La parenthèse
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Description

La parenthèse Je descends trop vite de l'escalier. Poursuivant les quart de rond, survolant les girons. J'avale les marches, dans une ogresque cascade. Affamée de fin. Et sur le palier dans le coco d'un tapis, je me prends les pieds. Enrayée la souplesse de ma jeunesse. Révélée la fragilité de l'âge. Le Médecin jeune et charmant, en me prescrivant radios et examens complémentaires, me parle d'ostéoporose ! Moi, la pas encore retraitée, la femme aux multiples activités, il me fait entrer de plein pied dans une case. La case des gens âgés ! Et il minaude, tournant autour du pot. Miaulant : « hormones, vitamines D, décalcifié... » Comme un chat, il me fixe, telle une vieille souris. Moi, je regarde la peau tuméfiée, distendue de ma cheville. Dans sa comparaison, avec l'autre saine, elle devient plus ronde, sans plis, sans rides. En posant ma main sur elle, si chaude, si pleine, je vois sur mes doigts, mes articulations en nœuds exorbités, saillir de ma peau fripée. Je retire ma main, je la replie, l'enfermant pour ne laisser apparaître qu'un poing aux tissus repassés. Et mon geste le fait sourire. Un sourire courtois, juste une ébauche de rire, sûrement retenu, 1 contenu dans son élan de moquerie. Il verra bien quand il aura doublé ses années ! Puis il m'aide, à me lever. Précautionneux, s'enquérant de la douleur de l’appui, de la pression du bandage.

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Publié le 11 mai 2013
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Licence : Tous droits réservés
Langue Français

Extrait

La parenthèse
Je descends trop vite de l'escalier. Poursuivant les quart de rond, survolant les girons. J'avale les marches, dans une ogresque cascade. Affamée de fin. Et sur le palier dans le coco d'un tapis, je me prends les pieds. Enrayée la souplesse de ma jeunesse. Révélée la fragilité de l'âge. Le Médecin jeune et charmant, en me prescrivant radios et examens complémentaires, me parle d'ostéoporose ! Moi, la pas encore retraitée, la femme aux multiples activités, il me fait entrer de plein pied dans une case. La case des gens âgés ! Et il minaude, tournant autour du pot. Miaulant : « hormones, vitamines D, décalcifié... » Comme un chat, il me fixe, telle une vieille souris. Moi, je regarde la peau tuméfiée, distendue de ma cheville. Dans sa comparaison, avec l'autre saine, elle devient plus ronde, sans plis, sans rides. En posant ma main sur elle, si chaude, si pleine, je vois sur mes doigts, mes articulations en nœuds exorbités, saillir de ma peau fripée. Je retire ma main, je la replie, l'enfermant pour ne laisser apparaître qu'un poing aux tissus repassés. Et mon geste le fait sourire. Un sourire courtois, juste une ébauche de rire, sûrement retenu,
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contenu dans son élan de moquerie. Il verra bien quand il aura doublé ses années ! Puis il m'aide, à me lever. Précautionneux, s'enquérant de la douleur de l’appui, de la pression du bandage. Avant de sortir de son cabinet, il glisse dans mes mains une canne, une affreuse canne de grand-mère « pour dépanner à me rendre plus tard » me dit-il. Je claudique comme... et bien comme une cane, justement, jusqu'à mon bâtiment, voisin de l'office. La chance indéniable m'a souri dans cette location estivale, tout est à portée de main. La chance ou un agent immobilier inspiré, probablement par mon âge. L'escalier est vainqueur. Ses marches triomphantes et son tapis coco m'obligent à me véhiculer par le biais de l’ascenseur. Au niveau de mon étage, pour parfaire ma terreur de ses engins ascensionnels, l’ascenseur retient ses portes, pas très longtemps, plus que d'habitude je l'ignore, mais suffisamment pour m'inviter à tambouriner. De peur, de rage et d'angoisse. Et il s'ouvre sur un grand énergumène, imposant atteignant de peu le plafond, au regard goguenard. Un de ceux qu'on aime éviter. Celui de ceux qui vous considère en territoire étranger. Avec son accent indéniablement local il m'affirme « ô fan, cetteu machineue est infernaleu ! » Puis il maintient les portes ouvertes le temps que je m'en extirpe, la tête baissée, je le remercie. « de rien » me dit-il « de rien du tout, moi jeu l'éviteu cet ascensseureu » Je lève tête et canne en équilibre instable sur ma patte saine « je ne peux faire autrement ! » Le bleu de ses yeux m’apparaît plus chaleureux, son ton se fait plus sympathique... « ô peuchère, n'hésitez-pas à me demander si vous avez besoin ! J'habiteu là juste à côté de chez vous ! »
