ASSOUAL
13 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
13 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

Aux portes de l’immense désert du Panscotschodt, une petite communauté vit des heures troublées. Suite à diverses pratiques magiques, un vieux laboureur impuissant se transforme en étalon fringant suscitant la convoitise de femmes venues d’un peu partout. Touché par la grâce son fils commence à prêcher dans le désert et à s’entourer de quelques fidèles disciples qui ne comprennent pas grand-chose à son message. Lui voudrait semer à tous vents l’amour et la paix. Eux ne rêvent que de se débarrasser de la tyrannie assez malsaine d’un militaire sans vergogne et d’un prince mal dans sa peau… Une fable ironique, un conte philosophique plein d’humour et de dérision. Ce petit monde mesquin, vicieux et retors nous amuse bien qu’il soit plus à plaindre qu’à blâmer. Mais n’a-t-il pas quelques points communs avec le nôtre ?

Informations

Publié par
Publié le 12 septembre 2020
Nombre de lectures 0
Langue Français

Extrait

CHAPITRE1
Elle n’était pas très belle. Elle s’appelait Bethsabée. Elle devait avoir une bonne soixantaine de printemps et pas toutes ses dents. Un fichu crasseux de couleur indéfinissable couvrait ses cheveux gris filasse. Une longue robe noire ravaudée au niveau du postérieur cachait son corps sec et anguleux. À cause de la salamandre tatouée en plein milieu de son front, un observateur averti savait que c’était une femme du peuple des sables bleus. Avec Riazak, son vieil époux un peu gâteux, elle habitait le petit village desséché de Gourtsk, aux confins du grand désert du Panscotschodt que, par paresse, les gens appelaient simplement le « Schodt ». Comme d’autres, sous des cieux moins brûlants, vont au marché, les gens allaient quotidiennement « au Schodt » dont les dunes de sable de diverses couleurs commençaient au fond de leur jardin. Ce lieu assez peu hospitalier leur servait à tout et, entre autres choses, de décharge publique. « Ah, ça, ma bonne », l’interpella du seuil de sa porte une autre sexagénaire qui, par la grâce de seize grossesses pas toutes menées à terme, avait droit au titre envié de « Mamou », « Ah ça, avec cette saloperie de siroccoco qui nous arrive tout droit du Schodt, on va encore avoir droit au bouillon d’onze heures aromatisé à la poussière et assaisonné d’une double ration de ménage ! » — Ça, dame vouais ! Approuva la Bethsabée qui devait avoir de lointaines origines keltes. — Z'êtes pas bien bavarde, aujourd’hui… Z'avez l’air pressé… Que vous arrive-t-il donc, ma commère ? Demanda la Mamou considérant sa maigrelette de voisine du haut de ses grasses rondeurs cent pour cent pur saindoux. — Certains jours, une femme avisée se doit d’être plus vigilante que d’autres, lui fut-il répondu pour éluder de nouvelles questions.
Mais la matrone obèse ne l’entendait pas de cette oreille. Elle passa un bras amical autour du cou de Bethsabée et caressa son giron d’une main furtive. L’autre se mit à ronronner bêtement en manquant d’avaler un de ses chicots branlants. « Mais on dirait bien qu’il est encore tout plat, ce petit bedon… Rien ne vient, ma belle ? » s’étonna la grosse d’un air complice. « Non, malheureusement. » « Pourtant on ne peut pas dire que tout le village ne vous aura pas aidé à le fabriquer, ce rejeton… Mais on n’a pas idée de s’y prendre si tard ! La nature a ses lois… » — C’est de la faute à mon Riazak… Sans votre potion secrète, jamais il n’aurait pu… — Chut ! Malheureuse, l’interrompit la Mamou. Quelqu’un pourrait nous entendre causer… Je tiens à ma réputation. N’oubliez pas que je suis plusieurs fois grand-mère et bientôt en passe de devenir « arrière » ! — Non ? — Si, fit l’autre en rosissant d’aise. La Bethsabée se sentait toute chose d’apprendre ça. Non seulement la Mamou, cette incroyable pondeuse, avait réussi l’exploit de conserver en vie douze marmots sur un total de seize, mais encore, avec le temps, ceux-ci s’étaient si bien reproduits que la deuxième génération se lançait déjà dans la noble tâche de procréation alors