Regarder les soirs de pluie
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Description

Julie sort du coma. Elle attendait un bébé, il est mort. Vincent l'aimait, il est parti.
Elle rencontre Boris par hasard, dans les couloirs de cet hôpital qu'elle connaît par cœur. Puis elle fait l'état des lieux de sa vie avec la perte de son bébé. Elle essaie de réapprendre à vivre au fil des discussions avec Boris.
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Publié le 26 mars 2013
Nombre de lectures 116
Langue Français

Extrait

Terhi Schram REGARDER LES SOIRS DE PLUIE (premier jet)
CHAPITRE 1 IL EST TERRE, JE SUIS CIEL
Rouvrir les yeux fut pour moi le plus pénible. Je n’en ressentais ni le désir, ni le besoin. D’où avais-je tiré cette volonté ? Où avais-je puisé cette force ? Vincent. Le bébé. Sans aucun doute. Un bruit familier me parvint. La pluie. À mon réveil, les murs étaient blancs, les draps étaient blancs, le plafond aussi. Un seul mot me traversa l’esprit : hosto. J’eus un haut-le-cœur. Je me souvenais éprouver une sainte horreur des hôpitaux. L’odeur, la bouffe, le malaise constant. Arrêtez de m’observer! m’écriai-je en silence.Arrêtez ! Il me semblait pourtant hurler. Aucun son ne sortit de ma voix. Je sentais les regards du personnel soignant glisser sur moi. Il y avait deux femmes, l’une brune et l’autre rousse, et un homme brun, visiblement satisfait. La bonne humeur qui peignait leurs traits était-elle due à mon retour parmi les vivants ? C’était du moins ce à quoi je pensais. Je remuai les lèvres, ouvris même la bouche pour parler. Les mots se noyèrent au fond de ma gorge. J’avais l’estomac noué et les muscles contractés. Ma mâchoire se débloquait avec difficulté. Elle était comme rouillée. Quelque chose en moi, à l’intérieur manquait. Combien de temps avais-je dormi ? Pendant combien de temps avais-je côtoyé la mort ? Oui, il s’agissait bien de ça. Une colocation entre la vie et la mort dans tout mon réseau corporel. Et la vie avait visiblement remporté une bataille. Peut-être, mais pas la guerre, en fin de compte. Je me disais, pour me rassurer, que la partie n’était pas encore jouée, que rien n’était gravé dans la roche. J’essayais de trouver une sorte de rassurance dans une vision optimiste de l’au-delà. Qui serais-je une fois que j’aurais rejoint le Paradis ou l’Enfer ? Me souviendrais-je de mon existence en ce bas-monde ? Mon regard se perdit dans le vague. Les blouses blanches se mêlaient les unes aux autres, se fondant dans le décor. Je ne voyais plus rien, à peine ce que je voulais voir. Qui étais-je pour prétendre au titre de morte ? Une âme qui se refusait à vivre. Voilà ce que je représentais à mes propres yeux. Un amas de chair fraîche calcinée de l’intérieur. Je dégageais une puanteur atroce, celle du malaise et de la mélancolie.