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Il montre sa porte et la mienne côte à côte. Je n'ai fait aucun mouvement vers elle, il y en a trois autres, sur le même palier, comment se doute-t-il que celle-ci soit la mienne. « hé, bé... » me dit-il en me voyant engager mes premiers pas « fatche de sort ! » et prestement il me soulève du sol, sans effort, et en deux grandes enjambées, sans avoir le temps de m'en rendre compte, je me retrouve le nez devant ma porte. Il me pose, doucement sur mon pied valide, tout souriant « vé... légèreu comme une plumeu ! » J'essaye vainement de me ressaisir, en cherchant la clé dans mon sac. Pendant ce temps, lui, ne s'est pas éloigné il garde sa pose, appuyé de l'épaule contre le chambranle, continuant à me sourire. Je toussote, légèrement, pour éclaircir ma voix, insérant la clé dans la serrure, je prononce deux trois formules d'usage, qui passent là dans un coin de ma tête « je vous remercie, il ne fallait pas vous donner cette peine ! » « Qué peineu ! » puis il prend ma main, en baise le bout de mes doigts et, en tenant bien éloignés ses accords méridionaux, murmure « ce fut un plaisir » Sur un « adesiass » chantant il descend, ou plutôt dévale l'escalier. Je reste quelques secondes en état de surprise. Ne sachant pas, n'arrivant pas à comprendre, mettre un sens, sur ce que je ressentais. J’agis dans mon appartement sans réfléchir : poser mon sac, claudiquer, prendre un verre, boire. Les mots dans mon cerveau dégoulinent, se liquéfient. Je déambule dans le couloir, comme dans ma tête, sans savoir quoi faire et où aller. La raison me revient, galopante, exigeante. « téléphoner à l'agent immobilier, c'est un fou, je suis folle, me laisser faire ainsi, je n'ai plus vingt ans, déménager » Puis le téléphone sonne. Le temps que je m'en saisisse la messagerie s'enclenche. Mon fils à l'autre bout du monde.
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Le message est clair « je suis au Tibet, en route pour le lac Namsto, ne t'inquiète pas, tout va bien ! » Après avoir essayé de le rappeler, je me convaincs qu'il tentera un nouveau contact, quand il sera au plus sûr de son réseau. J’ai enfanté d'un globe-trotteur. Depuis bientôt dix ans, il parcourt le monde, de petits boulots, en articles pour les journaux, il avance sans se retourner. Un courrier par ci, un appel par là ; le cordon est tranché. Les berges de cette cicatrice me paraissent moins vives, depuis seulement quelques temps. Son absence au début je l'ai vécue comme une réédition de mon divorce d'avec son père. Une épreuve douloureuse. Un arrière-goût d'échec. Puis, résignée à ce que mon fils soit ce qu'il voulait être, même très loin de moi, j'éprouve nettement plus de plaisir à le retrouver et le perdre deux ou trois fois l'an. Avec toujours cette remarquable évidence « il fait sa vie sans toi ! » Le téléphone rangé dans mon sac. L'heure avancée sur cette journée, me voici le nez au vent à humer les bonnes odeurs de repas, qui se faufilent de portes en portes par la cage d'escalier. Rien de ce que je trouve dans mes placards, ne me permet de croire que je puisse en faire autant. Le vestige d'une tomate rabougrie cligne de l’œil dans mon frigo, vide. Elle me nargue de son insolente inutilité pour apaiser ma faim. Les portes claquées de placards en frigidaire ne me reste plus que l’amère acceptation de n'avoir pas eu le temps de faire les courses. Or c'était un peu pour elle que j’avais dévalé cet escalier ce matin. « fatche de sort » comme dirait mon voisin. Mon grand voisin... « mon », pourquoi « mon » ? Le voisin ! Quand la sonnette retentit de son carillon aigu, pensant tout bêtement à lui, je ne suis guère surprise de le découvrir sur mon palier.
