Mémoires d’un touriste/Texte entier
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StendhalMémoires d’un Touriste, IMichel Lévy frères, 1854 (pp. 5-362).AVERTISSEMENT(INEDIT)—Le journal manuscrit de M. L…, commis voyageur pour le commerce des fers, aformé la base de l’ouvrage que l’on se dispose à lire. M. L… a le défaut d’appelerun peu trop les choses par leur nom, ce qui pourrait donner une idée très-fausse deson caractère et le peindre en noir. Il m’a prié de corriger son style, à quoi j’airépondu que j’aurais grand besoin que l’on corrigeât le mien ; je méprise et détestele style académique.M. L…, accoutumé à parler espagnol ou anglais aux colonies, avait admisbeaucoup de mots de ces langues comme plus expressifs.— Expressifs ! sans doute, lui disais-je, mais pour ceux qui savent l’espagnol etl’anglais.Indiquer ces légers défauts, c’est dire toute la faible part que j’ai prise à la rédactiondes pages suivantes. J’ai dû supprimer un quart du manuscrit, qui consistait enanecdotes et en réflexions ; tout cela pourra se hasarder plus tard, si malgré son tonde franchise, ce Voyage en France trouve des lecteurs. J’en doute ; l’auteur neménage aucune coterie. Il fallait, suivant moi, supprimer tout ce qui pouvait déplaireau faubourg Saint-Germain, ou tout ce qui pouvait déplaire au National.Mes opinions politiques sont différentes de celles de l’auteur, et plus sages ; mais ila tenu à n’être point adouci.H. B.I N T R O D U C T I O N(INÉDITE)Je vais dire ce que j’ai fait, ou plutôt ce qu’on a fait de moi, depuis bientôt ...

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Extrait

StendhalMémoires d’unTouriste, IMichel Lévyfrères, 1854 (pp. 5-362).AVERTISSEMENT(INEDIT)Le journal manuscrit de M. L…, commis voyageur pour le commerce des fers, aformé la base de louvrage que lon se dispose à lire. M. L a le défaut dappelerun peu trop les choses par leur nom, ce qui pourrait donner une idée très-fausse deson caractère et le peindre en noi.r I lma prié de corriger son style, à quoi jairépondu que jaurais grand besoin que lon corrigeât le mien ; je méprise et détestele style académique.M. L…, accoutumé à parler espagnol ou anglais aux colonies, avait admisbeaucoup de mots de ces langues comme plus expressifs. Expressifs ! sans doute, lui disais-je, mais pour ceux qui savent lespagnol etl anglais.Indiquer ces légers défauts, c’est dire toute la faible part que j’ai prise à la rédactiondes pages suivantes. J’ai dû supprimer un quart du manuscrit, qui consistait enanecdotes et enréflexions ; tout cela pourra se hasarder plus tard, si malgré sontonde franchise, ceVoyage en France trouve des lecteurs. J’en doute ; l’auteur neménage aucune coterie. I lfallait, suivant moi, supprimer tout ce qui pouvait déplaireaufaubourg Saint-Germain, outout ce qui pouvait déplaire auNational.Mes opinions poiltiques sont différentes de celles de lauteu,r et plus sages ; mais ila tenuà n’être pointadouci.H. B.INTRODUCTION(INÉDITE)Je vais dire ce que j’ai fait, ou plutôt ce qu’on a fait de moi, depuis bientôt trente-quatre ans que je suis dans ce monde.Mon père, homme sévère et qui était parvenu, à force de travai,l à se faire un nomdans une profession savante, me répétait tous les jours que jétais pauvre, et me iftdonner une excellente éducation ; mais ce ne fut pas sans peine, du moins de mapart.Je n’ai point connu les joies de l’enfance, et ma vie a toujours été sévère. À dix ans,je travaillais dix heures par jour au grec, au laitn, aux mathématiques, etc. Ce futavec grande peine que le rigorisme paternel m’accorda la musique et le dessin,mais à la condiiton que je me lèverais une heure plus tôt chaque matin, etcependant déjà je ne dormais guère.