Les trois personnes, debout devant moi, restaient plantées comme des piquets. Pourquoi m’observait-on ainsi ? Ressemblais-je à ce point à une morte-vivante ? Je tentai un geste pour me lever. Autant dire que j’eus aussitôt l’impression de peser autant – si ce ne fut plus, qu’un éléphant. Mes mouvements étaient lourds, laborieux. Ma tête brimbalait à la manière d’une girouette en pleine croisée des vents. Je me sentais comme étrangère à mon corps. Curieuse sensation, devais-je admettre. — Bonjour, me dit l’homme en se penchant légèrement. Je suis le docteur Berthelot. Il souriait encore. Un peu bêtement, d’ailleurs. Mais je ne pouvais pas lui en vouloir d’être heureux pour moi. J’étais revenue de loin. Je n’avais pas choisi de mourir. C’était un accident. Il pleuvait, la voiture avait fait un plongeon dans un ravin à proximité de la maison. J’avais cru ma dernière heure arrivée. Du plus profond de mon être. En fin de compte, je n’étais pas morte. Mais Vincent ? Vincent ? Les yeux écarquillés, la peur soudain au ventre, je saluai néanmoins le médecin. — Vincent... parvins-je à articuler. Ma propre voix me stupéfia. Elle paraissait déformée, ralentie, molle. Elle n’avait eu aucune intonation. Je venais de prononcer deux syllabes comme si je mâchais du chewing-gum en même temps. Je me tus aussitôt. La rousse s’approcha de moi en me souriant. Un large sourire jusqu’aux oreilles. Je le détestais ; ça cachait quelque chose. — Plus tard me répondit-elle. Tout va bien. — Vous venez de sortir du coma, ajouta l’autre femme. — Vous avez besoin de repos, déclara le dénommé Berthelot. Ils me laissèrent seule, me rendirent au silence. Comme durant mon coma. S’en aller, tout foutre en l’air. Ou rester. Pour qui ? Pourquoi ? La beauté du geste ? Y en a pas, c’est vivre. Juste vivre. Parce qu’il y avait quelqu’un derrière. Cela ne s’explique pas. Ça fait partie des gestes instinctifs.
Je laissais les jours, les nuits se faire et se défaire. Je m’étais longuement observée dans le miroir de la minuscule salle-de-bains. Je m’appelais Julie. Julie Lauret. J’avais vingt-cinq ans et aucune famille si ce n’était Vincent et le bébé que nous attendions. Bébé que je supposais avoir perdu personne n’osait m’en parler. Soudain, je réalisai.
Je voulus hurler. De rage, hurler à la mort. Rien ne vint. Dériver sur le malaise. Ne pas se sentir à sa place. Bifurquer que la mauvaise route et se retrouver boulevard des allongés. J’avais cherché tout au long de ces jours passés seule dans ma chambre immaculée. Bâillonné ma voix intérieure aussi. Elle avait vraiment une trop grande gueule. Debout devant le miroir, je me regardais. J’avais le visage ovale, encadré de cheveux noirs coupés au carré. Mes yeux, marron-vert, avaient une forme d’amande. Mes pommettes étaient saillantes, mes lèvres fines. J’avais le teint pâle à faire fuir un mort. La fatigue me gagnait un peu plus chaque jour. J’étais lasse. Que faisait Vincent ? Pourquoi n’était-il pas encore passé me voir ? Je n’attendais qu’une chose, qu’on me laisse sortir. Une délivrance. Ça me donnait la nausée de devoir rester là des journées entières. J’étais si énervée que l’on m’avait administré des sédatifs. Alors je restais dans le brouillard, mais les souvenirs, eux, demeuraient malgré tout incisif. Ils me découpaient le cœur, le recollaient puis le déchiquetaient à nouveau. Mon esprit assimilait de moins en moins l’ignorance. Je n’acceptais pas. Et puis, une question me revenait sans cesse. Ce coma, combien de temps avait-il duré ? Ultime interrogation. La rousse finit par me répondre au bout du quatrième jour. Elle en avait peut-être assez de m’entendre lui demander encore, encore et encore s’il s’agissait de jours ou de semaines. Des mois, j’en doutais. Ma mâchoire en avait pris un coup dans la tronche mais cela s’arrêtait là. Peu après mon réveil, je marchais comme un robot, mouvements raides et enjambements rouillés. Là aussi, rien de plus. Je me trouvais encore en mesure de m’occuper de moi, de faire ma toilette et de penser normalement. Hormis quand je planais à plein régime à cause des calmants. Là, c’était différent. Je tâtais le vide des doigts, et ne pas me retrouver en tête à tête avec les murs relevait du parcours du combattant. Quand l’infirmière me filait des sédatifs, le temps me paraissait terriblement long. Il s’écoulait en TIC-TAC épuisants, et ma montre, déposée sur la table de nuit, me défiait de ses aiguilles. Je me souvenais l’avoir jetée à travers la pièce. C’était entre deux crises de colère. La trotteuse me tapait sur le système. Elle m’empêchait de somnoler tranquille, même si somnoler, entre nous, m’irritait au plus haut point. J’en avais ma claque de dormir. Moi, je voulais juste savoir. Savoir où se trouvait Vincent, pourquoi il ne m’avait toujours pas rendu visite. Et ce sommeil. En fait, oui, voilà, j’avais dormi. Je me rappelais la voix de Vincent.