qu’elle-même n’avait toujours pas enfanté une seule fois ! De dépit, elle en chut sur le sol sablonneux en prenant tout de même garde d’atterrir à l’ombre d’une des blanches masures de la rue. Ici le soleil ne faisait pas bronzer, il vous brûlait sans crier gare de sorte que les gens s’évertuaient d’éviter le plus possible les ardeurs de ce four crématoire naturel. — Mais oui, expliqua la Mamou, c’est le tour de Lubélia, ma petite fille… Enfin la fille de ma fille Gliss… La petite brune qui se mouchait dans ses doigts… — Vous voulez dire celle qui bavait et qui se baladait dans le Schodt sans culotte ni djellaba il n’y a pas si longtemps ? Demanda Bethsabée qui ne s’y retrouvait pas trop bien dans la tribu de sa voisine. — Oui, une gentille petite… Pas facile à élever… — Plutôt cochonne si je me souviens bien… — Je ne vous permets pas de dire ça, Bethsabée ! Nous avons été pauvres, mais toujours propres. Pour récurer les casseroles, le sable c’est très efficace et ça ne coûte rien ! — N’empêche que vous avez de quoi être fière de votre belle famille… — Oui, mais à part le titre de « Mamou », j’en ai pas tiré grand avantage. Pas le plus petit dolro d’indemnités venant du Gouverneur et ce n’est pas faute d’avoir réclamé… — Oh, tenta de la consoler Bethsabée, vous n’avez vraiment pas eu de chance. Vous auriez pu être tirée au sort. Il paraîtrait à ce qu’il paraît que les aides pécuniaires d’élevage, les APE, sont attribuées par le biais d’une sorte de loterie. Mais encore faudrait-il que vous soyez capable de traîner vos grosses guiboles jusqu’à Ryadsol, notre belle capitale régionale !
— Femme stérile, ne parlez donc pas sans savoir. Les APE ne sont pas une loterie, mais un véritable concours. Même avec la cuisse légère et un frais minois, je n’aurais pas eu la plus petite chance de succès avec notre beau Prince Justin Nietyès ! Pensez donc, c’est le monde à l’envers. Lui et son Sinistre Capulco, ont osé donner le titre de Mamou à des mères de un ou deux enfants et même à des femmes comme vous, sans le moindre mioche, juste parce qu’elles étaient jeunes, jolies et pas farouches ! Et je ne vous parle pas de la prime de productivité… Moi, je ne l’ai jamais touchée ! Si c’est pas une honte ! De nos jours, personne ne reconnaît plus le mérite familial… Résultat, toute ma vie n’aura été que misère et tristesse… Et elle termina sa tirade par un soupir à
fendre une bûche. — Mais vous avez eu l’immense joie et l’insigne honneur d’avoir été de nombreuses fois mère puis bientôt grand-mère et tout au long de votre vie d’avoir été couverte d’enfants plus ou moins bien léchés. Sentant un brin d’aigreur dans les propos de sa commère, la Mamou lui cloua aussitôt le bec : « Cherchez-en des femmes ayant été seize fois fécondes, ayant douze fois accouché et qui soient restées minces, belles et appétissantes… Je n’avais aucune chance… Alors que vous qui vous êtes reposée toute votre vie, qui n’avez rien fichu du tout, vous avez réussi à perdre presque toutes vos dents, à vous dessécher sur tige et à devenir aussi laide que la grande sorcière du Schodt… » — Tout le monde ne peut pas s’offrir un rembourrage à la silicone industrielle et un râtelier en or massif ! Rétorqua Bethsabée qui ne voulait pas baisser pavillon. Un grognement suivi d’une série d’imprécations que les bonnes mœurs interdisent de reproduire se fit entendre d’une fenêtre au-dessus des deux femmes. Un homme avait dû être dérangé dans sa sieste, ce qui n’était pas loin de l’impardonnable chez ce peuple aussi fier que paresseux. — Elles vont pas la boucler, ces deux vieilles peaux ! Brailla-t-il. Et, sans plus attendre, il leur balança un grand seau de sable sur la figure. Dans ces lointaines contrées brûlantes et désertiques, l’eau, même pisseuse, était aussi rare que l’or, aussi ne la gaspillait-on jamais. Les deux commères rouspétèrent. Elles en avaient pris plein les cheveux, la bouche, les oreilles, les naseaux et le reste. La Mamou agita ses grosses miches pour évacuer le sable qui poussa l’impertinence jusqu’à aller se loger au fin fond de ses vastes