Silentium
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Description


Suite à un décret de l’État interdisant la parole dans les lieux publics, un anonyme voit l’humanité perdre progressivement son essence.
Dans un environnement urbain, sombre voire fantastique, Silentium signe la prophétie de la généralisation de l’autoritarisme et de l’épuisement de notre capacité d’expression.
Il est là, il est apparu sans mot dire, dans nos vies, dans nos rues puis s’est imposé sur les tables de loi… Le héros anonyme de ce texte en est le premier témoin, il l’a vu s’installer. Il le sait, désormais, le silence imposé, cet épais brouillard, est partout. Et oscillant entre résignation et résistance, s’acclimater à ce nouveau monde ne se fera pas sans heurts.
Cet étonnant roman, sorte de long et mélancolique poème en prose émaillé de précieux aphorismes, a été écrit il y a dix ans. Il n’a pourtant jamais été autant d’actualité, car son auteur a su saisir avec force les signes de notre temps, de la généralisation de l’autoritarisme à l’épuisement de notre capacité d’expression. Dans Silentium, Fabrice Millon a su se faire l’élégant témoin d’un signe des temps, imperceptible et pourtant évident : la dissolution du verbe.

Informations

Publié par
Publié le 09 mars 2021
Nombre de lectures 30
Langue Français

Extrait

Silentium
Fabrice Millon
roman
- Extraits -
Conspiration | Éditions
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l est dorénavant interdit de parler, de chuchoter, de I murmurer. Seules les pensées ne nécessitant pas la formulation à voix haute sont permises, celles que l’on garde pour soi, les cris intérieurs. Si d’aventure, il vous vient l’irrésistible envie de lâcher un mot, c’est au plus profond de vous qu’il vous faut l’exprimer, le conser-ver au fondement même de votre gorge, le clouer à vos muqueuses car on parle de sanctions à qui lais-serait échapper un mot. Nous en avons été prévenus par décret, tous autant que nous sommes avons reçu l’injonction de nous taire, du jour au lendemain.
Ainsi naquit le silence.
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l s’est d’abord montré discret, incomplet et furtif, il I s’est installé de manière progressive, feignant d’être éphémère, d’être de passage. Puis, un jour, il a pris de la longueur. Un matin, en allant acheter le journal, pour la première fois je le rencontrai, le silence me faisait face. Jamais je ne l’avais autant senti, il était bel et bien parmi nous, il occupait l’espace et régnait sans discontinu, il était devenu le maître des lieux. Le silence nous déIgure, je le vois encore sur nos épaules, lourd. Alors, nous nous regardons, comme si nous voulions interroger l’autre, comme si nous dou-tions encore de ce qui se produisait, comme si nous n’avions pas la certitude que c’était bel et bien lui qui venait de s’installer, de s’enraciner. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute, quelque chose avait changé. Depuis ce matin, nous ne parlons plus.
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out commence au pied de mon immeuble, tels T des préliminaires, s’apprêtant à se taire, les ba-dauds prononcent leurs derniers mots. D’eux, il ne reste qu’une forme vague, un contour de visage, des faciès décomposés et Igés par une nouvelle forme de stupeur, à croire qu’un cataclysme d’un autre temps vient de se produire. Hormis l’absence de son et nos visages sanglés, rien ne semble anormal. La rue connaît son agitation habi-tuelle, nos trajectoires ont la précision d’antan, nos déambulations sont parfaitement rectilignes, en Ile indienne sur le trottoir ou deux à deux sur le passage piéton, nous nous suivons les uns les autres avec ordre et discipline. Seul le silence s’intercalant entre chacun de nos pas exagère l’aspect mécanique de notre démar-che. Il ne se passe donc rien. Rien que le silence ; rien
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que l’espace surréaliste qu’est devenue notre rue où seuls moteurs et pots d’échappement rappellent la présence sonore de l’homme ; rien que des vieillards, des étudiants, des enfants aux bouches ligaturées ; rien que des corps se livrant à une auto-strangulation tant cette vision de nous-mêmes paraît contre nature. Le frottement des talons sur le bitume supplante nos voix devenues obsolètes, des objets se déplacent, des corps solides errent. Il faut s’immobiliser dans une rue pour considérer l’horreur de nos corps sans voix. Des masses s’entrecroisent sans qu’aucune alchimie ne s’opère, sans qu’aucune interjection ne rappelle la nature même de ces corps. J’attends la fausse note, je veux entendre le terme se libérer, je ne peux pas croire qu’à un moment don-né deux individus ne se reconnaissent pas, ne s’inter-pellent pas, ne se saluent pas. J’attends nos mots.