Grave mais réconfortante. Elle représentait un repère. Au moins, là je savais où je devais aller et pourquoi. Puis, du jour au lendemain, plus rien. Plus de voix, plus de repère. Il ne restait que moi et, malgré la solitude, j’étais revenue. M’étais-je battue contre le coma ? Avais-je dû lutter pour garder la vie ? Ça, en revanche, je n’en avais nul souvenir. Ce que je pouvais aisément qualifier de parcours était flou. Les détails étaient inexistants. J’encaissais assez mal. L’absence continuelle de Vincent me faisait défaut, m’obsédait aussi. Je croyais qu’il devait être à mes côtés pour me soutenir, m’aider, me... Je cessai cette liste stupide sur le champ. Ce n’étaient que des mots. Toute valeur humaine s’était presque éteinte. La rousse mit tellement de temps à me cracher le morceau que je ne ressentis pas la moindre surprise. La douleur, quant à elle, officiait en silence. Elle avait bien réussi son coup, la peau de vache. Quelques jours plus tard, on me donne l’autorisation d’errer un peu dans les couloirs. Je n’étais plus sous calmants, mais il ne fallait pas se fier au calme apparent. Je bouillonnais de l’intérieur. Finalement, Vincent était parti. Il avait fichu le camp sans demander son reste. Point. Il avait tourné une page, faisant ainsi de moi la personne à oublier. En dépit de l’annonce théâtralisée de la rousse, les larmes ne montèrent guère. Je n’y parvins pas, c’était au-dessus de mes forces. J’attendais un bébé ; il était mort. Vincent m’aimait ; il était parti. Et les jours se suivaient et se ressemblaient tristement. Je commençais même à croire que les calmants constituaient une bonne alternative à la douleur. L’idée étant de ne plus penser. Ni au coma, ni à Vincent, ni au bébé qui ne viendrait jamais au monde. Nous ne lui avions pas encore choisi de prénom. Il s’appellerait donc bébé jusqu’à la fin des temps. Plus de pensées, stop ! Silence dans ma caboche. La ferme ! Je ne voulais plus.
Merde, merde, merde. Des lignes de merde défilaient dans ma tête comme une punition que l’on recopie. Temps mort. Le docteur Berthelot préférait que je consulte. Moi, causer à un psy ? La bonne blague. Cherchez l’erreur, mademoiselle Lauret. Les mots, si je pouvais les dompter, les écrire et les faire lire à un tiers. Tiens, pourquoi pas ce Boris dont j’avais complètement oublié le nom ?