culottes « Gros bateau ». Elle s’éloigna en marchant en canard. Bethsabée la suivait en dépliant sa peau ridée de vieille pomme fripée oubliée sur une étagère de fruitier. Ce diable de sable était capable de se nicher partout… — Ah, grogna la Mamou, quel sale bonhomme que celui-là ! Si j’osais, je lui ferai bien bouffer toute la poussière que j’ai entre les jambes ! Bethsabée trouva cette remarque si drôle qu’elle se mit à rire à gorge déployée. « J’imagine la scène, fit-elle. Ce crétin finirait étouffé entre vos puissants cuissots ! » — Au fait, ma chère, reprit l’autre sans se soucier de la remarque de sa commère, dites-moi, votre Riazak, il ne doit pas être tout à fait normal… Sinon c’est à n’y rien comprendre ! — Vous croyez ? — Pénètre-t-il en vous ? — Il pénètre, c’est certain. — Arrive-t-il à déposer sa semence ? — Je crois qu’il dépose. — Dépose-t-il ou ne dépose-t-il pas ? — Il dépose quelque peu… enfin surtout depuis que vous nous avez cuisiné votre pizza aux herbes, poivre et piments variés… — C’est bien. Et avec le gâteau au bois bandé, qu’est-ce que ça a donné ? — Là, il s’est carrément répandu partout… — Allez, allez, vous devez confondre avec le vent de sable… — Mais si, vous dis-je, affirma une Bethsabée rougissante. — Vous devez prendre vos rêves pour des réalités ! — Mais non, absolument pas. D’ailleurs mon Riazak est toujours le plus beau et le plus fort de
tous les hommes de Gourtsk. — Pouah, un vieux boiteux racorni. Z'avez besoin de bésicles en plus de tout le reste ! — Eh, vous avez bien tourné autour de lui autrefois, objecta la maigrelette. — Mais c’était autrefois. Nous étions jeunes et pleins de vie… En se tenant par la taille comme de bonnes amies, elles entrèrent dans une des cases blanches, celle de Bethsabée. « Vous ne m’avez toujours pas dit qui vous attendiez comme ça ? » reprit la Mamou. — Qui vous a raconté que j’attendais quelqu’un ? — Mon petit orteil gauche. Et, sans le moindre complexe, elle le sortit de sa babouche parfumée au fromage des Carpattes. L’orteil se mit à lui grésiller quelque chose à l’oreille. — Ah, oui ? Le médecin-volant ? Fit-elle d’un air entendu. Bethsabée gardait son regard fixé sur les deux énormes cuisses qui dépassaient impudiquement de la robe retroussée de sa commère. Elle l’entendit continuer sur un ton péremptoire : « Moi, je suis certaine qu’il ne viendra pas aujourd’hui. » — Qu’est-ce que vous en savez ? — À chaque fois qu’il vous prévient, vous pouvez être sûr qu’il est en train de vous poser un gros lapin de garenne… Il fait ça pour mieux tromper son monde… C’est un individu retors et plutôt paresseux… C’est un homme quoi ! — Certainement, approuva Bethsabée. — Je serais vous, j’irais le dénoncer à Pollyt… — … — Vous ne dîtes rien… Vous n’oserez jamais. Vous avez trop peur de lui ! — Que nenni ! Je suis si proche du but maintenant… — Allez, la voilà qui fait sa fière… Ma pauvre chérie, ne vous faites aucune illusion. Vous n’arriverez à rien avec ce charlatan. Moi, j’ai une bien meilleure proposition à vous faire… — Dîtes toujours. — Vous vous souvenez de ma petite fille ? — Laquelle, vous en avez tellement ? — Eh bien, la Lubélia, celle dont on vient de causer, celle qui bavait… — Ah oui, celle qu’est ronde ! À cet instant précis, un serpent à sonnettes se glissa dans le sable tiède en stridulant sur trois notes, histoire de leur rappeler que c’était l’heure du thé à la tomate. Les deux matrones poussèrent un soupir en ré dièse. Il allait falloir lever leurs postérieurs de leurs bancales chaises de paille. La Bethsabée cracha un coup sur le dos du rampant vipérin qui s’enfuit en sifflant de rage. — Voilà-t-y pas qu’les z'animaux domestiques nous rappellent à l’ordre maintenant, gémit-elle. On aura tout vu. Est-ce que le phacochère du voisin vient grogner dans les oreilles de mon bonhomme quand il doit arrêter sa sieste ? — Ah, quelle triste condition que la nôtre, pauvres femelles, se plaignit à son tour la Mamou. Toujours à la peine, toujours à la tâche, jamais à l’honneur. — Dame-oui, da, notre libération n’est pas pour demain !
