En attendant la relève
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Description

En attendant la relève Le pont grince. Je me demande si ses concepteurs avaient pensé à ça quand ils en ont dessiné les plans. Sûrement, oui. Il grince et j’ai parfois l'impression qu’il plie, qu’il soupire sous le poids de ces pauvres gens. Ca fait deux jours que c’est comme ça. Depuis que je suis arrivé en fait. Au début il n'y en avait que quelques uns, passant en trombe dans des tractions- avant rutilantes. Sans doute des gens importants qui avaient su se procurer de l'essence malgré les restrictions. Puis les voitures s’étaient faites moins neuves, plus modestes. Des véhicules remisés au garage il y a quelques temps avec des bidons d'essence - au cas où - et qu'on avait ressortis précipitamment hier ou avant-hier. Ils grossissaient le flot et se heurtaient à un pont de plus en plus étroit, encombré. Rageurs, les conducteurs klaxonnaient sans fin exigeant que la voie leur soit dégagée, brûlant leur précieuse essence coincés au pas derrière des charrettes de paysans dont les chevaux blasés n'en étaient plus à la première guerre. Tous s’acharnaient à sucer jusqu’à la dernière goutte de carburant avant que leur voiture finalement ne se taise. La même scène semblait se répéter à l’infini. Noyée dans le flot des fuyards, une voiture hoquette une première fois. Son maître se crispe sur le volant feignant de n'avoir rien entendu. La jauge est faussée, il connaît la bête, il doit lui rester de quoi faire trente kilomètres au bas mot.

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Publié le 25 février 2014
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Langue Français

Extrait

En attendant la relève
Le pont grince. Je me demande si ses concepteurs avaient pensé à ça quand ils en ont dessiné les plans. Sûrement, oui. Il grince et j’ai parfois l'impression qu’il plie, qu’il soupire sous le poids de ces pauvres gens. Ca fait deux jours que c’est comme ça. Depuis que je suis arrivé en fait. Au début il n'y en avait que quelques uns, passant en trombe dans des tractions-avant rutilantes. Sans doute des gens importants qui avaient su se procurer de l'essence malgré les restrictions.
Puis les voitures s’étaient faites moins neuves, plus modestes. Des véhicules remisés au garage il y a quelques temps avec des bidons d'essence - au cas où - et qu'on avait ressortis précipitamment hier ou avant-hier. Ils grossissaient le flot et se heurtaient à un pont de plus en plus étroit, encombré. Rageurs, les conducteurs klaxonnaient sans fin exigeant que la voie leur soit dégagée, brûlant leur précieuse essence coincés au pas derrière des charrettes de paysans dont les chevaux blasés n'en étaient plus à la première guerre. Tous s’acharnaient à sucer jusqu’à la dernière goutte de carburant avant que leur voiture finalement ne se taise. La même scène semblait se répéter à l’infini.
Noyée dans le flot des fuyards, une voiture hoquette une première fois. Son maître se crispe sur le volant feignant de n'avoir rien entendu. La jauge est faussée, il connaît la bête, il doit lui rester de quoi faire trente kilomètres au bas mot. D'ici là, il trouvera sûrement de l'essence.
Nouveau hoquet, plus marqué.
Installée dans le siège passager, encombrée d’un gros sac d’affaires et d’un marmot, sa femme le regarde avec angoisse. Elle devine la tension dans la nuque de son mari, observe du coin de l’œil le visage crispé et les yeux braqués sur la charrette qui les bloque. Elle n'ose pas lui parler mais voudrait qu'il la rassure, qu’il lui dise que ce n'est rien, seulement la chaleur et le manque d’air et que tout rentrera dans l'ordre dès qu'ils auront passé le pont. Mais elle sait que non. Elle a vu les épaves abandonnées le long de la route. Même les militaires n'ont plus d'essence.
Le moteur broute une nouvelle fois, puis hoquette encore. Une, deux, trois fois. Il s'éteint.
Sans un mot l’homme descend de voiture et ouvre le capot. Manches relevées, une clé à la main, il va régler le problème. Ça s'impatiente derrière. L’enfant s'est mis à pleurer, la femme le berce mécaniquement. Une charrette surchargée essaie de les contourner sans succès. Il faudrait pousser la voiture sur le bas-côté mais l'homme refuse. Elle va repartir, il le sait, il la connaît bien. Il a seulement besoin de quelques minutes et d’un coup de main. Il s'explique poliment, cherche à convaincre, demande de l'aide, puis crie, hurle, insulte. Encore dix minutes et le flot rejette la carcasse métallique qui l’entrave.
J’ai perdu le compte de ces cadavres échoués de part et d’autre du pont. Je n’imagine pas combien il y en a le long de cette route.
Lorsque j'ai rejoint la section au moulin, le sergent m'a ordonné de ne pas m'occuper des réfugiés.