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Avec ce grand sourire éclatant de bonhomie. « vé, je sais que vous êtes arrivée hier » Mes yeux doivent être suffisamment écarquillés pour qu'il en conçoive la raison. « Bé ! Tout ce sait ! Aloreu je vous inviteu !» Il me fait une espèce de révérence, entre danse contemporaine et gestuel de clown pour se présenter « Etienne pour vous servir » Montrant la porte grande ouverte sur son appartement. « Allez zou, tirez votre porte ! Je vous ai préparé un repas !» Il ne parle pas, il chante, sans s’arrêter, sans me laisser mettre un point d'accord. Ni en prononcer mon prénom pour lui je suis, « Nine » «Vé, Nine, ce n'est pas la sardine qui a bouché le port de Marseille, mais c'est un bon plat » Il est vrai que m'approchant au plus près de son domicile, pénétrant dans son couloir, atteignant la table joliment mise, les odeurs appétissantes qui embaumaient tant mon appartement tout à l'heure se révèlent provenir de chez lui. Des légumes cuisinés à l'ail et l'huile d'olive. Du pain frais, croustillant et léger. Une salade au vert rehaussé d'olives noires. Une tarte aux courgettes légère et onctueuse. Un rosé frais. Je ne chipote pas dans mon assiette. Non, sûrement pas. Je n'entretiens que brièvement la conversation. Nul besoin d'ajouter des mots, lui, seul, s'en sort très bien. Assise face à lui, je le regarde, je voyage en souriant. Il est dans le tout, le tout de l’exubérance, par le ton, le regard, les mouvements des bras, le plissement de ses sourcils. Il est ce tout si loin de mon monde coutumier. Ce monde si éloigné, brumeux. Il se lève, s'absentant pour préparer le café. Libérant l'horizon et la vue par la fenêtre. Un fenêtre ouverte en cette douce journée d'un printemps prometteur, sur le bleu scintillant de la méditerranée.
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Celle qui au fond de ma bourgogne m'a appelée. Viens, viens profiter de vacances sans touristes... Viens, viens apprendre à plonger... Viens dans mon bleu translucide découvrir ma flore fantastique, mes poissons colorés...Viens, viens courir seule sur mon sable humide... Viens t'y promener. Et me voici au plus près d'elle, un fil à la patte, dans un appartement que je ne connais pas avec un étranger dont j'ignore tout. Si ce n'est la force herculéenne de sa jeunesse. Puis son corps immense et fort se découpe sur ces bleus de ciel et de mer. En déposant les tasses qui entre ses doigts ressemblent à une dînette, il me demande d'où je viens. J'aurais pu dire dans cette seconde de rêverie, « d'un autre monde », c'est un peu sûrement ce que je dois lui faire ressentir. « té, c'est le nord ça ! » « non, c'est à 45 km d'auxerre ! » « Auxerre... Auxerre... ah, oui, ils ont un club de foot eux ! Des Bourguignons !» « mais, il n'y a pas que le foot ! » Il sourit, fier d'avance de ce qu'il va me dire et prononce un mot aux sonorités enfantines « les caragouilles ! » Avec la forme de l'accent cela me fait penser à «grenouille, gargouille» Il se doute bien dans le fond, que je patauge, me démenant en tout sens, entre rosé et accent de Provence, pour trouver ses caragouilles. Il s'en amuse et persiste en m'emportant dans ma première galèjade. « té, avé nous aussi ils nagent dans l'ail ! » Des caragouilles à l'ail. « vé, Nine, ils voyagent avec une villa ! » « des gens du voyage ? Des vacanciers ?» Il s’esclaffe à chacune de mes réponses, m’entraînant à rire de moi, de lui, de nous. « vous avez de drôle de mœurs en Bourgogne ! Vè, les estrangers doivent être bien accueillis chez vous ! Allez zou, un collier d'ail à l’arrivée »
