois moi aussi beaucoup à la lecture, à l’écriture aussi, aux magiques mots qui soulagent les maux tragiques. C’est beau, non ? En fait, c’est un jeu de mot qui est très sérieux, ma petite trouvaille, et c’est pourquoi je l’ai notée en
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premier dans mon carnet à spirales dont je vais aussi te parler. Car, exceptionnellement, elle est de moi, cette phrase qui balance, avec son jeu de mots et ses deux rimes de chaque côté, comme les deux piles d’un pont. Tragiquemagique? Mais basta ! Je ne t’écris pas ce! C’est toute la vie, non soir pour me vanter. Ni pour faire un cours de français. Même si la comparaison est parlante : entre moi qui t’écris et toi qui me lis, c’est une passerelle, de plus en plus courte, de plus en plus sûre. Et au-dessous de nous, coule un grand fleuve, avec ses tourbillons profonds, le fleuve Amour sur lequel, toi et moi, nous rêvons d’embarquer. Tu veux bien m’accompagner dans ce périple, même s’il ne s’agit pas d’une croisière pépère ou plutôt mémère ! Horrible mot : quand on aime, on reste jeune à jamais. Car si vivre, c’est perdre du terrain, aimer, c’est en reconquérir, non ? Allons, ami ou amie, avec ou sanse, comme on en a convenu ensemble, sans plus tarder puisque l’heure tourne, embarquons ! Mais par où commencer ? En fait, tout est caché dans mon fameux secret. Comme la graine dans la coque ou le noyau dans le fruit. Gare à ne pas t’ébrécher la canine ! Ce secret, tu l’auras deviné, c’est mon futur cadeau de Noël (exactement dans deux heures trente deux !) et c’est encore top-secret entre nous, encore enfoui dans le paquet cadeau pas encore déballé, avec le beau papier pailleté et le ruban bleu nuit ! J’ai toujours préféré le bleu nuit au rouge pourpre. C’est plus discret, plus mystérieux aussi. Le rouge, c’est trop lié à la profession des traînées glorieuses. Enfin, quelle que soit la couleur du ruban, pas si secret que ça mon paquet-cadeau puisque j’ai décidé d’ouvrir les vannes en me lâchant par écrit. Donc, si tu veux bien, puisqu’il s’agit d’amour et qu’en amour, on est forcément deux (évidemment, je ne parle pas ici métier, ça n’a rien à voir), bref, nous commencerons par l’appeler « B », mon Prince Charmant. Simple mesure de précaution. Son initiale. Ce pourrait être B comme Bertrand, Brice ou Benjamin… en plus exotique, tout de même ! B comme Bonheur ? Je sens que tu brûles de me le susurrer. Et même de me le suggérer. Pourquoi pas ? Peut-être que tu t’y connais mieux que moi et que ton voyage
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pour Cythère t’a déjà fait découvrir ses rives enchantées. Des rives sûres en tout cas, où l’on peut poser le pied sans s’enliser, où l’on peut amarrer sa barque sans craindre qu’elle soit emportée par le courant… Moi, pour le moment, je suis toujours sur l’embarcadère. La croisière était annoncée, mais l’Eldorado se fait attendre. Qu’importe, on a déjà notre billet tous les deux ! Comme c’est une destination très demandée, il faut prendre son mal en patience. Bref, ça fait déjà quinze mois, B et moi. C’est rien, quinze mois, dans l’éternité, non ? En tout cas, je piaffe, parce que Lulu, c’est une impatiente, une fervente ! Un homme comme lui, il n’y en a qu’un, le mec de ma vie, une très très grande pointure ! Pour ne rien te cacher, lui et moi, ça fait déjà quinze mois, – seulement quinze mois – et nous ne parvenons pas à nous lâcher tellement c’est fort. Et je ne regrette rien, comme chantait Piaf, qui s’y connaissait en bonshommes et en rengaines, car rien n’est plus réel que l’amour. Pourtant… je me le demande souvent, de plus en plus… surtout ce soir : comment ai-je pu devenir cette taularde, à la fois radieuse et folle d’inquiétude ? Car, je ne le sais que trop, je suis très bien placée pour le savoir : l’amour, c’est une denrée périssable… très rare même. Et voilà que je suis tombée amoureuse, moi, Lucienne, la pute au grand cœur, mais pute tout de même !