Non, mauvaise idée. Il traînait une dépression en bonne et due forme depuis trois grosses années. Je le croisais déjà dans le parc de l’hôpital à l’époque où papa suivait une chimio à cause de son cancer généralisé. J’en avais vu du monde défiler dans cet établissement. Certains couloirs me faisaient peur. Ils me semblaient terriblement longs. Et cette odeur. Je vivais avec cette saleté d’odeur depuis plus d’une semaine. Mais Boris la supportait depuis plus longtemps que moi alors je ne me plaignais pas. C’était la moindre des choses, le B.A.BA de toute civilité. J’avais grandi chez les Jésuites et n’en gardais pas forcément un mauvais souvenir. J’avais cru en dieu et en sa miséricorde. Dur comme fer. Quand, à treize ans, on m’annonça la mort de maman en me disant qu’il rappelle à lui ceux qu’il aime, toute foi disparut. Je compris plus tard que maman seule avait décidé de ce voyage. Ma foi ne réapparut pas pour autant. Avec ce que j’appelais, étant petite, le départ de maman, quelque chose en moi s’était brisé. Lorsque j’atteignis l’âge de mieux savoir ce qu’est un suicide, il y eut une nouvelle cassure. Je n’avais jamais pardonné son geste à maman. Quelque part, elle m’avait laissée. Elle était pourtant censée veiller sur moi, me voir tomber amoureuse, m’aider à me relever au bon moment. Vincent s’était comporté de la même manière. Certes, pas dans le même sens. Je n’avais cependant jamais été douée pour les départs. Je soupçonnais la colère ressentie vis-à-vis de maman de refaire surface et d’influencer celle que j’éprouvais à l’égard de Vincent. Je bénéficiais d’un instant d’extrême lucidité. Vite ! En profiter pour faire le point avec la petite voix intérieure, celle que je pensais avoir consigné à résidence. Elle se montrait toujours aussi bavarde, et moi trop peu. Je n’aimais pas parler. Alors son idée d’aller consulter, le docteur Berthelot pouvait se la mettre où je pensais. Papoter avec un professionnel, comme il disait. Et puis quoi encore ? Étaler ma vie privée, oui ! M’épancher sur mes propres maux avec un parfait inconnu. Le laisser lire en moi comme dans un livre ouvert. Lui raconter mon histoire bête à crever. Et banale. Et mal fichue. Elle était bourrée de nids de poule, mon histoire. Banale à pleurer. Ma vie n’était pas la seule à avoir été pourrie par le mot suicide. Je pouvais même parler de hantise, à un moment donné. Non, non, non. Pas de psy, mauvais plan.
Les beaux jours se faisaient moins timides. Je saisissais l’occasion pour flâner dans le parc, m’asseoir sur un banc et laisser vagabonder mon esprit. C’était toujours mieux que de
réfléchir entre les quatre murs blancs d’un espace confiné, qui avaient vu d’autres gens mourir avant mon arrivée. Je me laissais penser là-dessus. Ces murs constituaient de drôles de témoins, quand même. Ils ne possédaient pas d’yeux et, pourtant, étaient capables de voir tout ce qui se passait dans ma chambre. À ce propos, elle le resterait encore combien de temps ? Cela faisait deux semaines, déjà. Les journées s’écoulaient de façon plus ou moins aléatoire. Il eut fallu être dans ma tête pour comprendre le pourquoi du comment et rendre l’ensemble moins brouillon à l’approche. N’approchez pas. N’approchez pas, vous dis-je. Pas vous, docteur Berthelot. Pas vous et vos idées à la con. Pas vous non plus, la rousse. Vous cachez trop bien votre jeu. Peut-être quand vous aurez tombé les masques. Là, je verrai. Pas avant. Il ne fallait pas vous évertuer à me cacher la vérité à propos de Vincent et du bébé. Malgré tout, elle, je l’aimais bien. Sans doute parce qu’elle avait fini par parler. Elle avait su m’annoncer en une jolie phrase bien travaillée à quel point je me retrouvais soudain seule. Fallait pas, mademoiselle. Trop aimable. J’étais sarcastique mais, oui, je l’aimais bien quand même. Je ravalais ma salive. J’avais ma fierté. C’était futile à admettre mais voilà. Et ma fierté était telle que je gardais tout pour moi. Comme papa à la mort de maman. J’avais hérité mes silences de lui, apparemment. Malgré tout, je souris. J’avais passé de très bons moments avec lui. Il était parti trop vite. Comme maman. Comme Vincent. Tous trop tôt. Il ne restait plus que moi. Charmant. Lutter pour vivre et finir seule comme un rat. Quelle ironie. J’étais amère. Une voix masculine me tira tout à coup de mes pensées. — Bonjour, me dit-elle. Je la reconnus et esquissai un sourire. Je levai les yeux et vis le visage de Boris bordé de lumière. Ses cheveux ébène reflétaient les rayons du soleil en feu d’artifice multicolore. Son regard clair me scrutait. Boris avait le teint pâle et la mine grise. Il portait de petites lunettes noires rectangulaires, un jean et un tee-shirt. Je ne lui donnais pas plus de la trentaine, mais avec cette fatigue incrustée sur son visage ne permettait pas de vraiment le savoir.