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« c'est nécessaire, contre les vampires ! » « on leur suceu leu sangue ! » et il se met à rire de plus belle, se tapant des mains sur les genoux, en pleurant, inondant l'espace de l’appartement de ce rire si vivant, tourbillonnant. Communicatif. Moi aussi, je souffre des zygomatiques subitement exploités, mes abdominaux entraînés à la course à pied, expriment des tensions marathoniennes. Et entre mes cils des larmes glissent. Il passe sa main sur son visage, comme pour le lisser, et ses traits deviennent sérieux, figés, mais le rire dans ses yeux pétille. Il pétille trop, il me fixe, pour sûrement, jauger du résultat de ces mots. « les caragouilles sont des escargots et la recetteu chez nous s'appelleu... » un pouffement « fatche de dieu ».Un rire tonitruant. Le sérieux c'est enfui. Un hoquet de rire. Une inspiration. Une expiration : « elleu s'appeleu la.... ». Le sérieux ne peut plus revenir... « suce »... Un rire à éclater les murs. Je tente une requête :« la sauce aux caragouilles ?» Et là ce n'est plus un rire mais un hurlement.Les yeux au ciel, il prend tous les saints en témoin « ô bonne mère, ô Madone ! Elle m'escagasse ! » Devant mes larmes, il en rajoute des saints dont j'ignore le nom, escamotés par l'accent de sa gaieté. Pour enfin, se libérer de la souffrance que je lui inflige il sort le nom, tant attendu, de la recette : « suçarelleu ! » en précisant :« vé comé vous, on suce les coquilles ! » Et je pars à nouveau dans une course aux zygomatiques, l'imagination volant, voyageant, répondant à la sienne. Des gens du voyage, des touristes chapeautés de bob, traînant autour de leurs coups des colliers d'ail et sur leurs dos des coquilles. Des coquilles. Et là je l'emmène dans mon délire des coquilles saint-Jacques emblématique de ma ville. Des pèlerins. Le bleu du ciel vire et tourne au rouge.
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Les vestiges du repas, recouvrent encore la table. Lisant sûrement dans mes pensées, il devance mes actes, débarrasse avec la fulgurante rapidité d'un majordome. Je ne me sens pas la force de m'imposer, la fatigue de la journée si rocambolesquement entamée, pèse sur mon corps. Devançant là aussi mes pensées, il me propose de me raccompagner à mon appartement. En fait, il ne me raccompagne pas, il récidive sa démarche du matin. Hop soulevée, dans ses bras, comme une jeune fille, il m'emporte jusqu'à chez moi ; charriant aussi, un panier plein qu'il avait pris soin de garnir d'essentiel et de superflus. Prévenant il m'installe sur le canapé, jambes allongées, un coussin sous le pied bandé. Ma location, me paraît encore plus petite avec lui à mes côtés. Il remplit l'espace. Libérant sur la table le contenu de son panier, nappe, verre, eau, gâteaux, friandises et une fiche cartonnée qu'il me tend : « ce sont mes coordonnées, n'hésitez pas à m'appeler... » Il ne me sert pas la main, non il la dépose délicatement au creux de la sienne, immense. Il en baise le dessus, plonge ses yeux bleus aux nuances métalliques, mais tellement si chaudes dans les miens et murmure comme une caresse « A demain, ma Nine » Quand la porte sur lui se referme, je n’entends que le vide de son absence. Je ferme les yeux, le revoie souriant, ressentant encore la chaleur de ses lèvres sur ma main et je glisse dans le sommeil. C'est le carillon aiguë de ma sonnette qui ce matin là me réveille. Avec ce sentiment étrange d'avoir dormi un siècle, je réalise que j'ai passé pour la première fois de ma vie, une nuit dans un canapé. Dans la même position où il m'avait laissé. Je me lève, en posant par inadvertance le pied au sol, sans douleurs, j'avance en limitant l’appui jusqu'à la porte, derrière laquelle le visiteur semble s'impatienter, ma main se pose sur la
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poignée au même instant qu'un nouveau carillon retentit. La porte s'ouvre, sur lui, Étienne, avec à bout de bras, un plateau au bol de café fumant. « Salute ! Nine ! » Vêtu d'un costume trois pièces, il me devance dans le couloir. « Je ne vous embête pas longtemps ! » Il installe le plateau sur la table basse, revient vers moi, passe son bras sous le mien. Me guide et parle. Parle et chante « té vous avez bonne mine ce matin... Vé la patte elle est plus folle... Té ce soir, je vous invite au resto... » Il ne me laisse pas l'occasion de parler, de remercier ou même de saluer, à nouveau ma main déposée sur la sienne, à nouveau ce regard croisé, à nouveau l'effleurement de ses lèvres et le voici disparu, en