Ça va, tu t’accroches ? Pas envie de me quitter déjà, j’espère ! Au fait, quand j’écris « pute », tu n’es pas allergique, au moins ? Tu n’es pas choqué ? En fait, je n’aime pas trop ce mot, si galvaudé, si cliché. Il y a tellement tromperie sur la marchandise ! Et puis, c’est un mot dur, expéditif. Il claque comme une rafale ou une gifle. Mais, bon, je te le concède, c’est un mot pratique, pas très joli joli, mais pratique et beaucoup moins prétentieux que «péripatéticiennePéri quoi » ! ?! Bref, mon B me désorganise complètement. Tu as déjà connu, toi, ce genre de dépendance amoureuse ? Quand on n’est plus soi-même, quand on a l’autre dans la peau, partout, si fort, si électrique, que ça nous démange de la tête aux pieds, qu’on a des fourmis dans le cœur, des crampes dans le ventre, partout, je te dis, alors que le cerveau et sa froide
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logique capitulent ! Bref, on n’est bien nulle part, sauf avec lui. On n’est plus soi-même, toujours en vadrouille, toujours à sa rencontre. C’est fou, non ? Avec B, mon bel envahisseur, je croyais pourtant avoir bien organisé ma vie : trois jours de trottoir, quatre jours d’embourgeoisement. Un week-end de quatre jours pour un turbin de trois. C’est valable, non ? En tout cas indispensable, surtout quand on est en préretraite. Les trente cinq heures ont du bon, l’argent aussi. J’aime le luxe. Je tiens à mon standing. J’aime me faire bichonner. Je tiens à l’argent mais lui ne me tient pas. Je veux dire que j’aime en recevoir et j’aime encore plus le gaspiller, en donner, histoire de m’enrichir. Avec panache ! C’est ma classe à moi, le prix de ma liberté conquise de haute lutte. Et voilà qu’aujourd’hui je tombe amoureuse : ma plus grande dépendance. À mon âge, est-ce bien raisonnable ? Moi qui ne rêve que d’autonomie. Libre, toujours libre ! Bas les pattes. Et aujourd’hui captive de mon bel amour… Ma Lulu, qu’est-ce qui t’arrive ?
Il faut que je t’explique. Même si c’est compliqué et contradictoire. J’ai toujours eu besoin d’être libre, d’avoir les coudées franches, d’aimer à ma guise. Or, depuis toutes ces années, bien plus que mon Kiwi à qui ce soir on a décidé de clouer le bec, il n’y a pas femme plus encagée que moi ! Il paraît qu’on appelle ça un paradoxe. Paradoxe, paradoxe, est-ce que j’ai une tronche de paradoxe ! Mais il y a du vrai là-dessous. C’est tout moi, ce besoin de respirer. De m’organiser à ma guise. Car moi aussi je suis en cage, mais il me faut de la place. De l’air entre les barreaux ! Et une cage dorée, tant qu’à faire. Il me comprend, mon Kiwi, il sait de quoi je parle. De l’air ! De l’air ! Et voilà que B me désorganise… mais je n’y peux rien puisque je l’aime. Enfin, s’il le mérite. Je l’aime s’il en est digne. En tout cas, depuis quinze mois, c’est lui mon oxygène, monfutur! Je et pour ça je veux bien payer un servage ou un péage veux bien encore attendre quelque temps sur le fameux embarcadère. Puisque moi, je l’aime et que je revis.
