"Deleuze, les mouvements aberrants" de David Lapoujade - Extrait
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La philosophie de Deleuze se présente comme une sorte d’encyclopédie des mouvements aberrants. Ce sont les figures déformés de Francis Bacon, les non-sens de Lewis Carroll, les processus schizophréniques de l’inconscient, la fêlure de la pensée, la ligne de fuite des nomades à travers l’Histoire, bref toutes les forces qui traversent la vie et la pensée. Mais le plus important, c’est de dégager les logiques irrationnelles de ces mouvements. C’est l’une des grandes nouveautés de son œuvre commune avec Guattari : créer de nouvelles logiques, loin des modèles rationnels classiques, et des modèles du marxisme ou du structuralisme orthodoxes des années 1960-1980.
Ces logiques n’ont rien d’abstrait, au contraire : ce sont des modes de peuplement de la terre. Par peuplement, il ne faut pas seulement entendre les populations humaines, mais les populations physiques, chimiques, animales, qui composent la Nature tout autant que les populations affectives, mentales, politiques qui peuplent la pensée des hommes. Quelle est la logique de tous ces peuplements ?
Poser cette question est aussi une manière d’interroger leur légitimité. Ainsi le capitalisme : de quel droit se déploie-t-il sur la terre ? De quel droit s’approprie-t-il les cerveaux pour le peupler d’images et de sons ? De quel droit asservit-il les corps ? Aux logiques que le capitalisme met en œuvre, ne faut-il pas opposer d’autres logiques ? Les mouvements aberrants ne deviennent-ils pas alors les figures d’un combat contre les formes d’organisation – politique, sociale, philosophique, esthétique, scientifique – qui tentent de nier, de conjurer ou d’écraser leur existence ?

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Publié le 19 août 2014
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Langue Français

Extrait

INTRODUCTION. LESMOUVEMENTSABERRANTS
Quel est leproblèmele plus général de la philosophie de Deleuze ? Lapenséede Deleuze n’est pasunephilosophie de l’événement, niunephilosophie del’immanence,pas davantage une ontologiedesflux ou du virtuel. Tropsavantes,la plupart de cesdéfinitionssupposent ou préjugentcequi est en ques-tion.Ilfaudraitplutôtpartir d’uneimpressiond’ensemble, quitte à lacorrigerplus tard. Quel est letraitdistinctif de sa philosophie ? Ce qui intéresse avant toutDeleuze,ce sont les mouvementsaberrants.La philosophie deDeleuzese présente comme unephilosophiedes mouvements aberrants ou des mouvements forcés. Elle constitue latentativela plus rigou-reuse, la plusdémesurée,la plussystématiqueaussi, de réper-torier lesmouvementsaberrants quitraversentla matière, la vie, la pensée, la nature, l’histoire dessociétés.Classer est une activitéessentiellechez Deleuze commeactivitéde distinction, maisaussicommeactivité à lafoispédagogiqueet systématique. Deleuze necessede distinguer et declasserdes mouvements aberrants. Sonuvre,et celle communeavecGuattari, en est commel’encyclopédie. On peutinvoquerpêle-mêle lesmouvementsaberrants de la Différence oudela Répétition, la conduite perverse du maso-chiste et sescontrats tordus , laperversiondu Robinson de Tournier, lafêlurequi traverse lenaturalismede Zola et pré-cipite sespersonnagesdans la folie et lamort,les paradoxes logiques deLewisCarroll et lescris-soufflesd’Artaud dans Logique du sens, la figure positive du schizo dansL’Anti-dipeavec seslignes de fuite , son corpssans organes  et sonbrouillagedes codes sociaux. Lanotionde processus perd saneutralitédescriptive pour devenirune rupture, une percée qui brise la continuité d’unepersonnalité,l’entraînant dans une sortedevoyage à travers un “plus de réalité” intense