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n épais brouillard, une pluie diluvienne, une U tempête de neige aux ocons acérés, le silence est là, face à moi, me paralysant presque. Il semble appartenir à la rue depuis déjà plusieurs civilisations, il a l’air naturel et ressemble à ces événements clima-tiques contre lesquels nous ne pouvons agir. Jamais il ne nous viendrait à l’esprit de remettre en cause la présence même de la neige ou du brouillard, jamais nous n’aurions l’audace de contester la légitimité d’une averse. Mais le silence n’est pas ce crachin qui nous rend humide jusqu’à l’os, le silence est une tem-pête intérieure, un brouillard mental qui souille, aussi bien l’os que l’esprit.
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e vis les premières heures de silence et déjà ce mot J n’a plus de sens. Jadis noble, il est aujourd’hui la somme de toutes les ignominies. Je refuse de le nom-mer, il y a des mots que l’on ne sait plus comment prononcer, des mots dont la signiIcation a muté et qui soudainement font peur. J’emploie alors ce terme avec parcimonie car c’est à la troisième personne qu’il convient de parler de lui, il est l’intrus qui prend corps dans nos rues, il ressemble à une personne, omnipré-sente et laide. Il prolifère, il est au pied des arbres, des immeubles et des échafaudages quand au même ins-tant il sévit au faîtage des monuments. Il me suit et me rattrape quand je fuis, il veut nous avoir sous sa coupe, il est la convoitise même, il a déjà la gueule grande ouverte.
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’est par une nuit agitée qu’ils ont fabriqué l’im-C pensable. Cette loi n’a pu naître sous un ciel étoilé, il a fallu que les éléments inspirent le saccage à l’homme de loi pour cracher les mots infâmes qui ne nous autorisent plus à être ce que nous avons toujours été.
Je reste perplexe quant au caractère humain de ces hommes de pouvoir car il faut être objet fait de bois, de plastique ou de pierre pour tant ignorer notre nature. Que sommes-nous sans le langage ? Sans le verbe ? Leur désinvolture est manifeste, nous n’avons été informés que tardivement de la mise en application de la loi sur le silence. Dans l’impossibilité de nous préparer, d’exprimer nos derniers mots, nous nous sommes presque immédiatement tus, comme si nous
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voulions anticiper le malheur. Je voudrais voir leur tête, l’immonde face des hommes de loi, entendre leur voix pour mieux comprendre ce qui les répugne de leur propre timbre. Au début, je n’y croyais pas. Pas ici, pas dans notre pays. Ce sont des pages de livres d’Histoire que nous vivons, tout ceci est d’une autre époque, suranné. Être dehors ce matin m’a rendu malade, alors je suis rentré. Des particules de silence recouvrent mon veston, invisibles à l’œil nu, ces atomes se combineront bientôt, ils se multiplieront jusqu’à nous rendre diffé-rents, puis ils nous feront muter. Je refuse d’intérioriser le silence, mais malgré moi et, à peine endormi, un violent vomissement me surprend, le lit est souillé, je me lève et ouvre grand la fenêtre. J’attends que le son étouffe les résidus de cauche-mar, mais c’est le silence qui s’engouffre, tel un virus avide, une plaie de In de siècle.
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ntre mes quatre murs, il est là, ailleurs la nuit E s’installe. Il est un silence de pierre, de brique. Je m’apprête à passer la première nuit dans l’ère du silence et déjà je suis transi, je tire les rideaux et m’ins-talle sur le canapé tentant de trouver un sens à cette première journée, je peux aussi faire le vide et ignorer la démence collective. C’est une confusion d’un genre nouveau, mes pensées tourbillonnent et gravitent dans des sphères inconnues, cette journée a soulevé des interrogations inédites. Dans l’immobilité, je sens ce silence rocheux, je le connais pourtant par cœur, j’ai passé mille nuits ici mais ce soir il est une menace, il devient complice de l’autre silence, celui du silence extérieur. Je me persuade qu’une promenade serait salutaire, après tout, je ne suis resté que peu de temps au dehors. Or, ce matin, l’ai-je sufIsamment perçu ?
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