En fait, je crâne un peu… Je suis sûre que tu l’as deviné entre les lignes. Je ne revis pas tant que ça. Je ne vais pas si bien que ça et je suis comme les 6
gosses qui ont grandi trop vite et qui depuis longtemps, sans le dire, ne croient plus au Père Noël. Non seulement ils ne rêvent plus, mais ils ricanent. Le pire, c’est le soupçon. Le soupçon d’avoir tant attendu pour rien car, comme disait maman, il ne faut pas vivre au-dessus de ses moyens. Encore moins aimer. Oui, peut-être que tu connais aussi, ce satané soupçon qui se faufile, t’infiltre, qui grignote à l’intérieur comme le ver dans la pomme. Car, pour tout te dire, tout nous sépare, tout nous oppose : la race, la culture, notre histoire et notre âge. À cause de sa couleur d’ébène, ma préférée, je me suis mise des tas de gens à dos. On est comme ça dans ma famille, très Le Pen, très réglo, des œillères, des principes. On ne badine pas sur le pedigree ! «L’intolérance, c’est le reflet de ses propres frustrations», je viens de dénicher cette belle phrase, je l’ai recopiée dans mon carnet à spirales où je collectionne les belles maximes, celles qui aident à survivre. J’essaie donc d’être tolérante, pas impatiente. J’essaie de le museler, ce fameux soupçon. De le transformer en attention bienveillante. Surtout patiente ! Par exemple, B a une grande fille de seize ans. Je n’ai pas voulu qu’il me la présente, pas tout de suite en tout cas, malgré mon envie, malgré sa fierté. Qu’est-ce qu’elle comprendrait de notre folle histoire et des années qui, paraît-il, séparent honteusement ceux qui s’aiment. Moi, je m’en fous de l’âge. Je te le dis carrément, comme je le pense, comme je le sens. Comme disait Picasso : «Il faut beaucoup de temps pour devenir jeune.» C’est une autre de mes citations fétiches. Car le cœur n’a pas de rides, n’est-ce pas ? Le désir n’a pas d’âge. Quand j’aime, je me sens intemporelle. Inusable.
Inoxydable.
Le tabou de l’âge, c’est cruel et c’est con. Tu es d’accord ? Moi, je vais te dire, même si je vais te paraître trop féministe, tropFemen, comme elles se veulent aujourd’hui. On accepte que les hommes d’un certain âge fréquentent et épousent une jeunesse. Pour quelles raisons une femme flamboyante, encore désirable, épanouie dans sa maturité, n’aurait-elle pas le droit de prendre un amant plus jeune ? Cette injustice dure depuis des décennies, des siècles. Depuis toujours, les mecs ont tous les droits. Eh bien là, je dis niet. Niet ! Je refuse que
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cela continue. Je me battrai pour ça. Personnellement, j’ai toujours eu des amants plus jeunes. Attention ! Je te parle d'amants, pas de clients. Nuance. Ah ! Je me souviens de cette belle histoire, si touchante que je crois l’avoir rêvée… Il faut à tout prix que je te la raconte. C’est permis un soir de Noël, de rêver, d’enjoliver, de mettre partout guirlandes et lumignons. J’avais alors trente-huit balais, j’étais seule, l’ennui, la poisse, le manque d’amour, je ne sais plus. L’histoire ne se passe pas à Paris, mais en province, quelque part dans le Centre. Pas encore vraiment professionnelle, juste les prémices, en stage de formation accélérée quoi ! Bref, lui en avait seize. Un môme ! Très grand pour son âge, comme on les fait maintenant, très baraqué et pas gras. Et en même temps beau, si beau, très stylé, très blond, avec des châsses... on aurait dit de la porcelaine. Je le conduisais à son lycée, j’allais le rechercher le soir. Je prenais mes repas en face du bahut pour le guetter, pour le déguster des yeux. Nous nous sommes aimés pendant toute une année… Ce gosse était mon cadeau quotidien. C’était Noël tous les jours !