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et effrayant,suivantdes lignes de fuite où s’engouffrent nature et histoire,organismeet esprit  (DRF,26).Ou encoreMille plateauxqui se présente comme unevastefresque de mouve-mentsaberrants,avec ses devenirs, sesactesde sorcellerie et sesparticipationscontre nature, salogiquerhizomatique et ses multiplicitésnomades,saritournellecosmiqueet sesmachines de guerrejusqu’àla puissante ligneabstraiteinorganique,  lignefrénétiquede variation, en ruban,enspirale, en zigzag, en S...  (MP,623),la même qui apparaît déjà dansDifférence 1 et répétition.Mêmela Terre est secouéepardes mouvements 2 aberrants quiladéterritorialisent . C’est encore une série de mouvements aberrants qui expli-que la torsionintensedes figures chezBacon; ce sont toutes lesdramatisationsd’espaces-tempsrépertoriéesdansCinéma 1 etCinéma 2,commeune tentative declassificationnaturaliste desmouvementsaberrants quiéchappentaux constructions narrativesimposéesparl’industrialisationdu cinéma. C’est encore lemouvementbaroque de porter le pli et le dépli à l’infini chezLeibnizet lesnéoleibniziens.Cela va jusqu’à la définition de la philosophie elle-même,conçuecomme le mou-vementaberrantde créer des concepts tantil n’y a de pensée qu’involontaire,suscitée, contrainte dans la pensée, d’autant plus nécessaire absolument qu’elle naît,pareffraction, du for-tuit dans lemonde (DR, 181). Maisn’était-cepas déjà le sens desétudesmonographiques surHume,Bergson,Lucrèceou Platon? Danschaque cas, Deleuze acherchéà produire dans le dosdupenseur les mou-vementsaberrantsimmanents à sonuvre.Chaque monogra-phie témoigne en effet du désird’arriver dans le dos d’un auteur, et deluifaire un enfant, quiseraitle sien et qui serait pourtantmonstrueux.Que ce soit bien lesien,c’est très impor-tant, parcequ’ilfallait que l’auteur diseeffectivementtout ce que je luifaisaisdire. Mais que l’enfantsoitmonstrueux, c’était nécessaireaussi,parce qu’il fallait passer par toutes sortes de 3 décentrements, glissements, cassements,émissionssecrètes .
1. DR, 44 :  En renonçant au modelé, c’est-à-direausymbole plastique de la forme, la ligneabstraiteacquiert toute sa force, etparticipeau fond d’autant plus violemment qu’elles’endistingue sans qu’il sedistingued’elle . 2. Pp, 201 :  La terre [...] est inséparable d’unprocessusde déterritorialisation qui est sonmouvementaberrant . 3. P, 17 et D, 7 :  Le mouvement se fait toujoursdansle dos du penseur... .
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Il faut extrairel’intuitionqui  fait craquerlesystème  comme disait Bergson,parfoismême jusqu’aupointoù le système se retourne contrelui-même,jusqu’au pointoùPlaton indique la direction d’un renversementduplatonisme, jusqu’au point où Kantdécouvre,dans la troisièmeCritique, un usage déréglé detouteslesfacultés(CC,47-48).Pasd’auteurquinesoit perverti parcetterecherche constante desaberrationsqui ani-mentsecrètementsa pensée. Pervertir estuneopération essen-tielle chezDeleuzeet le pervers est unpersonnagecentral de sa philosophieaumême titre que lefameuxde schizo  L’Anti-dipe. Cesmouvementsaberrants n’ont riend’arbitraire; ce ne sont pas desanomaliessinon d’un point de vueextérieur.Il faut au contrairedégagerles conditions qui lesrendentseuls vérita-blementconstitutifset seuls véritablement réels. On le voit dans leslivressurle cinéma : s’ilsapparaissentd’abord comme une anomalieouune exception que lerégimenarratif de l’image-mouvements’efforce de conjurer, ils apparaissent pour eux-mêmes avec l’image-temps, constitutifs de nouvelles syn-taxes : fauxraccords,profondeur dechamp,plan-séquence, 4 décadrages,coupuresirrationnelles . Ilsn’ontrien non plus de contingent bienqu’ilsne puissent rendreraisonpar eux-mêmes de la nécessitéquiles traverse. Cettenécessitéleur vient d’ail-leurs. C’estprécisémentle problème : àquellelogique obéissent ces mouvements aberrants ? Ce problèmeahanté Deleuze. Il faut chaquefoisdégager la logiquede cesmouvements.C’est un problème de pensée pure.
Car ce quiintéressepar-dessus toutDeleuze,c’est lalogique, produire deslogiques.Peut-être est-ce letraitpar lequel il est 5 le plus spinoziste . S’il y a un trait qui ledistinguede Foucault, Sartre ouBergson,c’est cette passionpourla logique et les concepts qu’elleréclame.Deleuze est avant tout un logicien et tous ses livressontLogiques . des  Son premier livre sur Hume aurait pu s’appeler  Logique de la nature humaine , tout comme sonlivresur Proust aurait pus’appeler Logique
4. C2, 186 :  C’est ce que nous essayons de dire depuis le début de cette étude : une mutationcinématographiquese produit lorsque lesaberrationsde mouvement prennent leurindépendance,c’est-à-dire lorsque lesmobileset les mouvements perdent leursinvariants. 5. SPE, 114 :  Laphilosophiede Spinoza est une“logique”.