Bethsabée se leva en se tenant les reins. Versa dans une casserole cabossée un peu d’eau tirée d’une calebasse, la fit chauffer sur un fourneau de briques et en remplit une théière déjà bourrée jusqu’à la gueule de toutes sortes d’herbes et de feuillages séchés. La Mamou remarqua avec envie que la théière était en authentique faïence décorée à la main et que la calebasse était en véritable coucourde du Lexique dorée sur tranche. Jusqu’à la robe de Bethsabée qui semblait moins vilaine et moins usée que la sienne. Elle s’en vexa et ne se gêna pas pour laisser paraître son dépit au grand jour. — Vous m’avez l’air d’être soudain devenue bien aisée, très chère… Faut plus vous gêner maintenant… À la maison, nous en sommes encore à la théière en pierre taillée et à la calebasse en synthétique… — Oh, ce ne sont que deux modestes bricoles que je viens juste d’acheter à un colporteur qui passait par ici… Un charmant jeune homme avec deux grands yeux bleus. Il m’a fait un prix d’ami… — C’est bizarre, mais ces jours derniers, je n’ai vu aucun individu de ce genre-là dans nos parages… Et croyez-moi, j’ai l’œil… Pas grand-chose de ce qui se passe à Gourtsk ne m’échappe ! — Peut-être bien que ce garçon n’a pas daigné honorer votre demeure de sa visite, persifla la Bethabée entre deux vilaines dents cariées… — Quoi qu’il en soit, il faut être bien riche pour acheter autant de neuf… — Disons que mon Riazak et moi nous ne manquons pas trop. La Mamou sourit méchamment. Bien que se déclarant la meilleure amie de la Bethsabée, elle en restait au service minimum. Certaines manières ou allures un peu trop hautaines chez la sèche racornie déplaisaient au plus haut point à la grasse ventripotente qui n’avait pas compris que l’air pincé de Bethsabée venait de son manque de dents et non d’une quelconque méchanceté congénitale. — Vous prendrez bien un petit thé à la tomate ? Proposa aimablement celle-ci. Depuis l’époque lointaine de la colonisation impériale qui remontait aux siècles des siècles, cette phrase anodine était entrée dans les mœurs et faisait partie intégrante des bons usages. À un rescapé du désert mourant de soif, jamais les gens de la région n’auraient proposé un baquet d’eau fraîche, non ! Ils lui amenaient avec la sereine tranquillité des anciens, le sempiternel dé à coudre de l’infâme tisane des rouquins étrangers. Elle était censée réhydrater en douceur, donner force, tonus et allégresse. Cette panacée était parée de toutes les vertus… — Certainement… et avec un petit nuage de lait, s’il vous plait… — Désolée, mais nous n’avons pas de chèvre… Je peux cependant y ajouter trois gouttes de churunga, histoire de corser un peu le goût. — Faîtes, ma bonne… Je vais me débrouiller toute seule pour le nuage. Elle dégrafa le haut de sa robe, attrapa à pleines mains l’une de ses énormes mamelles, décapsula d’une pichenette et pressa vigoureusement. Il se fit comme un léger sifflement puis le lait sous haute pression jaillit et fut pulvérisé n’importe comment. En se regroupant, les fines gouttelettes formèrent un joli petit nuage très léger qui se mit à planer mollement au-dessus de la table. La Mamou, surprise, avait relâché la pression un quart de poil trop tard. La mousse lactée s’éleva alors vers un plafond noir de suie et de chiures de mouches tsé-tsé. — Aidez-moi à le récupérer, voyons… — Pas facile, se plaignit la Bethsabée qui, en s’agitant, ne faisait que tartiner le plafond. — Il faut absolument l’attraper, ce serait bête de gâcher tout ce bon lait entier… — D’ordinaire, vous visez mieux ma commère. Vos trois gougouttes arrivent toujours pile dans
la tasse… — Que voulez-vous, soupira la Mamou. Je suis comme tout le monde, je ne rajeunis pas… Voilà ce qui arrive quand la mécanique commence à se détraquer. — Ça y est, je le tiens, brailla l’autre en s’évertuant à garder dans ses deux mains une sorte de boule de crème Chantilly qui ne se laissait pas faire. — Ne le laissez pas filer… Ça pourrait amener des perturbations dans le Schodt… — Une pluie lactée, ça m’étonnerait, ironisa la maigrelette. Ne le lâchez pas ! Laissez vos mains en creux et amenez-le tout doucement au-dessus de ma tasse. — Plus facile à dire qu’à faire ! C’est léger comme une bulle de savon votre truc. Doit pas y avoir grand-chose comme matière grasse là-dedans. Et elle parvint à ses fins, c’est-à-dire à agrémenter le thé de sa commère tout en gaspillant un peu du précieux liquide et en pestant contre sa maladresse. Toutes ces émotions les avaient mises en sueur. La Mamou s’épongea le front en soufflant : « Ah, ça, c’est pas un ennui qui pourrait vous arriver à vous qui n’avez jamais été fertilisée et qui n’avez jamais rien porté… » — Ça, bien sûr, admit Bethsabée. — Pas de marmot, pas de lait, c’est la règle ma bonne ! — Et