— Bonjours, répondis-je en me levant. Les présentations s’avéraient inutiles. Il s’appelait Boris et moi Julie. Nous n’avions pas besoin d’en apprendre davantage l’un sur l’autre. À mon goût, du moins. Je me rassis. Boris m’imita. Il aimait se promener avant le repas de midi et marmonnait souvent tout seul. Il me semblait que, parfois, il s’adressait à une certaine Estelle. Une Estelle qui n’existait vraisemblablement que dans sa tête. Nous parlâmes de la pluie et du beau temps, des autres patients, et évitions à tout prix d’évoquer les raisons de notre présence à l’hôpital. Me concernant, le motif était laid au possible et me causait d’insoutenables migraines. J’avais subi un traumatisme crânien ainsi que de multiples fractures. Sans parler du bébé. Avec Boris, nous oubliâmes un court instant ce qui clochait dans nos vies respectives. On dit que seul le temps guérit les blessures, mais, pour le coup, nous n’y croyions pas trop. Je ne le montrais pas, bien que ma douleur fût vive. Bien moins toutefois que la rage et la haine. Ces deux-là occupaient désormais une grande place en moi. Je les traînais partout et n’avais qu’une envie. Me venger. Mieux encore, mourir. Mais je ne voulais pas entendre parler de suicide. Boris, lui, gardait plus les pieds sur terre. Je ne saisissais pas sa façon de concevoir le monde. Il n’était que dépression ambulante et s’accrochait tant à la vie. Pourquoi ne se laissait-il pas tout simplement partir ? Moi, à sa place... Je préférais ne pas y songer. Il était terre, j’étais ciel. Il était soleil, j’étais nuage. Sa présence me faisait du bien, autant l’admettre. En fin de compte, il s’avérait agréable de parler à quelqu’un d’autre que son reflet dans le miroir. Apaisant. Même si les trois-quarts de mon ressenti du moment restaient consignés dans ma mémoire. D’une certaine manière, cet homme était admirable. Il se débattait avec élégance dans un jungle de sentiments contradictoires. Les joies de la dépression. Boris et moi étions de parfaits contraires, aussi m’amusais-je souvent à en élaborer la liste avant de m’endormir. Certains comptent les moutons. Les autres font ce qu’ils peuvent. D’autres jours passèrent, et retrouver Boris dans le parc chaque matin m’apaisait le cœur. Le docteur Berthelot m’avait confié être content de mes progrès. Je m’étais bien gardé de lui parler de Boris en supposant qu’il avait déjà dû nous apercevoir ensemble sur notre banc. Ma fierté l’emportait une fois encore. — Je constate que votre langue se délie, mademoiselle, avança le médecin.
Il était ravi, mais je l’écoutais à peine. J’avais la tête ailleurs. Dans les nuages. Je songeais à Boris, à ce qu’il racontait et à sa manière de le faire. Il adoptait un tel engouement lorsque nous bavardions. C’était impressionnant même si loin d’être criant de vérité. Il masquait les faits comme on cache la poussière sous un tapis. Oui, il était terre et moi un ciel par-dessus. Nous nous regardions mutuellement et, dans un silence, nous confions. Cependant, avec le départ de Vincent, rester sur terre, je m’en moquais.
CHAPITRE 1 BIS LES CHOSES CHANGENT, D’AUTRES RESTENT
Estelle m’appelait Bobo, souvent d’un air taquin, d’ailleurs.