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des signes . Il ne cherche à dégâger nistructure nârrâtive de lâRechercheni une quelconqueprofondeurd’ânâlyse psy-chologique, il veut produire lâlogiquequ’elle enveloppe comme dânsunechrysâlide. Et plus ill’étudie,plus cette logi-que en vientjustementà se confondreâvecles mouvements âberrânts de lâfolie,non pâsdeProust,mâisdeson nârrâteur.  Cet universdeboîtes closes que j’âitentéde décrire, âvec ses communicâtionsâberrântes, c’est ununiversfondâmentâle-ment schizoïde  (DRF, 47). Pour châque âuteur, pour châque domâine, lâquestionest lâ même : quelleestlâ logique ? C’est évidemment le câs des livres sur Spinozâquidégâgent lâ  nou-6 velle logique  de l’âutomâte spirituelspinoziste. C’est égâle-ment le câs du livre sur Foucâult quivoitdâns les mutâtions 7 de sâ penséelesigne d’une profondelogique. Lorsque, âvec Guâttâri, ilscritiquentlâ psychânâlyse,c’estencore âu nom de logique.dipeest d’âbordunesuccessiondepârâlogismes, une série decontresenssur lâ logiquedudésir, conçue et 8 décrite comme production demouvementsâberrânts .L’Anti-dipeâurâitpus’âppeler  Logique du désir  tout comme Mille plateauxâurâit pu s’âppeler Logiquedes multiplici-9 tés  . Et cesdeuxlivres multiplient leslogiquesjusqu’à conce-voir lecâpitâlismecomme uneâxiomâtique,âvec théorèmes et postulâts. Demême mânière encore,leslivres sur le cinémâ âurâient pus’âppeler Logique desimâges tout comme il 10 existe uneLogiquedu sensou uneLogiquede la sensation. Et lorsqueDeleuzeetGuâttâridisentquelâphilosophie consiste dânscréâtion de concepts, que disent-ils sinon qu’il
6. SPE, 300 ; sur lâ  nouvelle logique  de lâdistinction;formelle, cf. 51, 57 sur lâ  nouvellelogique de l’âbsolu, 69. 7. Pp, 129 :  ...là,je cherche lâ logique de cettepensée,qui me semble une des plus grândesphilosophiesmodernes. Lâ logiqued’unepensée, ce n’est pâs un système râtionnelenéquilibre [...] Lâ logique d’unepenséeest comme un vent qui nous pousse dânsledos, une série de râfâles et desecousses. 8. A, 32/34 :  D’une certâine mânière, lâ logique du désir râte son objet dès le premier pâs... et54 :  dipe devient doncmâintenântpour nous lâ pierre de touche de lâlogique. 9. a propos deMilleplateaux, DRF, 163 :  ...l’ânâlysedes âgencements, pris nsleursdiversescomposântes,nousouvre sur unelogiquegénérâle :nousn’âvons fâit que l’esquisser,etce serâ sâns doute lâ suite denotretrâvâil, fâire cette logique, ce que Guâttâriâppelle“diâgrâmmâtisme” . Cf.égâlementPp, 201 :  Je conçois lâ philosophiecommeune logique des multiplicités (je me sens proche de Michel Serres à cet égârd). 10. a propos de C1 et C2, Pp, 68 :  ... j’âi essâyédefâire un livre de logique, une logique ducinémâ.