non, mais cela ne saurait tarder… Mais bon, les jours fastes, j’en suis encore à tirer une malheureuse goutte d’eau en me pressant le nez. Mon homme n’arrête pas de se moquer de moi. Il dit que je suis un mauvais placement… Le mien ne connait pas son bonheur. Comme il déteste les laitages, cet idiot n’en boit jamais alors que j’en suis encore pleine… Quel gâchis ! Si c’est pas malheureux ! En dégoulinant le long des murs, les restes du petit nuage blanc formaient de longues traces claires dignes des plus grandes œuvres de Braquemart Bollocks, l’inimitable barbouilleur avant gardiste que tout le monde à Gourtsk avait depuis longtemps oublié. — Vous allez pouvoir me remercier doublement. Grâce à moi, vous faites également des économies de décoration. Vous n’aurez pas besoin de chauler votre intérieur cette année, commenta la forte. — Vous êtes bien bonne, ma bonne, mais vous n’allez tout de même pas me facturer ce que la nature vous a donné gratis. — Et pourquoi pas ? On paie bien l’eau… Pourquoi pas le lait ? Répliqua la Mamou. Elle rattrapa juste à temps le petit nuage qui cherchait à se faire la belle et ne voulait pas flotter sagement sur une tisane sans doute trop chaude à son goût. Puis elle brassa le tout d’un doigt sale sans remarquer que le breuvage obtenu avait une vague ressemblance avec un café dit « liégeois ». À cette époque, plus personne, par là-bas, n’avait entendu parler d’une ville répondant au nom de Liège, pas plus que d’un pays appelé Belgique, ni même d’un continent nommé Europe. En tout cas, de ce côté-ci du Panscotschodt, personne n’aurait pu vous renseigner sur la façon de servir ce breuvage, les indigènes n’ayant jamais eu des âmes d’explorateurs et encore moins des velléités de cuisiniers à toques ou étoiles de mer… — Exquis, votre thé à la tomate ! Apprécia la Mamou en se régalant de la mousse qui dessinait une jolie moustache blanche au-dessus de sa bouche lippue. Bethsabée sentait que la churunga commençait à produire son effet rassurant. Une sorte de soleil bienfaisant lui réchauffait les entrailles. Elle souriait béatement. — Vous savez, reprit la Mamou en se passant une grosse langue violacée sur les lèvres, j’ai une
intéressante proposition à vous faire… — Je crains le pire, mais dîtes toujours… — Vous vous souvenez de ma petite fille ? — Laquelle ? Vous en avez eu tellement ! — La Lubélia, celle qui bavait tout le temps… — Ah oui, celle qu’est ronde ? — Non, mais dites-moi, la maigre, vous n’auriez pas eu la main lourde sur la churunga ? J’ai l’impression que vous vous répétez… — C’est vous qui tournez en boucle, se récria Bethsabée. Vous rabâchez toujours la même chose. Moi, je me contente de vous répondre…
CHAPITRE2
Pollyt sortit du bureau du Commodore. Un étranger, qui aurait eu l’imprudence de musarder par là, se serait étonné de le voir tout vert, couleur qui donne une mine épouvantable. Heureusement pour lui, Pollyt, kommissar chargé du district de Ryadsol et autres lieux découverts à marée basse, ne fit pas la moindre rencontre de ce genre dans les rues écrasées de soleil. Il ne vit ni rat ni chat, ce qui au fond allait de soi vu que chacun s’évertuait d’en mettre un au pot chaque dimanche sans jamais avoir entendu parler d’un quelconque Roi Henri avec un panache blanc qui aurait servi de point de ralliement pour qui que ce fût…
Pollyt était un être bizarre. Certains le prenaient même pour une sorte de mutant. Il n’avait ni le regard fuyant ni la longue face terreuse du traître patenté, mais juste une bouille pâle et plate. Sans expression particulière. Des yeux ronds et éteints comme de vieux boutons de djellaba. Son seul et unique problème venait d’une sorte de maladie de peau appelé caméléonite : il changeait de couleur en fonction des circonstances, des évènements et même de ses propres états d’âme. Il devenait vert quand il avait affaire à l’administration. Il virait au carmin en face du petit peuple et au bleu Navy quand il parlait aux femmes qui lui trouvaient alors un charme supplémentaire. Le jaune était réservé aux ennemis du peuple et l’orange au tandem gouvernemental composé du Très Aimé Justin Nietyès II, prince régnant si peu, et de Capulco, général en chef de la région militaire du Schodt, que la dérision populaire avait surnommé « Le Tendre ». Pollyt pouvait donc passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel sous l’emprise de ses divers sentiments. Du rouge de la colère, au noir de la fureur en passant par le vert de la honte ou le bleu de la peur, ce qui était plus commun. Bon citoyen, à l’orange, il ralentissait, au rouge il s’arrêtait et ne repartait qu’au vert. Ce qui amusait beaucoup les enfants vu que la circulation se réduisait à environ trois baudets, deux chameaux et un canasson grand maximum par jour.
