La Dame de Vérone
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Anatole FranceLe Puits de sainte ClaireCalmann-Lévy, 1900 (pp. 129-134).À Hugues Rebell.VILA DAME DE VÉRONEPuella autem moriens dixit : « Satanas, trado tibi corpus meumcum anima mea ». (Quadragesimale opus declamatum Parisiistiin ecclesia S Johannis in Gravia per venerabilem patremSacrae scripturae interpretem eximium Ol Maillardum, 1511.)Ceci fut trouvé, par le R. P. Adone Doni, dans les archives du couvent de Santa Croce, à Vérone.Madame Eletta de Vérone était si merveilleusement belle et bien faite, que les clercs de la ville, qui avaient connaissance de l’histoireet de la fable, appelaient madame sa mère des noms de Latone, de Léda et de Sémélé, donnant ainsi à entendre qu’ils croyaientque son fruit avait été formé en elle par un dieu Jupiter, plutôt que par quelque homme mortel, comme étaient le mari et les amants deladite dame. Mais les plus sages, notamment fra Battista, qui fut avant moi gardien du couvent de Santa Croce, estimaient qu’unetelle beauté de chair relevait de l’opération du diable, qui est artiste, au sens où l’entendait Néron, empereur des Romains, quand ildisait en mourant : « Quel artiste périt ! » Et l’on ne peut douter que l’ennemi de Dieu, Satan, qui est habile à travailler les métaux,n’excelle aussi dans l’œuvre de chair. Moi qui vous parle, ayant une assez grande connaissance du monde, j’ai vu maintes fois descloches et des images d’hommes fabriquées par l’ennemi du genre humain. L’artifice en est admirable. J’eus ...

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Anatole France Le Puits de sainte Claire Calmann-Lévy, 1900(pp. 129-134).
VI
LA DAME DE VÉRONE
À Hugues Rebell.
Puella autem moriens dixit : « Satanas, trado tibi corpus meum cum anima mea ». (Quadragesimale opus declamatum Parisiis ti in ecclesia SJohannis in Gravia per venerabilem patrem Sacrae scripturae interpretem eximium Ol Maillardum, 1511.)
Ceci fut trouvé, par le R. P. Adone Doni, dans les archives du couvent de Santa Croce, à Vérone.
Madame Eletta de Vérone était si merveilleusement belle et bien faite, que les clercs de la ville, qui avaient connaissance de l’histoire et de la fable, appelaient madame sa mère des noms de Latone, de Léda et de Sémélé, donnant ainsi à entendre qu’ils croyaient que son fruit avait été formé en elle par un dieu Jupiter, plutôt que par quelque homme mortel, comme étaient le mari et les amants de ladite dame. Mais les plus sages, notamment fra Battista, qui fut avant moi gardien du couvent de Santa Croce, estimaient qu’une telle beauté de chair relevait de l’opération du diable, qui est artiste, au sens où l’entendait Néron, empereur des Romains, quand il disait en mourant : « Quel artiste périt ! » Et l’on ne peut douter que l’ennemi de Dieu, Satan, qui est habile à travailler les métaux, n’excelle aussi dans l’œuvre de chair. Moi qui vous parle, ayant une assez grande connaissance du monde, j’ai vu maintes fois des cloches et des images d’hommes fabriquées par l’ennemi du genre humain. L’artifice en est admirable. J’eus pareillement connaissance d’enfants que le diable fit à des femmes, mais sur ce sujet ma langue est liée par le secret de la confession. Je me bornerai donc à dire qu’on semait d’étranges discours sur la naissance de madame Eletta. Je vis cette dame pour la première fois sur la place de Vérone, le saint vendredi de l’an 1320, alors qu’elle venait d’accomplir sa quatorzième année. Et je l’ai revue depuis sur les prome nades et dans les églises où fréquentent les dames. Elle était semblable à une peinture faite par un très bon ouvrier.