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s’agit deproduiredes logiques, tant il estvraiqu’un concept ne se crée jamais seul, mais toujoursenchaînéà d’autres. Créer un concept, c’est créer la logique qui le lie à d’autres concepts. Logique neveutpas dire rationnel. On dirait même que, pour Deleuze,unmouvement est d’autant plus logique qu’il échappe àtouterationalité. Plusc’estirrationnel,plus c’est aberrant, plusc’estlogique pourtant. C’estcommeles person-nages deDostoïevskiou de Melville : ilsnepeuvent avancer 11 aucune raison,bienqu’ils obéissent à unelogiqueimpérieuse . Comme l’amontréZourabichvili,irrationneln’est pas chez Deleuzesynonymed’illogique, aucontraire.C’est pourquoi, du début à lafin,les logiques quil’intéressentsont celles qui échappent àtouteraison, logique dumasochisme,logique du sens et dunon-senschez Lewis Carroll,logiquedu processus schizophrénique ou encore logique decertainsphilosophes qui, sous couvertderaison,ont inventédeslogiquesfortpeuration-nelles en vérité(Hume,Bergson, Spinozaoumême Leibniz). La logique atoujoursquelque chose deschizophréniquechez Deleuze. Celaconstitueun autre traitdistinctif: une profonde perversion aucurmême de laphilosophie.Se dégage ainsi une premièredéfinitionde la philosophiedeDeleuze : elle se présente commeunelogique irrationnelledesmouvements aber-rants. Nousverronsque, sous certainesconditions,les mouve-ments aberrants constituent la plus hautepuissanced’exister tandis que leslogiquesirrationnellesconstituentla plus haute puissance depenser. Si on a pudéfinirl’empirisme commeunephilosophie de l’hommeordinairequi se constitue àtraversla régularité des associationsd’idées,la régulation despassions,bref un homme d’habitudes etdenormes, alors laphilosophiede Deleuze n’est pas unempirisme,du moins pas cetempirisme-là.Il ne s’agit pas de montrercommentl’esprit, d’abordvouéau chaos, en vient àconstituerdes règles, à contracterdeshabitudes pour
11. CC, 105 : L’actefondamental du romanaméricain,le même que celui du roman russe, a étéd’emporterle roman loin des voies desraisons,et de faire naître ces personnages qui setiennentdans lenéant,ne surviventquedans le vide, gardent jusqu’au bout leurmystèreet défient logique etpsychologie[...]. Ce qui compte pour un grandromancier,Melville, Dostoïevski, Kafka ouMusil,c’est que les choses restent énigmatiquesetpourtant non-arbitraires : bref,unenouvelle logique, plei-nement une logique,maisqui ne nous reconduise pas à laraison,et saisisse l’intimité de la vie et de lamort. Cf. également A, 455/459 :Nous croyons au désir comme à l’irrationneldetoute rationalité .
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finâlementfâirepreuve de bon sens,surtoutsi l’on définit le bon senscommece qui vâ  du singulierâurégulier, du remâr-quâble àl’ordinâire (LS, 94). PourDeleuze,il n’y â pâs, il ne peut pâs yâvoirde philosophie del’ordinâire,du régulier ou du légâl. Lâphilosophiede l’ordinâire est lâ mort de lâ philo-sophie. Il fâuttrouver un âutre nom,empirismesupérieur, empirismerâdicâlou  empirismetrânscendântâl qui témoi-gne de lânécessid’invoquer d’âutrestypesde mouvements, démoniquesouexcessifs. En logicienimpitoyâble,Deleuze estindifférentà lâ descrip-tion des vécus (des plus originâires âuxplusordinâires). C’est pourquoi onnetrouve âucun exempletiréde lâ vie courânte. Il n’y â chezDeleuzeni gârçon de câfé,nisucre qui fond, ni tâble surlâquellej’écris, âucun âppel àl’expériencevécue. a ses yeux, lesphilosophiesde l’originâireetde l’ordinâire sont trop tendres,tropsentimentâles. Seulecomptelâlogique mâis pârce quenousverrons qu’elle â unecurieusemânière de se confondre,âu-delàdes vécus, âvec lespuissâncesmêmes de lâ vie. D’où,âutretrâit distinctif, unvitâlismerigoureux. Ce n’est pâs que lâ vieinsuffleà lâ logique unventd’irrâtionâlité qui, sinon, lui fâitdéfâut; c’est plutôt que les puissânces de lâ vie produisentsânscesse de nouvelleslogiquesqui nous soumet-tent à leurirrâtionâlité.
Nousdisionsqu’il est toujours difficile de résumer une phi-losophie pâruneproposition générâleouun trâit essentiel,de définir pârexemplelâ philosophie deDeleuzecomme une philosophie de l’Un (du Multiple âussibien),une ontologie des flux ouunepensée de l’immânence. Il y â une râison à celâ : c’estqu’onse propose d’expliquer Deleuze à pârtir de certâinesthèsesgénérâles sâns remonter jusqu’âu problème effectif dontcesthèses procèdent. Il estétrângequ’on tienne âussi peucomptedes exigences fixées pârDeleuzesur ce point. On peut certes se réclâmer dedéclârâtionsoù Deleuze s’expli-12 que sur cequ’il. Mâis pâr là on se sépâre jus-â voulu fâire
12. Pp, 194 : Dânstous mes livres, j’âi cherché lâ nâture de l’événement  et 196 :  Tout ce que j’âi écrit étâit vitâliste, du moins je l’espère, et constituâit une théorie des signesetde l’événement . Ou encoreDRF,339 :  Vous voyez bien l’importânce pourmoide lâ notion de multiplicité :c’estl’essentiel [...] ... Je crois que, outre lesmultiplicités,le plus importânt pour moi â été l’imâge de lâ pensée telle que j’âi essâyé de l’ânâlyser dânsDifférence etrépétition, puis dânsProust, et pârtout .