Mais la couleur de base du komissar Pollyt, son teint habituel et même personnel était le gris souris. La marque du manque de confiance en soi, de la méfiance et surtout de la bonne vieille filouterie. Champion de l’ouverture du parasol, il s’était vu attribuer à son insu le surnom de « Trembleur ». En effet, toute sa palette de jolies couleurs étaient souvent mêlées de gris ce qui en gâchait les plus beaux effets.
Son entrevue avec le Commodore avait été des plus brèves. À l’intérieur du grand bâtiment blanc sans fenêtres de la « Kommandantura », il n’avait trouvé qu’une petite dizaine de soldats dépenaillés et vautrés autour d’une grande table en train de vider de grandes chopes de thé à la tomate. Vraisemblablement avec plus de churunga à 77° et quelques que de simple tisane si on en jugeait à leur regard peu éveillé. Et pour ne rien arranger, ces abrutis mâchaient de grosses boulettes de tom-shi-kom, ce mélange détonnant de jus de pistils de reines de marie-martines (la fleur de la vie en rose), de champignons anxyogènes, d’acide divertique et de gomme noirabique. Mélangé avec l’alcool, c’était la défonce assurée. L’esprit plein de visions d’araignées géantes, de zombies dansant le moonwalk voire d’éléphants roses montant à cinq dans une deux chevaux à toit ouvrant, le junkie-bidasse planait, ne sentait plus son corps. Il en oubliait sa triste condition et surtout son incommensurable ennui. Pollyt le trembleur, toujours prudent ne s’y était jamais risqué. Il craignait les effets secondaires de la gomme noirabique que certaines études scientifiques considéraient comme éventuellement cancérigène. Et puis un tel laisser-aller aurait été honteux et dégradant pour un kommissar aussi respectable que lui. Le Commodore tolérait cette pratique chez ses hommes uniquement pour leur donner le courage de mener à bien leurs opérations peu ragoûtantes et surtout pour les empêcher de se rebeller ou de tomber dans les abimes de la dépression.
Quand il entra dans le bureau, Pollyt se mit à trembler comme gélatine présentée par une cuisinière parkinsonienne. Cela ne surprit pas le Commodore qui connaissait bien le bonhomme. « Teuss, teuss ! Siffla-t-il. Le kommissar Pollyt ! Gaaarde à vous ! » Les bidasses avachis rectifièrent très vaguement la position en se redressant à demi sur leurs sièges. Tous le craignaient, même les plus ahuris. Surtout en raison de son tremblement que chacun attribuait naïvement à une violente et sempiternelle colère. Sans oublier qu’il représentait rien moins que le pouvoir politique dans ces lieux oubliés. — Qu’est-ce que ça signifie ? s’indigna Pollyt en s’adressant au Commodore. On se goberge à longueur de journées et personne ne s’inquiète plus des manigances du sale Blanc ! — Vous voulez sans doute parler du Prince Blanc ? Demanda l’autre. — Imbécile, vous cherchez à finir empalé ou quoi ! À votre grade, vous savez bien qu’il n’y a qu’un seul et unique Prince, notre bien-aimé Justin Nietyès que tout le monde doit révérer sur l’ensemble du territoire de Ryadsol et jusqu’aux plus lointains confins du Panscotschodt ! — Ich bine apsoloument bersouadé, Herr Kamerad Kommissar ! Brailla le Commodore en prenant un accent teuton qu’il jugeait du plus bel effet mais qui fit virer au vert de gris son interlocuteur qui en était à trembler comme feuille de peuplier au vent d’automne. — Où en est-on avec ce renégat ? — Mais… Nous l'affons excéguté, hier, Kommissar... Gonformément à fotre ordre… — Pas exactement, Commodore Asch, sur l’ordre express du saint tandem gouvernemental… — Pour nous, c’est du kif ! Mais, si je peux me le bermettre, sauf votre respect, ça n’en pas été – du kif j’entends – pour mes hommes… Une sale pesogne, le décollage… — Le décollage ? S’étonna Pollyt. — Le décollement, si vous bréférez, enfin, la décapitulation ou la décapitalisation, disons… quand on lui a coubé la tête quoi… quand on l’a raccourci par le haut… — Je vois. — Non, vous ne bouvez bas voir. Juste imaginer. Une répugnante horreur, une saloperie infâme. Les gars en ont tous dégueulé… surtout qu’il était goriace le Blanc et qu’il a fallu embloyer les grands moyens… — Comme « La galochine » ? — Non, on n’en avait bas sous la main. On a dû se gontenter de la scie mécanique… Vous savez, la vieille, celle à pédales ! — Je vous en prie, Asch, épargnez-moi les détails sordides, le supplia un Kommissar plus écœuré