La plupart du temps, sa radio beuglait, et la musique envahissait l’habitacle de sa vieille Twingo. Celle qui tombait toujours en rade au mauvais moment, que l’on avait acceptée de justesse au contrôle technique. Elle l’avait achetée d’occasion chez un concessionnaire. Maudite voiture qui lui en faisait voir de toutes les couleurs. Je détestais cette bagnole, et sa propriétaire m’avait longtemps ignoré avant de s’intéresser à moi. Estelle avait pris une location dans un château réaménagé, ancienne propriété de mon père rachetée par un blanc-bec avocat que j’appris à apprécier au fil du temps. J’habitais à deux pas de là, deux pas du centre-ville, de toutes les commodités. Je n’aimais pas gaspiller mon temps en embouteillages inutiles. La voiture, les transports en commun, ce n’était pas mon truc. Je leur préférais de loin une petite marche, un saut à la boulangerie, puisque je pouvais me le permettre. Mes jours se succédaient, tous pareils. J’avais hérité la fortune de papa. Autrement dit, je roulais sur l’or, ce qui me convenait parfaitement. Je n’enviais pas les malheureux obligés de se coltiner huit heures à s’arracher les yeux devant un ordinateur, le cul vissé sur leur chaise, enopen space. Ça non alors. Je mangeais mal, buvais un peu. Un peu trop, parfois. J’avais opté pour la malbouffe parce qu’elle me prenait moins de temps. Je n’avais pourtant que ça à faire. Une pizza, vautré devant un livre, une douche et au lit. Cela dit, je n’avais jamais pris un gramme. Je ne m’en plaignais pas. Estelle avait le don de tomber en panne juste sur le pas de ma porte. La première fois, sa voiture faisait un bruit si horrible qu’il m’avait tiré du lit. Sans compter Estelle qui s’égosillait au téléphone. Posté à la fenêtre du premier étage, mal dissimulé derrière mon double-rideau, elle m’avait aperçu par hasard. Un sourire plus tard et son regard furieux en retour, elle avait fini par repartir à pied, son matériel à photo dans une sacoche. Elle était photographe. Douée, je devais bien le reconnaître. J’avais tellement insisté pour devenir son modèle d’un jour qu’elle avait fini par accepter, sans gaieté de cœur, me semblait-il. J’ignorais alors son thème de prédilection. Le nu artistique.
— Comment tu m'as trouvé pendant la séance photo ? demandai-je entre deux gorgées d’une bière tiède. Il faisait très beau pour un mois d’avril. Les rayons du soleil tapaient avec force, et la plupart des gens se promenaient en tee-shirt et chaussures d’été. Estelle, qui remballait son matériel, interrompit sa besogne pour se tourner vers moi. — Un peu timide, admit-elle. Mais les photos sont très bien.