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tement duproblèmedont ces déclârâtionsdépendent.L’âver-tissement estpourtântDèstrès clâir :  quenous “oublions” le problème,nousn’âvons plus devântnousqu’une solution 13 générâleâbstrâite et un ensemble dethèsesindépendântes – dès lors,discutâbles– supposées vâloirpourlâ pensée de l’âuteur:Deleuze,philosophe del’événement,penseurde l’immânence,philosophevitâliste... Unephilosophieconsiste d’âbord dâns lâpositionet lâ déterminâtion d’un problème, et non dâns lesnotionsou concepts qui endépendentou qui permettent delerésoudre. Aucune desnotionsque nous venonsd’énumérerne constitue unproblèmepâr elle-même, châcune est âucontrâirel’objet dedéfinitionsexplicites. Lesmouvementsâberrânts constituentlessignesdu pro-blème générâldelâ philosophie deDeleuze.Mâis quelle est précisément lânâturedu problème ? Quelestdonc le problème quiles fâit surgir,les fâit rechercher pârtout?Avântdepouvoir répondre,peut-êtrefâut-il distinguer deuxtypesde problèmes ou de combâts.Cârun problème relèvesouventd’une épreuve physique-mentâlequi fâit du philosophe un lutteur, un diâlec-ticien, et donne à lâ pensée des âlluresépiques.Cette étude âurâit pus’âppeler:Deleuze, philosophieépique. Il y â toujours chez Deleuze un combât en cours. Mâiscescombâts sont de plusieurs ordres. Il fâut distinguer entrelecombât comme conséquenced’unethèse, un systèmed’âttâque/défensequi impliquepositionset ârguments, et desâlliésâvec qui fâire câuse commune(âinsiHume,Bergson,Spinozâou Nietzsche). Lâ philosophienemânque pâs de cescombâts,de  grândes bâtâilles pourrire dit Deleuze :mâtériâlismecontre spirituâ-lisme,nominâlismecontre réâlisme, etc. a ce titre, lâ plupârt desmonogrâphiesde Deleuze fonttoujourscâuse commune âvec l’âuteurétudié: on pense âvec lui, à ses côtés, on le défend contre lesinterprétâtionserronées, lesâffâdissementsou les pâcificâtionsconvenuesen lui restituânt sâ force combâtive. Alorsévidemment,Deleuze serevendiqued’une lignée dont les philosophiesonttoujours constitué deslignesde front âcti-ves, empirismecontrerâtionâlisme,Lucrècecontre lâ supers-tition, LeibnizetSpinozâ contre lecârtésiânisme,Nietzsche contre Hegel.Onpeut dresser une longuelistede ces figures