À seize ans, je travaillais dans unbureaude douane ; le DE STENDHAL.directeur était l’ami de mon père, et j’eus quatre ou cinq heures par jour pourterminer monéducation.Mon père disait quen ce siècle de laisser-alle,r tout tend à faire des hommesmédiocres. Je ne sais, ajoutait-i,l si vous êtes destiné à être un homme disitngué ; du moins,vous serezunhomme instruit.D’après ce système fort exactement suivi, je n’ai pas eu le temps d’être jeune. Adix-huit ans, le bureau envahit tout mon temps et m’occupait dix ou douze heurespar jour. Je suppose maintenant que c’est mon père qui prenait soin de ne pas melaisserl e temps de mal faire. Le fait est quej e suis une victime du travai.lJ’étais depuis trois ans dans les douanes quand, tout à coup, on m’envoya exercermon métier aux colonies. Je ne sais quel nigaud mavait dénoncé comme un ilbéralà mon directeu,r leque lenchérit encore et envoya à Paris une note détestable surmon compte. lIs me déclarèrent homme dopinions fort dangereuses, et Dieu sait si,à dix-neuf ans, après un travail de huit heures dans un bureau étouffé, je songeais àautre chose qu’à obtenir un regard des femmes aimables que le hasard me faisaitrencontrer. Mais je ne leur en veux point : ces messieurs avaient tout l’esprit de leurgouvernement.Jarrivai donc dans la colonie avec un brevet àilomme dangereux. Ce qui me frappale plus, cest quon me réveillait le matin pour prendre du café.Aifn de me venger du gouvernement qui mexilait, jappris langlais, et je me mis àétudier lel ibéi^ailsme.Je serais encore dans ce pays, qui avait ifni par me plaire, et où jai béni vingt foisle directeur à ailes de piMÉMOIRES D’UN TOURISTE. 9geon qui m’y avait exilé. Souvent je commandais un petit bâtiment de la douane, etjallais dune île à lautre. Jétais ilé avec des capitaines marchands qui, dans cescilmats chauds, mènent joyeuse vie ; javais même lhonneur de prendre du punchquelquefois avec des ofifciers de la marine royale ; mais je commettais desimprudences, non pas politiques, mais bien autrement graves. Un jour que jetravaillais au solei,l je fus saisi dune inOauimaiton si vive, que mon directeur, bonhomme qui n’avait qu’une seule idée au monde , la peur de se compromettre, merenvoya pourtant en Europe par humanité, et sans attendre la réponse du ministre.Ce trait fut subilme de sa part.A moiité chemin, les vents frais dEurope me rendirent instantanément la santé. EnFrance, je retrouvai la maison paternelle et toutes les peittesses de la viebourgeoise : la fumée de mon cigare incommodait la servante. Mon père metraitait, moi homme qui savais me faire obéir par d’autres hommes, exactementcomme si javais eu quinze ans.Moi, je craignais d’être un monstre, forcé de m’avouer que je n’adorais pas monpère. Au miileu de toutes ses brusqueries, unei dée quil répétait souvent me frappa Quel fichu méiter est-ce que tu fais là ? disait-i len grondant. Quest-ce quunecharrette qu’il faut traîner jusqu’à cinquante ans, pour se rendre apte à obtenirensuite une retraite de neuf cents francs ?Mon père me proposa de donner ma démission et de me marier : je nosai refuse.rJe voyais bien qu’il ne me fournirait point la petite somme nécessaire pourrenouveler mon équipement, en retournant à la colonie, après lexpiration de moncongé.10 ŒUVRES DE STENDHAL.Jentrai dans le commerce des fers : cétait la parite de mon beau-pére. Je fis desvoyages comme commis, pour placer et aclieter de la marchandise. Mon beau-père aime à avoir lair affairé ; mais cest le plus paresseux des hommes ; metrouvant disposé à travailler,i  lmel aissait tout faire ; je réussis.Par suite de diverses circonstances, auxquelles le hasard eut beaucoup plus depart que mon habileté, nos affaires prirent un grand développement, et ma fortuneéprouva un accroissement notable. J’étais heureux en apparence ; tout le mondeeût juré que rienne manquait à monbonheur, et cependant le bonheur était bienloinde monâme.J’ose croire que ma femme bénissait son sort ; du moins n’épargnais-je rien pouraller au-devant de tous ses désirs, et, je le crois, elle était heureuse. Mais enifn, jene l’aimais point d’amour ; d’autre part, je n’avais euque du respect pour mon père.Suis-je donc un monstre ? me disais-je. Suis-je desitnée nej amais aimer ?Le ciel me punit en m’accordant ce que je demandais : je fus jeune à trente ans ;mesi dées changèrent sur tout ; i len fut de même de mes senitments.Au plus fort des agitaitons que me donnait une manière dêtre si nouvelle pour moi,jeus le malheur de perdre ma femme, et jai du moins cette consolation que jamaiselle na même soupçonné des choses qui lui auraient donné du chagrin. Je lapleurai sincèrement ; undégoût profond pour toutes choses s’était emparé de moi.Pendant les trois ou quatre premiers mois qui suivirent cette cruelle séparation, jeme reitrai à Versailles ; je ne venais à Paris que trois fois la semaine, passer uneheure oudeuxpour les affaires. Ce désespoir contrariait monbeauMEMOIRES D’UN TOURISTE. 