- Si tu en aides un, les autres comprennent pas pourquoi tu l'as choisi lui. Après, c'est le bordel. Alors un conseil, tu restes à l'écart.
Il n'est pas méchant le sergent, il veut simplement éviter les ennuis. De toute façon on ne pourrait pas faire grand chose pour les aider. Tout ce qu'on a ce sont nos fusils, deux sacs de patates et nos vélos. Des fusils, il suffit de se baisser sur le bord des routes pour en ramasser. Ce sont ceux du front qui les ont abandonnés pour fuir plus vite. Les patates, on a même pas eu besoin d’y toucher tellement il y a de nourriture dans les véhicules abandonnés, à croire que ces paysans sont partis avec leurs récoltes. Seules nos bicyclettes pourraient les intéresser mais on ne peut pas les leur laisser. L'état major nous a ordonné de veiller sur elles comme sur la prunelle de nos yeux, en prévision de la contre-offensive. Alors on laisse passer le flot et on attend.
Notre mission consiste à protéger ce pont coûte que coûte. Si le pont est détruit, la contre-offensive pourrait être retardée de plusieurs jours. Alors les dix que nous sommes doivent tenir tête à l'armée allemande. Mais inutile de nous inquiéter, il s’agit seulement de tenir quelques heures, quelques jours tout au plus. D’après l’état major, des renforts nous sont dépêchés de toute urgence et les réserves de l'aviation stationnées dans le sud du pays seront bientôt ici. « La victoire est au bout du fusil », à condition qu’on garde le pont. Alors on le garde...
En fait de garde, il s’agirait plutôt d’attente. Les allemands sont derrière cette marée humaine, c'est
certain. La seule chose qu'on ne sache pas, c'est ou exactement. Alors on glane des informations auprès des réfugiés. On offre une cigarette à l’un d’entre eux et on le laisse déblatérer ses malheurs d'une oreille distraite, attendant seulement l'information qui nous intéresse : Où sont les boches ? Combien sont ils ? Ont-ils des tanks ? Mais ils n'en savent pas plus que nous. Comme ce pauvre vieux en train de me parler. Il est parti en même temps que le reste du troupeau. Quelqu'un dans son village a donné le signal du départ en jurant avoir aperçu des parachutistes. Personne n’a voulu prendre le risque de vérifier. En quelques heures tous les habitants étaient sur la route. Il a les mains qui tremblent et tire sur sa cigarette comme sur celle d'un condamné. Ses yeux braqués sur moi ne me voient pas. Il raconte qu'il aurait voulu se battre avec nous, mais qu’il ne peut plus. A cause de ses poumons. Les gaz. Il y a vingt ans. Les gaz... Est ce que c'est ce qui nous attend ? Les autres gars de la section ne sont pas des héros mais ils sont prêts à se battre. Ils ne savent pas bien pourquoi ils se sont retrouvés là mais ont accepté les discours sur la nécessité de cette guerre. Ils ont quitté ensemble leur village breton pour se retrouver ensemble à garder ce pont. C'est la politique de l'état major : les soldats désertent moins et meurent plus volontiers quand ils n'ont pas l'impression d'être seuls. Même le sergent vient d'un patelin voisin du leur. Ça crée des liens. Moi je suis du sud. Quand 'aire umon ordre de mobilisation ila deux
semaines, j'espérais partir pour la frontière italienne, pas trop loin de la maison. J’ai été envoyé en Alsace. Sur la vingtaine de mobilisés du village, j’étais le seul à partir pour le nord. Pas de chance. Mais je n’ai pas trop à me plaindre. Je ne suis pas en première ligne et c'est un pont secondaire. Peut être que les Allemands ne prendront même pas la peine de passer par ici. Et les gars sont de braves bougres. La première soirée ils ont fait l'effort de parler français pour que je ne me sente pas exclu. Mais je ne suis pas très bavard, pas très marrant. J'écoutais leurs histoires en souriant et en fumant. Alors ils se sont bientôt remis au breton tandis que l'un d'entre eux me traduisait. Puis il s'est lassé. Maintenant je reste en retrait à fumer mes cigarettes et à les écouter rire d'histoires que je ne comprends pas. Le temps passe lentement, rythmé par les tours de garde. J’aime penser que les allemands ne savent pas que ce pont existe, qu’ils ne viendront jamais.
Il est six heures. En sortant du moulin à aube je me heurte au flot des fuyards. La nuit ne l'a pas endigué mais elle l'a sérieusement ralenti. Je traverse le pont pour rejoindre le poste de garde sur l'autre berge et croise des fantômes. Il n'y a plus de voitures, plus de charrettes, seulement des piétons traînant sur leur dos les affaires qu'ils ne se sont pas encore résignés à abandonner.
Gaël ne semble pas pressé d'être relevé. Allongé sous le toit de planches qui forme notre abri de fortune, caché derrière les sacs de sable, il dort si profondément que le troisième Reich au complet aurait u asserà côté sans le réveiller. Je lui tae sur
l'épaule sans qu'il bronche, puis répète l'opération en insistant et en l'appelant.