hurlant dans le couloir « à ce soir, ma Nine ! » Le café chaud est une merveille. La petite rose dans son soliflore, une étincelle. Le croissant, une délicatesse. Et lui, Étienne, une étoile filante. Étrangement son passage éclair laisse son empreinte sur ma journée qui se prolonge dans la rapidité et l'efficacité. Je range, m'apprête, me mobilise. Cette volonté de mouvement ne se heurte à aucun obstacle, les rendez-vous radios et médecin s'alignent avec la régularité d'un métronome. Mon corps, ma jambe, ma cheville, n'opposent aucune résistance. Et dans son cabinet, le médecin est en émerveillement sur ma faculté de récupération. Pas de fracture, ni d'arrachement, les signes d’inflammations disparus et aucune douleur résiduelle. Il m'interroge, s'appliquant à découvrir les raisons de ma fulgurante guérison et en vient à m'annoncer, je dirai admirativement : « vous êtes l'exemple même de l'utilité de l'exercice physique ! » Avant de partir, malgré une légère contention maintenue pour
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encore trois jours, il récupère la canne : « plus besoin d'assistance technique ! Mais pour reprendre la course à pied, attendez encore une semaine, sinon, je vous conseille vivement de profiter de nos plages, la mer ces jours-ci se réchauffent, et marcher dans l'eau pourrait vous être bénéfique !» Dans le vestibule, il m'offre une poigne de main si franche qu'elle aurait pu, sans la présence de témoins en attente, se transformer en accolade. Je marche dans la rue, je croise des badauds. Des femmes revêtus des insignes de l'été. Des robes en pétale de fleurs. Dans une vitrine l'une d'elles attire mon attention. Dans le reflet je l'essaye, je me souris, elle me plaît. Et je ne résiste pas à cette tentation de me faire plaisir. A peine entrée dans le commerce, j'en ressors avec elle, empaquetée dans un sac. L'air de Roy Orbison flotte dans mes oreilles. « Pretty woman...walking down the street... » Je suis en effervescence. L'escalier triomphant ne m'arrête pas. Quatre à quatre j'escalade ses marches. A dix-huit heures je suis plus que prête. Prête pour Étienne. Ma robe rouge. Rouge sanguine, met en valeur mes lignes. Les lignes de mes vingt ans. Dans le miroir, je m'admire. Je me sens belle, féminine. Juste un détail me chiffonne. Je ne vois que lui. La bande blanche du straping. Armée du dissolvant je fonds sa colle. La cheville libérée je me chausse, non d'escarpins habituels pour m'agrandir, mais de ballerines. Plus plates et confortables. Le regard d’Étienne à dix-neuf heures est la récompense de mes efforts.
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Sans un mot. Pas un seul. Les bras ballants. Il laisse parler ses yeux. De bas en haut ils suivent ma robe. Ils reviennent sur mon visage légèrement maquillé. En redessinent les traits. Se déposent sur l'ourlet de mes lèvres. Visitent les courbes de mon cou. Sondent les limites de mon décolleté. Se plongent dans mes yeux. Puis sa main vole vers la mienne. Il l'emporte vers son visage. La retourne, et là, sur l'artère radiale me confie la chaleur de ses lèvres. Seulement de ses lèvres, tout en continuant à me dévorer des yeux. Puis enfin, il me parle. Il chante, me chante ma beauté. Me comparant à rien, rien qui puisse exister. Me promettant une belle soirée. Dans l’ascenseur, nos corps se frôlent, je me sens si petite, fragile, menue à ses côtés. Au bas de l'immeuble, dans la rue, il m’entraîne dans un restaurant, dont la terrasse s'ouvre sur la mer. A l'abri d'une pergola recouverte de vignes aux premières fleurs écloses, nous sommes installés. Le repas se partage entre le bruit des vagues et des morceaux choisis de nos vies. Il porte ce soir le charme discret d'un homme raffiné. Pas d’exubérance, ni dans son langage, ni dans sa vêture, il semble se maintenir dans la solennité de cet instant. De vagues réminiscences d'autres premiers rendez-vous, se superposent sur le nous, que je forme avec lui. Je les balaye. Les écarte loin de mes pensées, je veux avec lui, ne pas
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