Et puis la police s’en est mêlée, le proviseur, tous les gens bien, les gens soi-disant respectables qui se foutent du bonheur. Comme si le bonheur pouvait détourner les mineurs ! J’ai donc été convoquée par un commissaire. Si je n’avais pas bénéficié de hautes relations (ça m’a toujours servi dans le métier, aujourd’hui plus encore à Pigalle), je me serais retrouvée en taule. À crever à petit feu. Parce que dans la France profonde, de ce temps-là et de toujours, de plus en plus profonde en fait, malgré la vie des gens qui est si bête et si superficielle, passons, bref, ici et partout, même chez toi – là où tu habites, très loin peut-être mais l’amitié grâce aux mots commence à nous rejoindre, à nous lier, par-delà l’océan, au-dessus des frontières – bref, j’enfonce la flèche dans la cible : chez toi ou ici, on ne badine pas avec la morale ! La règle, c’estniet. Surtout en amour. Vivre un grand amour ?Niet. Tuer par amour ?Re-niet. Seulement l’amour de Dieu qui, malheureusement, n’a pas de peau, ne respire pas, ne te touche pas. Alors, quand à 38 ans, on se ratatine, on se dessèche, on pourrit sur pied, on devient jaune comme un coing à force d’isolement tactile et
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du cœur toujours en panne… «Mourir d’aimer». J’aimerais tant revoir ce film qui à l’époque m’avait bouleversée… Tu te souviens ? Tu l’as vu ? L’histoire de cette prof qui a commis le crime de tomber amoureuse d’un de ses élèves et que la bonne morale a acculée au suicide. Le genre de violence qui arrivait autrefois : la tornade des sentiments, un tsunami d’amour ! On aurait plutôt envie que ça recommence, non ? Parce qu’on s’emmerde aujourd’hui. En tout cas, chez nous. La révolution, les manifs, le grand soir, c’est loin… et c’est toujours un pétard mouillé pour finir. Pas si mouillé que ça d’ailleurs, avec les attentats et leur foutu plan Vigipirate. Johan par contre, ce n’était pas un violent, ô non ! Si attentionné, si touchant… Oui, mon élève à moi s’appelait Johan. Il s’appelle toujours Johan puisqu’il garde une place dans mon cœur, indétrônable, indémodable.
Mais avec mon B, c’est autre chose, vois-tu. Forcément moins romantique. J’ai plutôt envie que mon cœur soit dur et froid comme l’acier qu’on trempe au feu, pour augmenter sa dureté. Depuis sept mois je n’ai pas fait l’amour avec lui, pas une seule nuit, moi qui raffole de caresses. Incroyable, non ? Et ce n’est pas la professionnelle qui parle – rien à voir, je t’ai déjà dit –, seulement l’amoureuse, la vieille amoureuse. Pas si vieille que ça ! Pour qu’une femme accepte ce manque, consente à un tel sacrifice, il faut qu’elle aime l’homme de sa vie d’un amour fou, follement pur ! Et c’est moi qui ose écrire ça. Oui, et je persiste et signe :follement pur. Comme une première fois. Comme un continent vierge et inexploré. La fameuse contrée mystérieuse et préservée que la Croisière du siècle nous promet ! Oui, oui, je dois l’aimer d’un amour inconditionnel. D’un amour tout neuf. L’aimer de l’intérieur. De toute mon âme. De toutes mes tripes assagies. De toute ma volonté. Préserver pour lui seul tout ce que pour les autres je monnaie. Il le veut d’ailleurs, il le désire même, tellement que ça en devient suspect : il souhaite «prendre du recul». C’est son mot. Prendre du recul ? C’est son expression. Tu parles ! Tu crois que c’est bon signe ? On dirait qu’il parle comme certains de nos clients : ces kangourous qui lorgnent sans arrêt sur la marchandise, la main dans la poche,
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mais qui ne se décident jamais, veulent prendre un peu de temps pour réfléchir, pour comparer… Les enfoirés !
En fait, c’est B qui m’a prise en otage, voilà le mot juste, Son amour m’a kidnappée, mais moi, je ne veux pas le ligoter en retour. D’ailleurs, crois-moi, il ne supporterait pas un instant que je fasse main basse sur lui. C’est pour ça qu’il s’esquive, qu’il me glisse entre les doigts… N’empêche, son corps me manque. Sa peau. Son sexe. Et ce n’est pas la professionnelle qui parle (on s’en tape toutes de leur bazar !). C’est l’amoureuse, l’amoureuse frustrée. Parce que mon abstinence est un manque, une torture…mais ce n’est pas pour rien, ce n’est pas une perte : c’est même peut-être un gain, un bon placement pour demain, qui sait ? Moi, je ne sais pas. Je ne sais plus. Je pense qu’en amour, il faut toujours se méfier de la méthode Coué. Peut-être se méfier tout court.