- Oh, Gaël, tu dors !
Il sursaute, ouvre de grands yeux paniqués, se calme très vite et affiche un sourire bête. En rigolant un peu, il se lève, prend son fusil et avant de partir me lance
- Ah ben, tu sais ce que c'est...
Deux minutes plus tard il a franchi le pont et disparaît dans le moulin. Pendant quatre heures je vais être seul avec les fantômes. Quand on pense à ce qui peut nous attendre, on apprécie un peu plus chaque seconde qui s'écoule paisiblement. Je repense au vieil homme de tout à l'heure. Dans ses yeux il y avait sa mort, celle vécue vingt ans auparavant. Les gaz...
Se battre contre des hommes, c'est acceptable. Même avec un vieux fusil et des munitions rationnées on peut s'en tirer. Il s'agit de viser juste, de faire mouche à chaque fois et on peut s'en sortir vivant. Ca laisse un peu d’espoir. Mais qu'est ce qu'on peut faire contre des avions ? Quelles sont nos chances face à un char ? Et contre les gaz ?
Il parait que le plus dur avec les gaz n'est pas de mourir mais de survivre. Les morts n'ont pas le temps de comprendre ce qui leur arrive. Ce sont les blessés qui souffrent quand ils ont respiré une fois de trop avant d'enfiler leur masque. Ils peuvent mettre des semaines, des mois, des années même, à mourir. Crachant leurs poumons petit bout par petit bout. À choisir... À choisir,e réfèreraisautant rentrer à la
maison. J'ai quatre heures à tuer avant que Leguernec vienne me relever. Je m'installe de mon mieux dans le trou, les cigarettes à portée de main. Le ciel est déjà bleu, la journée s'annonce belle. Je devrais être à la plage pour le premier bain de l'année au lieu d'être ici. Une cigarette au bec je m'allonge sur le dos et joue avec les rais de lumière qui se glissent entre les interstices des planches. Les dernières nouvelles officielles de la guerre c'est moi qui les ai apportées en rejoignant la section mardi dernier. Il peut s'en passer des choses en deux jours. La guerre pourrait déjà être perdue qu'on ne le saurait pas. Il serait vraiment con de se battre héroïquement pour un drapeau déjà tombé. Ce serait bien qu'elle soit terminée, on pourrait rentrer, passer à autre chose. Je retrouverais mes élèves et pourrais à nouveau faire quelque chose d'utile. Ce serait bien. Il y a du bruit sur la route. J'ai du m'assoupir. J'attrape mon fusil et lève la tête par dessus les sacs de sable. Pas trop haut, on ne sait jamais. Il y a moins de monde que tout à l'heure sur la route mais ils ont l'air excité. Tous ont forcé le pas, tant bien que mal. Certains courent presque et se retournent frénétiquement. Une sueur froide glisse le long de mon cou, je sens mon cœur s'emballer. Un bruit de moteur gonfle dans notre direction. Ça vient du village, ça suit la route. Merde ! Ça ne peut pas être les Allemands, pas déjà! Et je suis seul, je ne peux rien faire. Je devrais aller chercher les autres, le sergent. Mes mains sont cramonnées au fusil, elles le serrent
à en faire blanchir les phalanges. Sur la route c'est la panique. Le bruit du moteur s'est fait plus puissant. Je le devine ricochant sur les façades des maisons qui longent l'artère principale du village, rebondissant jusqu'à la petite esplanade qui sépare le pont de l'entrée du village, avec moi au milieu. Tout mon corps est paralysé par un sentiment qui est bien au-delà de la peur, au-delà de la terreur. Il y a un monstre en train de traverser le village et il vient droit sur moi. A dix mètres une femme abandonne ses affaires et jette ses deux enfants dans le fossé. En criant, en pleurant, elle leur ordonne de s'allonger et de ne plus bouger, quoi qu'il arrive. La bête est là, au détour du virage. Elle fait vibrer le sol, je peux le sentir. Encore une seconde et elle sera devant moi.
Et elle passe.
Cinquante mètres au dessus de la route. Peut être moins. Avec de grosses croix blanches et noires sous les ailes. Un avion de reconnaissance allemand. Le poste de garde est en contrebas du village, les maisons sont hautes, l'avion volait bas, ça explique que je ne l'ai pas vu venir. Les civils sortent timidement du fossé. L'avion a fait demi tour un peu plus loin et reprend tranquillement de l'altitude. La femme a récupéré ses enfants mais pas ses affaires. Elle a du prendre conscience de ce qui lui était vraiment précieux et met toutes les chances de son côté pour le sauver. Mes phalanges sont douloureuses tellement j'ai serré fort ce fusil. Mes doigts se déplient difficilement mais ça va mieux. Le soulagement irradie tous mes muscles et ils se décontractent doucement.a neouvait asêtre
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