par les relents de churunga que par la description du supplice. — Et figurez-vous que ça n’a pas suffit, poursuivit le Commodore, abandonnant un accent teuton qui ne l’amusait plus. Cette saleté de bécane a trouvé le moyen de s’enrayer. Impossible de réparer… Un grain de sable dans les engrenages sans doute. Toujours est-il qu’il a fallu aller quérir un tranchoir dans l’ancienne boucherie cameline. Les gars ont dû se débrouiller tout seuls vu que le boucher avait quitté le pays sans crier gare ni aéroport d’ailleurs. On ne le croirait pas, mais on peut faire faillite même dans un commerce de viande au détail. Tout cela pour dire qu’ils ont fouillé partout et jusqu’au fond du grenier juste pour me ramener un vieux sabre tout rouillé et tout ébréché, mais encore solide. Dans le temps, nos anciens savaient fabriquer costaud. Et c’est avec ça qu’ils ont achevé le boulot. Le Blanc avait dû claquer avant la fin de ce spectacle de Grand Guignol. Toujours les mêmes, ces aristos… Forts en gueule mais petite nature… — Donc tout est bien qui finit bien ?
— Pas vraiment ! Y avait du sang partout… Mes gars ont tourné de l’œil… Une très sale affaire pour le moral du troufion… Même moi, ça m’a salement secoué. C’est la raison pour laquelle j’ai autorisé à titre tout à fait exceptionnel cette petite éclate à la churunga et au tom-shi-kom…
— Je comprends sans approuver, fit Pollyt, mais j’ai comme l’impression que vous ne m’avez pas tout raconté… À cet instant, un soldat se dressa en renversant son banc. Les yeux lui sortaient littéralement de la tête. Halluciné, il tendait le cou et les bras en direction du kommissar qui en menait de moins en moins large : « Oh ! Regardez ! Le rhinophacochère à dents de sabre ! Il est énorme avec son poil bleu et ses yeux rouges ! Il est là ! Il fonce sur moi ! Il va m’écraser, me déchiqueter, m’étriper ! Bordel ! SAUVEZ-MOI, CAMARADES, SAUVEZ-MOI ! » Il hurlait comme un damné sans que personne ne réagisse vraiment. Perdus dans d’autres mondes tout aussi étranges, ses collègues, ayant sans doute affaire à des entités différentes, ne devaient même pas l’entendre. — Mais, bon sang, faites-le taire ! Cria le kommissar qui n’en pouvait plus. Le Commodore Asch prit une de ses babouches à semelles compensées et en souffleta d’autorité l’excité. Cela remit en place les idées du tom-shi-komé qui se mit à chialer bêtement car l’autre n’y était pas allé de main morte. « Maintenant ferme-là ! Lui intima son chef. Sinon, je continue, mais avec la galoche à clous cette fois et là, tu vas plus reconnaître ta tronche quand tu passeras devant un miroir… » Le soldat s’effondra sur lui-même et se tut définitivement. Asch ne put s’empêcher de se plaindre en se rechaussant : « Quelle misère que tout ça… Dire que c’étaient tous de braves bidasses. Tôt ou tard, même les plus costauds finissent par tomber en ruine. Et va-t’en leur trouver des remplaçants ! Triste condition que celle du combattant réduit à l’oisiveté et au maintien de la paix… Vous savez ce qui manque à ce pays, kommissar Pollyt ? » — Non, fit l’autre. — Une bonne guerre ! — Admettons, concéda Pollyt. Mais j’aimerais bien entendre la suite de l’histoire… — Ah oui… Eh bien, le Prince Blanc… — Arrêtez avec ça ! Dîtes « le Blanc » tout court ou « le sale Blanc » ou, mieux encore, « l’ignoble et répugnant petit Blanc nauséabond ». Comme ça, vous ne quitterez pas la ligne agréée « Pollyt Correct »… — Oui, enfin, le bonhomme en question, on l’avait bel et bien occis… Plus de lézard sous l’ombrelle… — Vous voulez dire « sous la tonnelle » ? — Oui, si vous voulez… sous la tonnelle, approuva sans comprendre le Commodore Asch. — Tendre et tête de bois comme vous êtes, je parie que vous n’avez pas vérifié que les vignes étaient belles du côté de Grosjean… — Bon sang, mais c’est bien sûr ! J’ai oublié de leur faire chanter la romance… — Et voilà pourquoi on en est là ! Explosa Pollyt. Avec une pareille bande d’incapables qui ne respecte ni rites, ni traditions, je ne sens pas bien la suite… — Donc, selon vos ordres… — NOOON, hurla le Kommissar, selon les ordres du tandem gouvernemental ! Que je n’aie plus jamais à vous le répéter ! — Oui, enfin, histoire de souffler un peu après toutes ces émotions, nous avons laissé la tête d’un côté, le corps de l’autre, à même le sable, à trois pas de nous… — Sans lui chanter « Ah le petit churunga blanc… » ?