Qu’en penses-tu, toi qui me lis. As-tu quelqu’un dans ta vie ? Ou bien quelqu’une. Excuse-moi, me voilà bien indiscrète. C’est que ta voix me manque, ton regard attentif, peut-être un sourire. Surtout ton sourire. J’ai l’impression que je monologue face à un ou une fantôme. Mais il faut que je m’accroche, que j’aille jusqu’au bout. Que toi, enfoui ou enfouie entre mes pages, tu ne te décourages pas de m’écouter. Non, je t’en prie, ne me lâche pas ce soir ! Je te le promets : ce ne sera plus très long. Alors, tant pis pour le sourire enlive, on s’en passera toi et moi. Même si c’est un peu comme au téléphone – du moins je trouve : j’ai toujours l’impression d’entendre mon correspondant à contrejour. C’est inconfortable et frustrant. Et je ne parle pas seulement de mon B. N’importe qui, l’autre à qui tu tiens, quand il ou elle t’écoute au loin, peut-être distraitement en se limant les ongles ou en zappant devant sa télé, c’est lui, ce n’est pas tout à faitlui. Ni entièrementmoi, à l’autre bout du fil. Ce n’est pas nous non plus. Forcément. Le contact n’est jamais garanti. Il y manque de la chaleur, du cœur. Surtout les regards, car, en amour, tout se joue dans le regard, non ? En fait, toi, tu es peut-être une personne équilibrée et sage. Sans doute. En tout cas, je te le souhaite. Quelqu’un qui en amour se contente du peu – ou du beaucoup – qu’il a. Comme mon Kiwi. Il n’a besoin de personne, il lui suffit de 10
chanter, voleter et picorer ! Merdelette ! J’y pense soudain… j’ai oublié ses graines aujourd’hui ! Tant pis, ce sera pour demain, quand j’aurai nettoyé sa cage. Je lui dois bien ça pour Noël. Où en étais-je ?... Oui, oui, j’endure, je ronge mon frein. Et pourtant, je ne suis pas maso ! Patiente, ma belle, patiente, me dis-je, ton Prince Charmant va venir. Il te l’a redit hier, il te l’a promis. B doit m’appeler tout à l’heure. Je ne t’avais pas encore précisé notre plan ? C’est pourtant essentiel. C’est la clé du suspense. C’est le nœud du secret. Le nœud coulant… Sa voix dans mon portable ! Déjà, elle fait battre mon cœur plus fort, plus vite. Quand il parle, on dirait qu’il fredonne, qu’il caresse… Sa voix, c’est du velours ! Oui, oui, il faut qu’on se parle, encore et encore, qu’on s’effleure le cœur. Donc, il doit m’appeler au sujet du réveillon. En priorité, il m’a dit hier. Pour confirmer. Tout est prévu, paraît-il, le plus beau restaurant, le plus cher, qu’importe. Le revoir enfin, le dévorer du regard, lui faire l’amour avec mes seuls yeux noyés dans les siens !
«On ne voit bien qu'avec le cœur. » Qui a dit cette belle phrase ? À vérifier. J'adore les citations, je les collectionne. Avec les mots, je me fabrique des colliers de soleils. Dommage, j'aurais bien aimé faire des études, des longues pour devenir écrivain. Aujourd'hui, en France, on ditécrivaine. Je n'aime pas. Tu ne trouves pas que ça rime avec naine ? Bref, écrivain ou maîtresse d'école. Dommage, je n'ai pas pu apprendre longtemps ; j'étais, paraît-il, douée pour autre chose, alors je me rattrape maintenant en capitalisant les perles des autres. Certaines citations me remontent de l'enfance, d'autres sont modernes, je les pioche dans le journalque Geoffroy me laisse. (Je te parlerai de Geoffroy plus loin. Quel numéro !) Pour que je me cultive, qu’il dit. Puis, ces citations triées sur le volet, je les recopie dans mon cahier à spirales, plus sûr que l'ordi. Mais certains mots sont indésirables ; ils me tarabustent, parasitent ma mémoire. On dirait le collant jaune qui chez nous scotchait les mouches. Ces mots, je ne veux pas les garder, je ne peux pas, mais ils tapent l'incruste. Par exemple, ces huit qui puent la naphtaline :« MON PÈRE, CE HÉROS AU SOURIRE SI DOUX. » Vous connaissez ? Pardon, depuis le début, on se dittu, même si on échange à
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