— Et tu comptes me montrer le reste de ta collection de nus quand ? — Jamais, trancha-t-elle avant de reprendre sa tâche. Elle ne souhaitait visiblement pas discuter. J’insistai quand même, enchaînant sur un autre sujet. — Qu'est-ce que tu vas faire des photos de moi ? — Les ranger dans un carnet. En encadrer certaines. Je sentis le rose me monter aux joues. — Tu vas encadrer des photos de moi à poil ? Que me vaut cet honneur ? — Je t'aime bien. Elle m’adressa un sourire qui, d’ordinaire, aurait eu tôt fait de me désarmer. Je me ressaisis. — On aurait peut-être des choses à se dire, hasardai-je. T'es sûre que tu m'aimes seulement bien ? Elle fit volte-face. La lueur amusée qui brillait jusqu’alors dans ses yeux venait de laisser place à un orage naissant. — Pourquoi toutes ces questions ? demanda-t-elle, agacée. Mais pas question de me débiner. — Je crois que t'es amoureuse. En fait, je crois que t'es folle de moi. Elle écarquilla les yeux un bref instant, puis un sourire moqueur lui adoucit les traits. Mon visage presque angélique ne l’avait pas convaincue, j’en étais persuadé. Pour tout dire, mon visage ne pouvait pas être angélique. — Dans tes rêves, beau gosse, railla-t-elle. Personne ne peut aimer un mec comme toi. T'es trop nombriliste. Il n'y a que toi sur terre, trop parfait pour parler à de misérables quidam. T'as presque la grosse tête, Bobo. — Et c'est pour ça que personne ne peut m'aimer ? Je mérite même pas un baiser de ta part ? Estelle avait ramassé sa sacoche avant de partir. Ma question, quant à elle, flottait dans l’air, accompagnée de la gêne que j’éprouvais. J’avais la sensation de quémander un baiser, de mendier un semblant d’amour pour espérer me sentir mieux dans mon âme. La paix que j’espérais avec moi-même n’était pas pour tout de suite. Je ravalai ma colère à l’égard de la vie. Ma mère, Suzanne DiMaggio, soixante-quatorze ans, s’inquiétait pour ses œillets-dindes qui crevaient à vue d’œil par manque d’arrosage. Je ne me laissais pas facilement aller à
l’oubli, mais je s’occupais seule de maman depuis la terrible nouvelle du médecin de famille. Alors les œillets-dindes... Je quittai la cour du château, imprégné de mélancolie. L’aube se levait peu à peu, j’avais l’impression de me trouver entre deux jours, entre deux mondes. Plus tout à fait hier, pas vraiment aujourd’hui. Je remontai dans ma voiture, qui m’attendait sur le trottoir, démarrai avant de jeter un bref coup d’œil dans le rétroviseur intérieur. Estelle me regardait partir. Deux étages au-dessus, un petit chanteur de quartier s’égosillait toujours dans son micro. Il répétait déjà là avec son groupe quand mon père était le propriétaire du château. Maman habitait trop loin pour espérer y aller à pied, surtout par cette chaleur. Sur le pas de sa porte, un arrosoir vide m’attendait toujours. C’est lui que je voyais en premier, et mieux valait ne pas rentrer avant d’avoir arrosé ces maudits œillets-dindes. La vie de maman se résumait à ses fruits et légumes, un peu de ménage parfois. Elle n’avait jamais rencontré d’autre homme après la mort de papa. C’était un truc de jeune, qu’elle disait. Elle ne parlait jamais de mon père. Elle l’avait éradiqué de son répertoire, les souvenirs demeuraient douloureux. Silence forcé. Aujourd’hui, je comprenais sa douleur. Je faisais pareil pour Estelle. Après une courte embrassade, maman m’avait envoyé au Jardiland le plus proche. Elle voulait des pensées. Bien sûr, le magasin n’ouvrait que dans deux heures. J’ai poireauté. Troisième rayon sur la droite, celui des pensées. Le propriétaire du château y grognait dans son coin, son panier de courses posé à ses pieds. Il me faisait un peu pitié, alors que je n’étais pas moins seul que lui. C’était donc ça la vie ? Les autres qui travaillaient plus de trente-cinq heures par semaine et se rendre au Jardiland le plus proche pour acheter des pensées à maman ? Il n’y avait donc rien d’autre ?
En sortant du magasin, je fus étouffé par la chaleur malsaine qui régnait sur la région. Le soleil tapait sur le parking, et j’avais eu beau me garer sous un arbre, le temps que je trouve le bon rayon et passe à la caisse, l’ombre abritait le véhicule voisin. Je chargeai les pensées pour maman dans le coffre, me débrouillai pour qu’elles survivent au trajet, et quittai le parking, exténué. Sitôt rentré, je fis comme j’avais dit. Décharger les pensées, bonjour maman parce qu’elle ne se souvenait plus, au revoir maman. Et puis, je rentrai chez moi. Le cœur gros et baigné de colère envers le monde entier.
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