Elle avait des cheveux d’or crespelé, le front blanc, les yeux d’une couleur qui ne se voit qu’en la pierre précieuse nommée aigue-marine, les joues roses, le nez droit et fin. Sa bouche imitait l’arc de l’Amour et blessait en souriant ; et le menton était aussi riant que la bouche. Tout le corps de madame Eletta était fait à souhait pour le plaisir des amants. Ses seins n’étaient point très gros ; mais ils gonflaient la chemisette de deux pleines et bien douces rondeurs jumelles. Tant à cause de mon caractère sacré que parce que je ne l’ai vue que voilée et couverte de ses habits de ville, je ne vous décrirai pas les autres parties de son corps, qui toutes annonçaient leur excellence à travers les tissus qui les couvraient. Je vous dirai seulement que, se trouvant à sa place accoutumée dans l’église de San Zenone, elle ne pouvait faire un mouvement soit pour se lever, soit pour s’agenouiller, ou se prosterner le front contre la dalle, comme il se doit faire au moment de l’élévation du sacré corps de Jésus-Christ, sans aussitôt inspirer aux hommes qui la voyaient un ardent désir de la tenir serrée contre eux.
Or, madame Eletta vint à épouser, vers l’âge de quinze ans, messer Antonio Torlota, avocat, qui était très savant homme, de bonne renommée et riche, mais déjà en son vieil âge, et si épais et difforme, qu’en le voyant portant ses écritures en un grand sac de cuir, on ne savait quel sac traînait l’autre.
C’était pitié de penser que, par l’effet du sacrement de mariage, qui est institué sur les hommes pour leur gloire et salut éternel, la plus belle dame de Vérone couchât avec un si vieil homme, infirme et ruineux. Et les sages virent avec plus de douleur que de surprise que, profitant de la liberté que lui laissait son mari, occupé toute la nuit de résoudre des difficultés touchant le juste et l’injuste, la jeune femme de Messer Antonio Torlota recevait dans son lit les plus beaux cavaliers de la ville. Mais le plaisir qu’elle y prenait venait d’elle et non point d’eux. Elle s’aimait et ne les aimait pas. Elle n’eut jamais de goût que pour sa propre chair. Elle était à soi-même son désir, son envie et ses blandices, Par quoi il me semble que le péché de chair était excessivement aggravé en elle. Car, bien que ce péché nous sépare de Dieu, ce qui en fait assez concevoir la gravité, il est vrai de dire que les pécheurs charnels sont regardés par le Souverain Juge, en ce monde et dans l’autre, avec moins de colère que les avares, les traîtres, les homicides et que les méchants qui ont trafiqué des choses saintes, en tant que les désirs mauvais que forment les hommes sensuels, étant d’autrui, non d’eux-mêmes, laissent paraître les restes avilis de l’amour véritable et de la charité.
Mais rien de tel ne se montrait aux adultères de madame Eletta, qui, dans toutes ses amours, n’aimait qu’elle seule. Et en cela elle était plus séparée de Dieu que tant d’autres femmes qui ne résistèrent point à leurs désirs. Mais ces désirs étaient d’autrui. Et ceux de madame Eletta étaient d’elle. Ce que j’en dis est pour mieux faire entendre la suite du récit.
À l’âge de vingt ans, elle fut malade et se sentit mourir.Alors elle pleura son beau corps avec une pitié profonde. Elle se fit revêtir par ses femmes de ses plus riches atours, se regarda dans un miroir, se caressa des deux mains la poitrine et les hanches, afin de jouir une dernière fois de ses propres charmes. Et, ne consentant point à ce que ce corps adoré d’elle fût mangé des vers dans la terre humide, elle dit en expirant, avec un grand soupir de foi et d’espérance :
— Satan, bien-aimé Satan, prends mon âme et mon corps ; Satan, mon doux Satan, écoute ma prière : prends mon corps avec mon âme.
Elle fut porté à San Zenone, selon la coutume, à visage découvert ; et, de mémoire d’homme, l’on n’avait point vu de morte si belle. Pendant que les prêtres chantaient autour d’elle l’office des trépassés, elle semblait pâmée au bras d’un invisible amant. Après la cérémonie, le cercueil de madame Eletta, soigneusement scellé, fut mis en terre sainte, parmi les tombeaux qui entouraient l’église de San Zenone, et dont quelques-uns sont des sarcophages antiques. Mais le lendemain matin, la terre qu’on avait jetée sur la morte avait été enlevée, et l’on vit le cercueil ouvert et vide.
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