13. DR, 211. Cette exigence est constânte chezDeleuze.Elle est présente dès ES, 118-119 et seretrouvedâns QLP, 32/33.
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de combat oùl’onretrouverait desphilosophesmais aussi des écrivains –Kleistcontre Goethe,Artaudcontre Rivière, les Dada contrelesSurréalistes – desgéomètres,des mathémati-ciens, scienceroyale . Et, avecnomade  contre science  Guattari, lalignede front s’étendencoreavec la déclaration deguerrecontrela psychanalyse,ladéfensede l’inconscient-usine contrel’inconscient-théâtre,de la machine contre la structure, desmachinesdenomadescontre les appareil de capture des appareils d’ et contre la puissance d’axio-matisation ducapitalisme,sans oublier lecombatgénéral de la philosophie àlafois contre le chaos etl’opinion(QLP, 191/ 203). Partout,toutle temps, desdescriptionsde batailles, de combats auxfoyersinnombrables si bienqueDeleuze et Guat-tari semblentpasserd’une position à uneautre,d’une stratégie à une autresuivantles  plateaux , lesennemiset les dangers. Mais il y aun combat d’une autrenaturequin’estplus conséquence,maisprincipe et dont lepenseurlui-même est la conséquence ;cen’est plus lui quidistribueles lignes de front, les positions,lacarte générale desaffrontements.C’est plutôt sa pensée quisedistribue, déploie satopologiepropre et ori-ginale enfonctiondu combat qui sedérouleen elle et dont elle procède, le cas exemplaire étant celuideNietzsche. Nietzs-che s’exposeeneffet comme lieu d’uncombatincessant au sens où lespositionsqu’il occupesuccessivementtémoignent d’une luttequise déroule en lui, dont il est le patient, l’ins-trument ou lesuppôt et quisedistinguede tous lespro-blèmes qu’ilposepar ailleurs. Il estévidentqu’un tel problème ne peut pasêtreénoncé par celui qui est aux prises avec lui. Il agit comme un impensé au cur delapensée et le travail philosophique devient l’exposé dudéplacementdu problème 14 ou de laquestion. C’est un aspectqu’onretrouve chez Fou-cault lorsqu’ilreprendles diversespériodesde son travail pour dire chaquefois: dans le fond, monproblèmea toujours été..., formulantchaquefois un problèmenouveau,sans rapport direct avec leprécédent,comme undernierétat de la question. Peu importequ’ils’agisse dereconstructionsa posteriori, ces déplacementstémoignentchaque foisd’uncombat qui se déroule en luietlui fait occuper unepositiontoujours nouvelle.
14. DR, 143 Lesproblèmes et les questionsappartiennentdonc à l’inconscient, mais aussi bienl’inconscientest par nature différentieletitératif, sériel, probléma-tique etquestionnant.
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Comme le dit Deleuze, il ne s’agit plusd’uncombat contre les autres, mais d’un combat entre soi, lorsque  c’est le combattantlui-mêmequi est le combat,entreses propres par-ties, entre lesforcesqui subjuguent ousontsubjuguées, entre les puissancesquiexpriment ces rapports de forces  (CC, 165),oùl’onneluttepas contrelesautressanslutteraussi contresoi-même.Le point de vue n’est plus le même. Le pen-seur est alorsvoué,comme ce fut le caspourNietzsche, à une nécessairesolitude.Il n’y a là aucunpathos,mais un effet du problème, uneconséquencedu combatpuisquec’est ce qui fait qu’on nepeutplus faire causecommunedans un combat préexistant(sinonde solitude à solitude,d’où,peut-être, la proximité detousles solitaires avecNietzsche).Il ne s’agit plus d’opposerempirismeet rationalisme,immanenceet transcen-dance, commeautantde problèmesextérieursà soi et pour lesquels ontrouvetoujoursdes alliés.Peut-êtreest-ce celaque veut direDeleuzelorsqu’il invoque lesolipsismenécessaire du 15 penseur ? Il yatoujours un moment oùlesprédécesseurs et les intercesseursneservent plus à rien, nepeuventplus aider. On affronte leproblèmeseul, non parhéroïsme,mais parce qu’on ne dispose d’aucune solutionpréexistanteauquel le rap-porter, pouravancerdans sa résolution.Lesalliés ne préexis-tent plus, il faut les créer soi-même au furetà mesure. Quel est doncleproblème par lequelDeleuzeest finalement seul, sansGuattarini Spinoza, Nietzsche ouBergson,bien qu’il continue d’enpasserpareux et partantd’autres ?Ya-t-il quelque chosequipeut porter le nom deDeleuzeau-delà des emprunts, desdétournementset descollages? La question se pose d’autantplusque Deleuze n’a jamaiscesséde penser avec les autres, dans une  solitudeextrêmementpeuplée . Soit l’exemple deDifférenceet répétition. On a pu dire du projet général del’ouvragequ’il consistait àdonnerau structuralisme sa philosophietranscendantale .N’est-cepas d’ailleurs 16 Deleuze quifixaitcette tâche à laphilosophie? De ce point
15. DR, 361 :  Ilestbien vrai, en ce sens, que lepenseurest nécessairement solitaire et solipsiste .Et D, 13 :  Quand on travaille,onest forcémentdansune solitude absolue. Onnepeut pas faire école, ni fairepartied’une école. Il n’y a de travail que noir, etclandestin.Seulement c’est unesolitudeextrêmement peuplée. Non pas peuplée derêves,de fantasmes ni de projets, mais de rencontres [...]. C’est du fond de cettesolitudequ’on peut faire n’importequellerencontre . 16. ID, 244 :  Lestructuralismen’est pas séparabled’unephilosophie transcen-dantale nouvelle... .
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