11père ; une amie de la maison, assez intrigante, me parla de me remarier ; ce mot fitrévoluiton chez moi.Ce jour-là, je me trouvais de garde au Château-d’Eau, sur le boulevard, car quoiqueabsent et fort malheureux, il faut monter sa garde. Je ne retournai pas à la maison àdeux heures du maitn, après avoir fait ma faciton, et je rnc souviens que je passaitoute la nuit assis sur une chaise de paille, devant le corps de garde, occupé àréfléchir profondément.J’étais sûr que madame Vignon allait me faire presser de me remarier par monbeau-père lui-même ; peut-être navait-elle parlé quà son instigaiton ? Merewaner. Jallais donc recommencer le genre de vie que je menais depuis sixans !J’avais débuté dons la carrière matrimoniale par un acte de férocité ; je savais tropce que cétait que de dîner tous les jours avec un père ou beau-père ; javais vouluavoir monménage.Bientôt, comme nos affaires allaient bien, il fallut donner des dîners. Or, à causedes vins ifns, cest un plaisir fort che,r et de plus ce plaisir est une affreuse corvéepour moi.L’hiver vint ensuite ; par une conséquence agréable de nos dîners et que je n’avaispas prévue, ma femme fut invitée à un assez grand nombre de bals ; je fus obilgéde jouer à Vécarté, et dès qu’il y avait plus de sept à huit pièces de cinq francs surla table, il en manquait toujours une, lorsquil sagissait de paye.r Javoue que cecime choqua profondément ; je rougissais jusqu’au blanc des yeux, comme si j’eusseété le coupable. Puis je rougissais de me12 ŒUVRES DE STENDHAL.senitr rougir ; ces parties avec des fripons étaient pour moi un supplice pire que lesdîners.Le commerce de fer conitnua à rencontrer dos circonstances heureuses. Moi je myappliquais sérieusement, pour ne pas avoir cette honte de changer une secondefois d’état au milieu de ma carrière. Il m’arriva plusieurs fois de serrer dans lebureau qui était dans ma chambre un ou deux billets de mille francs ; j’avais lapuérilité, je lavoue, de les regarder avec une certaine complaisance. Jamais jenavais eu tant dargent, et cet argent était un pur bénéifce sur des opérationsinventées par moi. Je me disais : ces billets, je les ai gagnés, et, selon touteapparence, jen gagnerai dautres à laveni.r Doué dun caractère fort modéré, je nesongeais nullement à étendre mes spéculations, et javoue que, comme un avare, jecouvais des yeux ces pauvres billets de mille francs.Ma femme leur trouva bientôt un emploi. Nous donnions toujours quelques dîners, etpar conséquent nos relations s’étaient beaucoup étendues ; ma femme parlaitmême de me faire nommer ileutenant dans ma compagnie. Elle sécria un jou,rcomme d’inspiration : « Faut-il que les personnes qui viennent dîner chez nous sedisent : Comment ces gens-là font-ils pour donner à manger ? ils doivent êtregênés, à en juger par les meubles quils ont chez eux.  lI faut lavouer, cher ami,ajouta-t-elle, nos meubles ne conviennent plus au rang que tu t’es donné dans lemonde. »Je fis bien quelque résistance ; mais enfin, cette année-là, ce ne furent pas deuxmille francs, mais sept à huit qui passèrent en meubles. lI est vrai que mon beau-père, qui, dans notre commerce, avait les deux iters des bénéfices, fitMÉ MOIRES D’UiN TOURISTE. 13cadeau de trois mille francs à sa iflle uni-que. Joubliais de dire que, pour avoir unappartement digne de nos meubles, nous éitons venus occuper un second étagedans la maison de mon beau-père. Nous donnâmes une fête de fort bon goût pourfendre la crémaillère.Ce fut dix-huit mois après que j’eus le malheur de perdre ma femme. Comme jenavais pas denfant, jeus lidée de retourner aux colonies. Mon beau-père le sut etse mit à maimer avec passion. Un beau jour, pour me consoler un peu, dit-i,l i lmeprésenta un acte signé de lui qui, en considéraiton de mon travai let de monassiduité, madmettait à la moiité des bénéifces. Un ami que javais et qui létaitaussi de mon beau-père, me dit que je serais un monstre si jabandonnais cemalheureux père dans sa douleur. Je ne répondis pas tout de suite, de peur depasser pour un monstre. Le brave homme, occupé de sa santé, fort chancelante ilest vrai, n’avait pas eude douleur dutout de la perte de sa fille.Nous en étions là, quand on vint me parler d’un second mariage, et voilà les idéessur lesquelles je déilbérai toute une nuit, assis sur ma chaise, devant le corps degarde du Chateau-d’ Eau. Je pesais, j’analysais chaque situation ; je medemandais bien sérieusement : à te ll e époque, par exemple, quand nousrenouvelâmes notre mobiiler et de lacajou passâmes au palissandre, étais-jeheureux?Le résultat que le lecteur prévoit fut que, moins d’un an après la mort de ma femme,pour qui javais été un fort bon mari, comme elle fut une excellente femme pour moi,je m’aperçus d’une chose dont j’eus une bien grande honte d’abord : c’est qu’àlexcepiton du premier moment dangoisse qui avait été terrible, jétais beaucoupplus heureux114 ŒUVRES DE STENDHAL.depuis que j’étais seul. J’eus tant de honte de cette découverte, que je devins uncoquin pour la première fois, je fus hypocrite ; et deu.K jours après je déclarai àmon beau-père, dun ton presque tragique, que je garderais une ifdéilté éternelle àla femme adorable que le ciel m’avait enlevée.— En ce cas, me répondit-il d’un air fort tranquille, il faut renvoyer Âugustine, en luidonnant une gratilication de cinquante écus, et prendre une gouvernante quis’entende un peu mieux aux affaires du ménage ; car les choses ne peuvent durerainsi : quand on met des draps blancs à mon lit les samedis, ils sont toujourshumides.Et de sa iflle pas un mot. Je failils paritr dun éclat de rire à la vue de ma sottise, cequi eut tout à fait compromis ma tristesse.Maintenant, nous avons une gouvernante qui sort de chez un pair de France, et jeprends soin de mon beau-père ; rien nest plus facile, je vériife moi-même létat desiccité des draps quel on met à sonil t.Ce brave homme l’a su et m’a embrassé en pleurant. Me promettez-vous, m’a-t-ildit, de ne jamais abandonner le malheureux père de votre épouse ? — J’ai promis,et il a vou,lu absolument passer un acte en vertu duquel, non-seulement jai droit à lamoitié des proifts, mais, le cas arrivant de prédécès de sa part, je pourrai, si je ledésire, rester nanti de l’existant en caisse et en magasin, et de tout le commerce,moyennant une somme de cent mille francs payée à la personne qui se trouveraindiquée dans sontestament.— Et cette personne ce sera vous, mon cher Philippe, me dit-il fort souvent d’un airattendri ; mais je n’encrois rien. Souvent je fais des opérations qui lui semblent tropMÉMOIRES D’UN TOURISTE. 15hardies, et je suis obligé de forcer un peu son consentement, ce que certainementla vanité dun Parisien ne saurait pardonner. Mais actuellement jai un but, jaimelargent, et voici bientôt deux ans  que jai ce goût. Je soignerai mon beau-pére tantqu’il aura besoin de moi ; mais je suis riche. Si je le perds, je vends le commerce etje retourne aux colonies. Je n’ai pas assez d’esprit pour en mettre à chacune despetites actions de la journée, comme il le faut à Paris. 11 paraît que je vais devenirfort riche. Comme je naime point le commerce en généra,l et en particulier celuides fers, jagis toujours avec un sang-froid parfait.Depuis que mon père entend dire que je suis à la tête de ma parite, i lsest mis àavoir de la considération pour moi. et si je voulais, comme je le puis, me lancerdans les hauts grades de la garde nationale, il me parlerait avec respect. Mais jesuis bien loin de ces idées ; je ne demande rien aux hommes, père ou non, que dene pas me troubler dans ma tranquillité, et peut-être ifnirai-je par maller étabilr auxcolonies, où je trouve les hommes beaucoup plus philosophes. C’est un grandrempart contre la sotitse vaniteuse qui est le péché de notre siècle, que dêtreobilgé de soritr en chapeau de paille et en jaquette de toile les trois quarts delannée. On dirait que le naturel et la simpilcité du costume passent dans lesacitons. Dailleurs, à mon avis, le bonheur est contagieux, et je trouve quun esclaveest mille fois plus heureuxqu’unpaysande Picardie. Il est nourri,’ Départ pour les colonies à i9 ans,
6 ans auxcolonies, 6 ans de mariage, 2 ans veuf.Total, . 53 ans.IG ŒUVRES DE STENDHAL,habille, soigné quand il est malade ; il n’a nul souci au monde et danse tous lessoirs avec sa matîresse. 11 est vrai que tout ce bonheur va cesser le jour où on luiapprendra d’Europe qu’il est malheureux. Je ne voudrais pas moimême retarderd’une minute leur émancipation *, je me repens même un peu de la phraseprécédente ; regardez-la, ô mon lecteur ! comme non avenue ; je ne voulais quevous dire que la vie habituelle au miileu des esclaves ne me rendrait pointmalheureux. Ici, comme dans beaucoup d’autres choses, je pense que ce quipasse généralement pour vrai est parfaitement faux.Mais je ne dis ces choses-là que par écrit ; autrement je serais déshonoré parmiles gens à argent, mes confrères ; ils ont beaucoup de considéraiton pour moi ; ilsme croient un bon homme, seulement un peu bête. Si javais des idées, si jeparlais, je serais à leurs yeux un horriblej acobin, un ennemi du juste-miileu, etc.Cette idée, encore bien peu arrêtée, daller finir mes jours à la Martinique, ou dumoins y passer les huit ou dix années qui me séparent encore de la vieillesse, meporte à comparer.Je me disais, il y a huit jours : Je quitterai la France, peut-être pour toujours, et je nela connais pas.Je mapcreois que jai oubile de dire que, deux ans après mon mariage, unebanqueroute que nous éprouvâmes à Livourne, et dont le dividende fut soldé pardes valeurs sur Vienne, en Autriche, me donnal occasion de voirl tIaile,• Cette éinancipition, adoptée en principe par un décret du gouvernementprovisoire du 4 mnrs 1848, a été proclamée en France et réglementée, par un autredécret del a même autorité, en date du 27 avri lsuivant (Note de léditeur.,)MEMOIRES lAutriche et la Suisse, sans que ma femme elle-même pût me taxer devaine curiosité.En Itaile, jachetai quelques tableaux. Le goût des arts, qui ne fut dabord quuneconsolaiton, mais à la vérité la seule que je pusse supporte,r sempara bientôtdune âme qui, depuis longtemps, ne connaissait dautres émoitons que celles dela douleur la plus profonde. J’eus cette idée que, si je me livrais sans réserve auchagrin, une certaine personne ne trouverait plus en moi quun vieillard morose,jamais le sort nous permettait de nous revoir : cette pensée changea tout monêtre.Javais compris que mon devoir strict était de remplacer la iflle quil avait perdueauprès du vieux père de ma femme. Or, M. R…, élevé dans le commerce, neconnatî dautre bonheur au monde que celui dacheter et de vendre. I la donc falluconitnuer les affaires, et le sort, mayant refusé le bonheur de lâme, sest obsitné àme donner celui de la fortune. Mon beau-père est fort âgé ; quand je n’aurai plus desoins à lui donner, il me semble que je trouverai quelque plaisir à aller passer un anou deux dans ces beaux cilmats où jadis jai trouvé une jeunesse si exempte desoucis et si gaie.Avant donc de quitter la France, jai voulu la connatîre. Après lavoir parcouruecomme un commis voyageur et avec la rapidité qu’exigent les affaires, ne pourraisje pas voyager maintenant en regardant autour de moi ? Malheureusement, je nesuis point tout à fait matîre de mon temps ; le grand âge de mon beau-père luidonne une itmidité inquiète, qui devient du malheur dès que je ne suis plus à sescôtés pour lui prouver que nos spéculations sont avantageuses.Mon père, me voyant riche, fut heureux. lI a été membre del a Chambre des députéspendant les quinze dernières années de sa vie, et m’a laissé quelques petitesterres valant cent cinquante mille francs et grevées de quatre-vingt mille francs dedettes. Cétait un homme intègre et sévère qui se gloriifait de sa pauvreté.— Verrières, près Sceaux.Ce n’est point parégoitsme que je disje, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen deraconter vite. Je suis négociant ; en parcourant la province pour mes affaires (lecommerce dufer), j’ai eu l’idée d’écrire un journal.Il n’y a presque pas de Voyages en France : c’est ce qui m’encourage à faireimprimer celui-ci. J’ai vula province pendant quelques mois, et j’écris un livre ; maisje nose parler de Paris, que jhabite depuis vingt ans. Le connatîre est létude detoute la vie, et il faut une tête bien forte pour ne pas se laisser cacher le fond deschoses par la mode, qui ence pays dispose plus que jamais de toutes les vérités.La mode pouvait tout aussi du temps de Louis XV ; elle faisait condamner à mort legénéral Lally, qui navait dautre tort que dêtre brusque et peu aimable. De nosjours, elle jette en prison un jeune officier tout aussi coupable que le généra lLally.Mais il y avait pourtant, du temps de Louis XV, une difficulté de moins pour arriver àla vérité : on navait pas à faire des efforts pour oubiler les jolies phrases dunevingtaine décrivains, gens de beaucoup de talent et payés pour menti.r DESTENDHAL.A Paris, on csi assailli didées loulcs faites sur tout ; on dirait quon veut, bon grdmal gré, nous éviter la peine de penser, et 110 nous laisser que le plaisir de biendire. Ces lpar un nialilcur contraire quon est vexé en province. On passe à côtéd’unsite charmant, oud’une ruine qui peint le moyen âge d’une manière IVanpanlo ;eh bien ! il ne se trouve personne pour vous avertir quil y a là qjelque chose decurieux à voi.r Le provincial, si son pays passe pour beau, vante tout également endes termes exagérés et vides d’idées, qui copient mal l’emphase de M. deChateaubriand. Si, au contraire, des articles de journaux ne lont pas averit quàcent pas de sa maison de campagne se trouve un paysage enchanteur, il vousrépond, quand vous demandez s’il y a dans les environs quelque chose à voir :« Ah ! monsieur, quil serait facile de se tailler cent mille livres de rente au miileu deces bois de haute futaie ! »— Fontainebleau, le 10 avril 1837.Enfinme voici enroute. Je chemine dans une bonne calèche achetée de rencontre ;jai pour unique compagnie le ifdèle Joseph, qui me demande respectueusement lapermission déparier à monsieur, et qui mimpaitente.De Verrières, où il y a de joils bois, à Essones, la principale idée qui me soitapparue a été tout égoïste, et même du genre le plus plat. S’il m’arrive une autrefois de voyager dans une voiture à moi, prendre un domesitque qui ne sache pas lefrançais.Le pays que je parcours est horriblement laid ; on ne voit à lhorizon que de grandesilgnes grises et plates. Sur le premier plan, absence de toute fertiilté, arbresrabougris et taillés jusqu’au vif pour avoir des fagots ; paysans pauvrement vêtus detoile bleue ; et il fait froid ! Voilà pourtant ce que nous appelons la belle France I Jesuis réduit à me dire : « Elle est belle au mora,l elle a étonné le monde par sesvictoires ; c’est le pays de l’univers où les hommes se rendent le moins malheureuxparl eur aciton mutuelie les uns surl es autres : » mais, il faut laMKMOIRES D’UN TOURISTE. 21vouer, au risque de choquer le lecteur, la nature n’a pas mis une source de bonheurbienvive dans ces àuies dunord de la France.Le sage gouvernement d’un roi homme supérieur n’autorise pas les insolences desriches envers les pauvres comme en Angleterre, ou les insolences et prétenitonsdes prêtres, comme dutemps de Charles X. Ainsi, me disais-je, envoyant Essonesdevant moi, voici peut-être le bourg du monde où le gouvernement faille moins demal aux gouvernés, et leur assure le mieux la sûreté sur la grande route, et la justicequand ils prennent envie de se chamailler entre eux. De plus, il les amuse par lagarde naitonale etl es bonnets à poi.lLe ton des demi-manants demi-bourgeois, dont je surprends la conversaiton le longdu chemin, est raisonnable et froid ; il a celte pointe de malice et de plaisanterie quiannonce à la fois labsence des grands malheurs et des sensaitons profondes. Ceton railleur nexiste point en tIaile ; i lest remplacé par le silence farouche de lapassion, par sonlangage pleind’images, oupar ia plaisanterie amère.A Essones, je m’arrête un quart d’heure chez un de nos correspondants pourvériifer cette observation ; i lcroit que je marrête pour lui montrer quà ce voyage-cij’ai une calèche. Il me donne d’excellente bière et me parle sérieusement desélections iiumicipales. Je remonte en voiture en me demandant si lhabiitule desélections, qui réellement ne commence en France que celle année, va nous obligerà faire la cour à la dernière classe du peuple comme en Amérique. En ce cas, jedeviens bien vite aristocrate. Je ne veux faite la cour à personne, mais moinsencore aupeuple qu’auministre.Je me rappelle quau moyen âge la gorge chez les femmes nétait pas à la mode,celles qui avaient le malheur den avoir portaient des corsets qui la comprimaient etla dissimulaient autant que possible. Le lecteur trouve peut-être ce souvenir mi peuleste : je ne prends pas ce tonpar recherche et comme moyen22 ŒUVRES DE STENDHAL.d’esprit, Dieu m’en garde ! mais je prélends avoir la iibcrlc du lanfîage. J’ai cherchéune périphrase pendant vingt secondes et n’ai rien trouvé de clair. Si celle libertérend le lecteur malcvole, je lengage à fermer le livre ; ca,r aulant je suis réservé etplat à mon comptoir et dans les réunions avec mes confrères les hommes à argent,autant je prétends être nature lel simple en écrivant ce journa lle soi.r Si je mentaisle moins dunioude, le plaisir s’envolerait et je n’écrirais plus. Quel dommage !Notre gaieté ilberitne et imprudente, notre esprit français, seront-ils écrasés etanéanits par la nécessité de faire la cour à de. peitts artisans grossiers etfanatiques, comme à Philadelphie ?La démocraite obticndra-l-elle ce triomphe surl e naturel ? Le peuple nest supérieurà la bonne compagnie que lors des grands mouvements de l’àme ; il est capable,lui, de passions généreuses. Trop souvent les gens bien élevés mettent la gloire deleur amourpropre à être un peu Robert-Macaire. Qu’ est-il resté, disent-ils, auxgrands personnages de la révoluiton qui nont pas su ramasser de largent ?Si le gouvernement, aulieude * des gens médiocres etusés, permettait à qui se sent du talent pour la parole de réunir dans une chapelleles gens qui sennuient et nont pas dargent pour aller au spectacle, bientôt nousserions aussi fanaitques, aussi moroses quon lest à New- York : que dis-je ? vingtfois plus. Notre privilège est de tout pousser à l’excès. A Edimbourg, dans lesbelles conversations,l es demoiselles ne parlent avecl esj eunes gens que du méritede tel ou te lprédicateu,r et lon cite des fragments de sermon. Cest pourquoijaime les jésuites que je haïssais tant sous Charles X. Le plus grand crime enversunpeuple n’est-ce pas de lui ôter sa gaieté de tous les soirs ?Je ne verrai point cet abruiissemen lde laimable France : i lDe triomphera guèreque vers 1860. Mais quel dommage que la patrie de Marot, de Montaigne et deRabelais, perde cet espritGelt&lacune existe dans la première édition. (Kote de l’éditevr.)MÉMOIRES D’UN TOURISTE. 23nature lpiquant, ilberitn, frondeu,r imprévu, ami de la bravoure c lde iimprudeuce !Déjà il ne se voit plus dans la bonne compagnie, et à Paris il s’est réfugié parmi lesgamins de la rue. Grand Dieu! allons-nous devenir des Genevois ?C’est à Ëssones que Napoléonfut trahi en1814.Avant darriver à Fontainebleau, i lest un endroit, un seu,l où le paysage méritequon le regarde. Cest au moment où len aperçoit tout à coup la Seine qui coule àdeux cents pieds audessous de la route. La vallée, est à gauche, et formée par uncoteau boisé au sommet duquel se trouve le voyageu.r Mais, hélas 1 il ny a pointde ces vieux ormeaux de deux siècles si respectables, comme en Angleterre. Cemalheu,r qui ôle de la profondeur à la sensaiton donnée par les paysages, estgénéral en France. Dès que le paysan voit un grand arbre, il songe à le vendre sixlouis.La route de Paris à Essones était occupée ce maitn par quelques centaines desoldats en pantalons rouges, marchant par deux, par trois, par quatre, ou sereposant étendus sous les arbres. Cela m’indigne : cette marche, comme desmoutons isolés, est pitoyable. Quelle habitude à laisser prendre à des Françaisdéjà si peu amis de l’ordre ! Vingt Cosaques auraient mis en déroute tout cebataillon qui se rend à Fontainebleau pour garder la cour pendant le mariage de M.le duc d’Orléans.Un peu avant Essones, je contre-passe la tête du bataillon, qui fait halte pour raillerune parite de son monde, et entrer en ville dune façon un peu décente. Au son dutambour je vois les jeunes fdles du bourg hors delles-mêmes de plaisi,r et quiaccourent sur le pas de leurs portes. Les jeunes gens forment des groupe: ; aumiileu de la rue ; tous regardent le bataillon qui se forme au bout du village versParis, et, comme la route est démesurément large, on laperçoit fort bien. Je merappelle cet air de Grélry:Rien ne piait tant aux yeux des belles Que le courage des s ;uerriers t24 ŒUVRES DE STENDHAL.Cela est admirablement vrai en France ; elles aiment le courage avanliireux,imprudent, pas du tout le courage tranquille et magnanime de Turenne ou dumaréchal Davoust. Tout ce qui est profond n’est ni compris ni admiré en France :Napoléon le savait bien ; de là ses affectations, ses airs de comédie qui Teussenlperdu auprès dun pubilc itailen.A Fontainebleau, dîné fort bien à Thôtel de la ville de Lyon. C’est un hôlclSwogf(tranquille, silencieux, à ifgures prévenantes), comme Box-IIill, près de L«ondres.Je vais au château au bout de la rue Royale, je le trouve fermé. Rien de plus simple,on soccupe des préparaitfs de la noce. Mais autrefois jai fait linventaire deFontainebleau; unemployé de ce temps-là me permet de jeter un coup d’oeil d’amisur la cour du Cheval-Blanc, qui doit ce nom à un modèle en plâtre du cheval deMarc-Aurèle, au Capilole, que Catherine de Médicis y avait fait placer. Uneprincesse italienne a toujours un fonds d’amour pour les beaux-arts. Ce modèle nefui enlevé quen 1626. Cest un tIailen, Sébastien Serlio de Bologne, qui dessina etbâtit cette cour eu1529.J’y vois, des yeux de l’âme, un groupe en bronze placé là en 1880 : c’est ^lapoléonqui fait ses adieuxà l’armée enembrassant unvieuxsoldat.Je rencontre des hussards du quatrième régiment, le régiment modèle Leshussards sont très-fiers, parce qu’ils sont les seuls en France qui, avec le dolmanrouge, puissent porter le pantalon bleu de ciel. Honneur auxchefs qui savent donnerune valeur infinie à ces peittes choses ! Je vois ferrer un cheva lfougueux ; unhussard le fascine par le regard et le contient immobile. Un hussard selle soncheva,l shabille et fait feu en deux minutes.On parle beaucoup dun des plus grands personnages du régime actue,l quirépondait hier à un de ses cilents qui le solilcitait :De grâce ! mon cher, pour le moment, ne me parlez de rien. Celte expédition deConstanitne est pour moi comme lépée iUoratius Codés suspendue sur ma Icte.MÉ MOIRES D’UN TOURISTE. 25Puisque je ne peux entrer au châleau, je demande des chevaux de poste. J’auraisvoulu voir certaines peintures du Primatice qu’on dit fort bien restaurées ; c’est ungrand mot. Comment notre goût empesé et maniéré aurail-il pu continuer lasimplicité du bon tIalien ? Dailleurs nos peintres ne savent pas faire des ifgures defemmes. Probablement je n’ai perduque des haussements d’épaules.Cest dans le petit pamphlet àl a Votlaire, cest dans les articles du Charivari, quandles auteurs sont en verve, que nous sommes inarrivables. Par exemple, la visite duroi de Naples à la Bibilothèque royale (en 1836, je crois) : Ze voudrais bien menaller.Tous les gens desprit dAllemagne, dAngleterre et même dItaile se cotiseraientensemble, qu’ils ne pourraient faire de tels articles. Mais restaurer une fresque duPrimatice ! cest autre chose. Nous serions battus même parl Allemagne.Le château de Fontainebleau est extrêment ma lsitué, dans un fond. lI ressemble àun dicitonnaire darchitecture ;i l y a de tout, mais rien nest touchant. Les rochers deFontainebleau sont ridicules ; ils n’ont pour eux que les exagérations qui les ont misà la mode Le Parisien qui na rien vu se ifgure, dans son étonnement, quunemontagne de deuxcents pieds de haut fait partie de la grande chaîne des Alpes. Leso lde la forêt est donc fort insignifiant ; mais, dans les ileux où les arbres ontquatre-vingts pieds de haut, elle est touchante et fort belle. Cette forêt a vingtdeuxileues de long et dix-huit de large. Napoléon y avait fait praitquer trois cents lieuesde routes sur lesquelles on pouvait galope.r lI croyait que les Français aimaient lesrois chasseurs. Il y a deux anecdotes sur Fontainebleau, le récit de la mort deMonaldeschi par le père Lebel, qui le confessa ^ et la grossesse de labbesse dumonastère de la Joie, racontée au peitt coucher de Louis XIV par le duc dA, son*"*père, qui ne se rappelait plusl e nom du couvent dont sa iflle était abbesse ^.Recueil de Pièces, par Laplace, tome IV, p. 319.• Mémoires de Saint-Simon,26 ŒUVUBS DE STENDHAL.Monaldescbi connaissait le temps où il vivait et la princesse qu’il sevn\it. L’épéed’iiu des trois valets qui exécutèrent la sentence de Christine se faussa sur la gorgedu pauvre amant inifdèle : cest quil portait habituellement une cotte de mailles quipesait neuf à dixlivres.J’aime mieuxqu’il yait un préfet de police qui quelquefois, il est vrai, fait visiter mespapiers, et ne pas être obligé de marcher toujours armé : ma vie est pluscommode ; mais jen vaux moins, jen suis moins homme de cœur, et je pâils unpeu à lannonce du péri.l— Montargis, leli avril.
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