— Sans chanter, personne n’avait le cœur à ça, mais en le buvant à sa santé, dit le Commodore. Oh, juste du 33°5 ! On était en service… Dans ces cas-là, on n’abuse pas… On sait rester raisonnable… Rien qu’un petit coup, c’est agréable et ça vous requinque son bonhomme… — Admettons, fit le Trembleur d’un ton sec. Et la suite ? — Eh bien, un petit quart d’heure après, pas plus, la tête du renégat avait disparu ! — Vous l’avez cherchée quand même ? — Ah, ça oui ! On a fouillé tout le coin, les rues, les places, les bicoques, et de la cave au grenier. Partout je vous dis, partout… — Je suis sûr que quelque chose vous a échappé ! Ce n’est pas possible ! Une tête, ça ne disparaît pas comme ça… — Je vous jure, kommissar… — Vous mentez ! Je vois votre nez s’allonger… Attention, Commodore, il y va de la vôtre, de tête ! — Eh ben… Disons qu’il commençait à se faire tard… Les gars voulaient prendre leur bouillon d’onze heures… On a dû négliger certains coins improbables comme le cimetière, les latrines ou la décharge publique… — Voilà, voilà, brailla Pollyt en passant au gris-violacé du pire effet, ça explique comment vous avez laissé filé cette maudite tête de pioche ! — Il faut que vous compreniez, Kommissar… Les soldats… C’est écrit en toutes lettres dans leurs statuts… Ils ont un droit imprescriptible au repos passé onze heures… Je n’ai pas le droit de prendre sur leur temps de sommeil… — Dans un cas comme ça, le droit, on s’assoit dessus ! On prend même le gauche s’il le faut ! — … (silence gêné du Commodore Asch) — Et le corps ? Il n’a quand même pas filé sans la tête ? — C’est-à-dire que… Selon… les… ordres… — DU TANDEM GOUVERNEMENTAL ! L’interrompit fermement Pollyt. — C’est ce que j’allais dire… Eh bien le corps, on l’a menotté et on l’a enfermé dans un cachot de la Kommandantura… Deux précautions valent mieux qu’une… — Il était gardé ? — Oui, Kommissar ! — Et j’imagine que votre garde s’est endormi… Avouez ! — Il a dû avoir quelques moments d’abandon, je suppose. Car le lendemain matin, plus de corps non plus… Envolé, volatilisé, disparu dans une sorte de tour de passe-passe à la Davy Couperfeld ! — Ah, je m’en doutais ! Il fallait me le tuer deux fois, ce renégat ! Vous m’entendez ? Le zigouiller deux bonnes fois plutôt qu’une… s’énerva Pollyt. — … (Silence gêné du Commodore Asch) — Et qu’avez-vous fait depuis ? Avez-vous alerté vos supérieurs ? Ont-ils prévenu au-dessus, puis au-dessus, puis encore au-dessus ? Est-ce monté jusqu’au généralissime Capulco ? — Non, kommissar… C’est une trop sale affaire… Ça peut nous causer bien du tort… Et comme je savais que vous deviez passer, j’ai attendu… — Vous avez bien fait ! Et même très bien fait ! Approuva Pollyt. Et surtout que rien de tout cela
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents