Le Cimetière du Calvaire
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Description

Sabrina Batoul Le cimetiere du calvaire 1er septembre 2004 Le maire du petit village alsacien de Natzwiller, un quinquagénaire au visage avenant dont le gros bidon témoignait de son amour pour la saucisse et la bière, se leva de son siège face au public et amena un micro fac à ses lèvres : - Messieurs dames, je vous souhaite la bienvenue au soixantième anniversaire de la libération du camp de Natzwiller-Struthof où nous sommes ici mêmes. Des applaudissements retentirent dans la salle, des flashs crépitèrent. - Nous sommes ici, continua-t-il, pour nous recueillir sur une sombre page de l’histoire française, même si à l’époque de la seconde mondiale l’Alsace était annexée à l’Allemagne ; mais surtout pour entretenir notre devoir de mémoire envers tous les déportés qui ont connus une fin tragique entre ces murs, et célébrer les survivants ici à mes côtés, en chair et en os, qui ont accepté mon invitation. De nouveaux applaudissements acclamèrent cinq vieux hommes assis derrière une longue table et de part et d’autre du maire. - Nous allons tout d’abord commencer avec la conférence promise où nos cinq messieurs vont se présenter et témoigner de leur séjour en ce même camp de Struthof. A midi trente un buffet sera servi dans la cour extérieure, où vous êtes bien sûr tous conviés. Nous terminerons ensuite la journée avec une visite complète du camp. Bien, commençons ! Monsieur Hartmann, tenez le micro.

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Publié le 28 mai 2014
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Langue Français

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Sabrina Batoul Le cimetiere du calvaire
1er septembre 2004  Lemaire du petit village alsacien de Natzwiller, un quinquagénaire au visage avenant dont le gros bidon témoignait de son amour pour la saucisse et la bière, se leva de son siège face au public et amena un micro fac à ses lèvres : - Messieurs dames, je vous souhaite la bienvenue au soixantième anniversaire de la libération du camp de Natzwiller-Struthof où nous sommes ici mêmes. Des applaudissements retentirent dans la salle, des flashs crépitèrent. - Nous sommes ici, continua-t-il, pour nous recueillir sur une sombre page de l’histoire française, même si à l’époque de la seconde mondiale l’Alsace était annexée à l’Allemagne; mais surtout pour entretenir notre devoir de mémoire envers tous les déportés qui ont connus une fin tragique entre ces murs, et célébrer les survivants ici à mes côtés, en chair et en os, qui ont accepté mon invitation.  Denouveaux applaudissements acclamèrent cinq vieux hommes assis derrière une longue table et de part et d’autre du maire.-Nous allons tout d’abord commencer avec la conférence promise où nos cinq messieurs vont se présenter et témoigner de leur séjour en ce même camp de Struthof. A midi trente un buffet sera servi dans la cour extérieure, où vous êtes bien sûr tous conviés. Nous terminerons ensuite la journée avec une visite complète du camp. Bien, commençons ! Monsieur Hartmann, tenez le micro.  Unvieil homme voûté de quatre-vingt-dix ans attrapa le micro d’une main frêle et se présenta courtoisement au public.  Captivée,la salle toute entière demeura silencieuse tandis que monsieur Hartmann racontait qu’il avait été déporté parce qu’il écoutait Radio Londres et qu’un voisin l’avait dénoncé, puis son calvaire une fois arrivé au camp. La cruauté des kapos était sans limites, et les spectateursfrissonnèrent d’horreur à quelques anecdotes énoncées. Il acheva son récit par le contexte réel de la libération du camp qui n’a pas vraiment été libéré mais évacué, puis par ce qu’il était devenu par la suite. Les gens clapèrent dans leurs mains, et ce fut le tour du suivant, tout aussi frêle vieillard qui raconta son histoire à lui.  Quandce fut le tour du dernier et cinquième, celui-ci prit le micro d’une poignée énergique et dit d’une voix distincte: «Mon nom est Aaron Rosenbaum, et j’avais vingt-et-un ans lorsqu’on m’a envoyé au Struthof, parce que j’étais juif. Je me cachais avec ma famille dans la cave de notre voisin à Erstein qui prit des risques inconsidérés pour nous. Après un an à huis clos dans la cave, nous fumes dénoncés. Notre voisin et ami allait être déporté avec nous pour trahison, mais il a tapé un tel scandale que les SS l’ont exécuté sur le champ, devant nos yeux. Ma sœuret ma mère furent envoyées à l’Est, mon père et moi ici même. Mon père n’a pas tenu trois mois tandis que moi, j’ai surmonté toutes les épreuves. En ce qui concerne ma mère et ma sœur, je n’ai pas eu de nouvelles d’elles avant 1946 où j’ai appris dans un registre officiel qu’elles étaient mortes de l’épidémie de typhus qui a sévit à Dachau. Selon toute probabilité, elles ont été enterrées dans une fosse commune avec un millier d’autres cadavres. Le 31 août 1944 j’ai été transféré à Dachau où je fus libéré huit mois plus tard. Et si vous vous demandez quel effet cela ça fait de retrouver la liberté, imaginez-vous boire pour la première fois de votre vie une bonne limonade bien fraîche. Et si cela ne vous offense pas, je ne préfère pas vous parler de ce que j’ai vécu au camp. Ce n’est pas ce qui compte pour moi.»  Toutaussi énergiquement, monsieur Rosenbaum tendit le micro au maire devant une salle plus silencieuse que jamais. Ce dernier, fort surpris, insista des yeux mais renonça vite devant le regard implacable du survivant. - Bien, bien..., retentit la voix du maire dans les sonos. Messieurs dames si vous avez des questions, ils sont à vous. Les doigts fusèrent tout de suite dans l’air. Et la première question posée exaspéra Aaron
Rosenbaum. - Croyez-vous toujours en Dieu ? demanda une jeune femme blonde. - Bien sûr, répondit spontanément un des survivants. Dieu n’est pas celui qui nous a jeté dans les camps, pourquoi ne plus croire en lui? Au contraire, ma foi m’a beaucoup aidé à tenir. Vous savez, ça ne sert à rien de demander pourquoi Dieu a laissé faire tant d’atrocités car je crois profondément que Dieu laisse le libre-arbitre à chacun. Les hommes font leurs propres choix. La question serait peut-être si nous croyons toujours en les hommes. Chacun des survivants approuvèrent. Bonne réponse, pensa Rosenbaum. - Croyez-vous toujours en les hommes, alors ? interrogea la même jeune femme. Le vieil homme qui avait répondu sembla hésiter durant un moment, puis répondit : - Je crois en les hommes libres, ceux qui ne sont pas soumis à une organisation autoritaire et violente. Mais ça ne vaut pas grand-chose. Une autre jeune femme, cette fois brune, prit la parole. - Cette question est spécialement pour monsieur Rosenbaum: pourquoi n’êtes-vous pas allé vous installer en Israël ? Une question encore plus stupide que la précédente pensa le vieux survivant. Il répondit en soupirant : -Parce que je ne suis pas sioniste, et que la Palestine n’est pas ma terre. Voilà.La demoiselle attendit quelques secondes que son interlocuteur développe, mais il ne se décidait apparemment pas et le micro passa dans une autre main.  Cefut un défilé de questions plus ou moins pertinentes de la part de journalistes et de simples visiteurs mais enfin, au plus grand soulagement de Rosenbaum, la pause déjeuner arriva. Il réussit à peu près à manger tranquille durant l’heurequi suivit, et bientôt la visite du camp démarra. Le monument en forme de pointe à l’entrée, avec gravé dessus la silhouette squelettique d’un déporté. Le cimetière. Les blocks alignés face à face avec les deux potences au milieu. Le Revier, autrement dit l’infirmerie où se déroulaient les expériences scientifiques.Les cellules et les crématoires tout au bout. La fosse. La chambre à gaz à deux cent mètres de là. C’était surréaliste, ce domaine d’horreur planté en plein cœurdes Vosges. Les nuages au-dessus du camp pueront toujours la mort, et les visiteurs le sentaient au plus profond de leur être. Rosenbaum observait. La montagne était devenue maudite, et les démons insinuaient un mal-être à toute personne, si pure soit-elle, qui s’aventurait surces terres.  Rosenbaummarchait en fin de fil se demandant pourquoi il ne ressentait rien, comme si on avait anesthésié son cœur. Pourquoi sa poitrine n’avait pas tressaillit lorsqu’il avait revu la potence, là droit devant lui, où il avait vu des centaines se faire pendre? Pourquoi s’était-il senti qu’encore plus vide lorsqu’on lui montra le four du crématoire où l’on a brûlé nombre de codétenus qu’il avait connu? Détaché, il continua à suivre le groupe qui entra dans un des baraquements où se trouvaient les dortoirs, bloc de bois superposés à trois étages aux couchettes de paille minuscules. Le vieil homme se souvint qu’ils y couchaient par trois, et que chaque soir les prisonniers se battaient pour les couchettes du haut car des excréments suintaient des planches.  Jusque-là absents, les yeux de Rosenbaum s’animèrent pour la première fois lorsqu’il repéra la couchette dans laquelle il avait dormit tant de nuits. Il s’y approcha à petits pas, écartant les gens qui lui faisaient obstacle, puis s’immobilisa juste devant. Comme si c’était hier, le vieil homme se revit étendu sur la paille crade, le visage souffreteux et complètement dénué de ses forces. Jusque-là enfouies, ses émotions remontèrent d’elle-même jusqu’en haut de sa gorge, laissant traîner derrière elles un frisson qui firent trembler Rosenbaum des pieds
à la tête. Son c?ur s’alourdit, et il se mit à respirer profondément pour s’empêcher de pleurer.Le groupe commençait à évacuer le block petit à petit et lorsqu’il ne resta plus que lui, Rosenbaum s’aperçut qu’une jeune femme brune s’attardait à ses côtés.- Monsieur, ça va bien ? Celui-ci se frotta brièvement les yeux avant de se tourner vers elle. -J’imagine que revenir ici doit être éprouvant pour vous.-C’est... c’est la première fois que je reviens ici depuis mon départ en 1944, dit-il en reniflant. Je ne savais pas quelle réaction j’allais avoir.Les joues à présent complètement sèches, Rosenbaum observa mieux alors la jeune femme. -Vous êtes celle qui m’a posé la question sur Israël, n’est-ce pas ? -Oui, c’est moi. Je m’appelle Katia Klein, lui tendit-elle la main, je suis journaliste au journal local. Je couvre le soixantième anniversaire du camp. - Bien. -Si je puis me permettre, pourquoi n’avez-vous voulu parler de votre expérience au camp ? Rosenbaum resta silencieux un long moment avant de répliquer : -J’ai longtemps hésité avant d’accepter l’invitation du maire. Je savais qu’à la conférence on me poserait des questions stupides comme vous l’avez fait vous-même. Vous voyez, témoigner de ce que j’ai vécu au camp n’est pas ce qui m’importe le plus.- Pourquoi être venue alors ? demanda la journaliste, surprise. - Parce que je ne serais peut-être pas là pour le soixante-dixième anniversaire du camp, sourit-il. Katia Klein sourit à son tour et porta son regard sur la couchette. - Vous couchiez là ? demanda-t-elle. - Oui, la plupart du temps. Mais je suis étonné de voir le bois en si bon état. -C’est parce que ça a été rénové. Ce n’est pas les planches d’origine. -Ah. D’accord. J’ai une question moi aussi, miss Klein.- Je vous écoute. - Que voulez-vous vraiment entendre à travers nos témoignages, à nous anciens déportés ? - Et bien... euh... je ne vois pas trop où vous voulez en venir. - Ce que je veuxdire, c’est si c’est de l’horreur que vous voulez vraiment entendre.-Bien sûr que non, s’offusqua Katia Klein. Ce n’est pas ça du tout ça. Honnêtement monsieur Rosenbaum, je ne vous comprends pas du tout. Je considère le devoir de mémoire très important, ce qui s’est passé ici est tout à fait affreux et vous, vous étiez là! Ce que vous avez vécu est inimaginable, et vous refusez de témoigner. Pour moi, c’est comme garder enterrer toutes les âmes de déportés.  Pendantun instant, le vieil homme lança un regard noir à la jeune femme mais il se reprit et regardant droit devant lui, il se mit à narrer : -Ils avaient amené un grand et magnifique sapin durant l’hiver 43 qu’ils avaient installé à l’entrée du camp, là tout juste où vous êtes passée tout à l’heure. En parallèle, le camp était si surpeuplé que nous dormions à trois sur une couchette, et j’avais avec moi un Polonais et l’ami cher que je m’étais fait ces derniers mois. Un résistant français. Un jour, après l’appel du soir qui comme d’habitude avait duré des heures, les kapos nous ont rassemblés devant le sapin, ont choisis six hommes au hasard et les ont pendus aux branches. Mon ami était l’un d’eux. J’ai dû le regarder se convulser au bout de la corde avec à côté Kramer, le chef du camp, nous hurler qu’il pourrait tous nous pendre un par un sans que ça ne lui fasse le moindre effet. C’était une tradition à Struthof que de pendre des prisonniers lors des fêtes religieuses. Rosenbaum se tourna alors vers la journaliste. Son visage était décomposé. - Je vous repose la question miss Klein, dit-il ensuite d’une voix dure, est-ce cela que vous voulez entendre ? La jeune femme se frotta les yeux puis soupira en détourna la tête.
- Mais si vous voulez, reprit-il en s’adoucissant, j’ai une autre histoire à vous raconter. Vous aurez sans doute du mal à y croire, mais je peux jurer sur ce que j’ai de plus cher que le moindre détail dont je vous ferai part est véridique. Intriguée, Katia Klein se retourna vers lui. - Quelle histoire ? demanda-t-elle. Rosenbaum sourit. -Je ne vais pas vous raconter les horreurs que j’ai vécu ici, ni vous décrire ce que ça fait de mourir de faim et de froid. Ça, les autres l’ont très bien fait à ma place. Moi, je vais plutôt vous raconter comment je me suis reconstruitaprès avoir été libéré des camps car ça, c’était une question tout à fait pertinente à me poser. Katia Klein le regarda longuement, sourire aux lèvres. - Je vous écoute, dit-elle. - Okay. Donnez-moi votre adresse alors. - Mon adresse ? Pourquoi ? - Cen’est pas une confession à voix orale, chérie.- Ah... et bien... - Miss Klein, insista Rosenbaum avec le sourire le plus avenant au monde. Faites-moi confiance. La journaliste soupira bruyamment, puis sourit à nouveau. - Okay. ***** Journal d’AaronRosenbaum Le journal débute par une trentaine de pages remplies de dessins au crayon très bien ?uvrées. La chronologie de cette série de dessins semble hasardeuse, mais si l’on observe bien on découvre qu’Aaron Rosenbaum y relate son histoire dans le désordre, comme au fil de ses pensées : son arrivée en camps de concentration à vingt-et-un ans, sa séparation d’avec sa mère et sa s?ur, la mort de son père qui vraisemblablement soit la cause de la malnutrition et de l’épuisement; un des dessins représente également à quoi ressemblait leur repas quotidien et plusieurs montre les différents supplices auxquels il aurait assisté sur les autres prisonniers. La série continue avec l’apparition d’un nouveau personnage, un jeune homme qui demeure présent dans chaque dessin qui suit la première série. On devine une très grande amitié entre les deux hommes. On les voit dans plusieurs dessins dormir ensemble, un autre montre l’un donner son pain à l’autre malade dans sa couchette et travailler ensemble. La sériese termine par plusieurs esquisses de sapin, d’un portrait très soigné dudit ami, par quelques ébauches d’écriture et par un dessin illustrant sa solitude. Le premier vrai texte apparait à la trente-septième page du journal.17 Mai 1947, Paris  Ilest près de minuit lorsque les étoiles apparaissent enfin dans le ciel. Il y a quelques nuages ici et là, mais ils ne masquent pas la lumière de la lune qui baigne le Cimetière du Calvaire où je me trouve, perché sur la butte Montmartre. De la tombe où je suis allongé je peux voir le Sacré-C?ur dont la blancheur se tient majestueusement dans la nuit. Tout est si magique que j’en arrive presque à oublier les camps. Je me demande comment j’aurais été à l’heure actuelle si je n’avais jamais connu ni Struthof niDachau. Je serais sans doute mieux en chair, sans les problèmes gastriques que j’aurai jusqu’à la fin de ma vie, j’aurais une petite chérie que je voudrais marier et j’aurais aussi sans doute eu ma licence de droit. J’aurais continué à rire vingt fois par jour. Rire... Les gens ne m’aiment pas trop au travail. Un type qui reste à l’écart sans parler à personne, ça conduit à la méfiance. Ils ne savent pas que je suis un rescapé des camps, et ce n’est pas plus mal ainsi. Je ne veux pas attirer l’empathie de cette manière. En fait, je
comprends un peu leur hostilité à mon égard car je ne peux pas vraiment dire que je suis vivant. Mon c?ur bat, mon métabolisme fonctionne et mon sang circule à rythme régulier dans mes veines, mais mon esprit est mort. Je neserais plus jamais la personne que j’étais avant, les camps ont transformé la vision que j’avais sur le monde. Tout est gris, les hommes et les femmes sont gris, et étrangement ce n’est que la nuit que je vois des couleurs. Jepréfère le silence descimetières au silence de ma chambre. Je sais que c’est sacrément glauque de traîner ici la nuit et Dieu merci je ne me suis encore jamais fait prendre, mais qui mieux que les morts peuvent comprendre ce qu’est mon c?ur désormais? Là à écrire sur cette tombe dont les fleurs sont encore fraîches, c’est presque comme si j’avais de la compagnie. Une feuille de papier ne pourra jamais vous juger, alors je n’ai aucune timidité d’écrire, bien que je m’en sente terriblement coupable, de penser beaucoup plus à Maxqu’à mes parents et à ma petite sœur. Max... l’étrange fruit qui s’est balancé au bout cette branche de sapin. J’entends un bruit derrière un caveau à dix mètres de là. Je me crispe. Non, c’est sûrement un chat. Les étoiles sont vraiment belles ce soir. Cela fait bizarre de savoir que je puisse voir la lumière de toutes alors que certaines sont probablement mortes, tant leur lumière mette du temps à nous parvenir. Je me sens comme le seul homme au monde, là tout de suite, avec les fantômes pour seule compagnie. Je crois que c’est tout pour ce soir.*****  Pagenon datée : dessin du cimetière du Calvaire avec le Sacré-Cœur en arrière-plan. Cela semble être la vue qu’avait Aaron Rosenbaum lorsqu’il était assis sur sa tombe.*** 19 mai 1947 J’arrive à peine à écrire tant ma main tremble mais peu importe, je dois absolument écrire ce que je viens de vivre tant que les souvenirs me parviennent encore dans les moindres détails. Un épais brouillard a recouvert Paris toute la soirée, maislà n’est pas la source de ma terreur. J’étais assis à ma place habituelle, sur la tombe du dénommé Hippolyte Vaillant, mort en 1909 pour lequel j’avais apporté quelques fleurs. Le cimetière était tout aussi brumeux que les rues et me cachait les étoiles. Pas rebuté pour un sou, je suis demeuré là à me relaxer en compagnie des disparus. Pensant encore à Max.  Situéà cinq mètres en face de moi sur la droite, machinalement, mon regard se portait souvent sur un beau caveau qui n’était que déplorablemententretenu. A un moment où le brouillard se dissipait légèrement je me plongeais dans mon journal à donner quelques dernières retouches à mon dessin puis, quand je relevai la tête, la porte du même caveau était ouverte. Mon c?ur rata un battement. Je suis resté complètement paralysée à observer le caveau, me demandant comment était-ce possible que la porte ait pu s’ouvrir d’elle-même. J’étais encore incrédule lorsqu’un effroyable cri de femme s’éleva dans l’air opaque, glaçant littéralement mon sang. C’était comme si elle voyait le Diable en personne. Je n’ai pas cherché à comprendre si ce cri pouvait venir de l’extérieur du cimetière, je me suis précipité vers l’enceinte de derrière et l’ai escaladée comme si j’avais une braise entre les fesses. Je dois avouer que je ne suis pas particulièrement fière de cet élan de courage, mais je peux vous assurer qu’un hurlement aussi horrible que celui-là sorti de nulle part peut faire détaler tout un régiment. Voilà vingt minutes que j’écris et j’en trembleencore. Je sens que je ne vais pas pouvoir dormir de la nuit, non pas à cause de la peur mais parce que je me sens si plein d’énergie que je pourrais parcourir tout Paris à pieds. Et quand je ferme les yeux pour reprendre mes
esprits, étrangement, j’entends doucement au fin fond de ma tête : « Te sens-tu vivant maintenant ? ». *** 20 mai 1947 Je n’ai pas pu m’empêcher d’y retourner, mais rien ne s’y est passé.*** 21 mai 1947 Dessin d’un grand sapin avec six hommes pendus aux branches accompagné de cette inscription : «J’ai encore rêvé de Max cette nuit». *** 22 mai 1947 Si je raconte à quiconque ce qu’il m’est arrivé cette nuit, je suis bon pour l’asile. Dieu merci les journaux intimes n’ont pas de bouches pour répéter les secrets,et ce que je m’apprête à dire restera enseveli dans le papier. Personne, personne ne saura jamais.Commençons par le commencement.  Jesuis allé au cimetière du Calvaire, comme à mon habitude. La nuit était toujours aussi merveilleusement éclairée par les minuscules lampions qu’étaient les étoiles, et j’arrivais presque à oublier l’affreux hurlement que j’avais entendu ici-même. J’en avais marre de rester allongé, alors je me suis mis à déambuler entre les tombes. Un léger frisson me parcourait les membres tant bien que même j’appréciais ma lugubre promenade. J’étais une fois de plus un mort parmi les morts, savourant la beauté de la nuit d’une façon qui n’était pas tout à fait humaine. Un peu comme un vampire qui nait et qui voit pour la première fois à travers ses yeux de vampire... La lune n’est pas une simple lune, et les étoiles pas de simples lumières. Le bleu ténébreux de la nuit est une couverture aussi douce que le plus fin des velours et la brise qui coure dans les arbres et dans mes cheveux est une caresse provenant droit des dieux. Pourtant, je continuais à frissonner. Tournant au coin de la tombe d’une jeune fille morte à douze ans, je m’engageai dans l’allée où se trouvait le fameux caveau hanté quand je vis la porte de celui-ci s’ouvrir sous mon nez, et en sortir la silhouette d’un homme. Mon c?ur fut pris d’une telle terreur que je faillis m’écrouler à terre. L’homme était plutôt grand, mince et portait un sombre costume avec autour de son cou une corde de pendu. L’étrange silhouette se tourna vers moi et j’aurais donné un bras pour pouvoir ordonner à mes jambes de fuir au plus vite, mais elles demeuraient immobiles. Haletant à présent d’effroi, je vis l’homme s’approcher pas à pas de moi, l’allure forte et tranquille. Puis, au comble de mon horreur et à la lumière des astres, je le reconnus. Max. Le texte qui suit semble se poursuivre directement, mais l’on constate que plusieurs pages ont été arrachées avant cela.- Max ? Est-ce vraiment toi ? Il se contenta de me sourire. - Mais tu es mort! Je t’ai vu! Je t’ai vu pendre au bout de la branche! - Oui Aaron, répondit-il avec une voix qui lui était propre de son vivant. Un bien atroce souvenir. Je tournai de l’œilni une ni deux. Je me suis réveillé avec une douleur lancinante derrière le crâne et le visage de Max au-dessus de moi. Mon visage se fronça.
-Tu es aussi pâle qu’un fantôme mon ami, me dit-il avec une pointe de sarcasme. -Ravi d’entendre que tu as gardé ton sens de l’humour, répondis-je en me massant l’arrière du crâne. Puis je me suis rappelé que je parlais à un revenant, et je redevins grave. Le sourire de Max s’atténua aussi.- Je ne voulais pas te faire peur. Désolé. -Tu connais un moyen qui m’aurait évité de m’évanouir de peur? demandai-je en me relevant sur mes fesses. -Euh... non. Mais t’aurais dû voir ta tête, je te jure qu’à ma place t’aurais éclaté de rire.Et ce salopard pouffa d’un rire qui s’éleva dans la nuit.Je l’ai longuement toisé. Il n’avait rien à voir avec le bagnard que j’avais connu au Struthof, et ça me faisait très bizarre de le voir aussi... humain. Il avait pris vingt bons kilos, sa peau avait pris des couleurs, ses cheveux bruns étaient élégamment coiffés et ses yeux paraissaient avoir moins vu d’horreurs. J’en restaisfasciné à le regarder, et ses yeux ne se détachèrent pas des miens un seul instant. Mon cœuren était lourd de joie de retrouver l’ami avec qui j’avais traversé l’enfer.-Comment c’est le paradis alors? l’interrogeai-je. - Je ne sais pas. - Tu ne me feras pas croire que c’est le Diable qui a accueillis ton âme, Max.- Je ne dis pas ça. A vrai dire, je suis bloqué ici entre les vivants et le ciel. Je fronçai les sourcils. - Tu ne sais pas pourquoi ? questionna-t-il à son tour. - Comment saurais-je ? Il me dévisagea longuement et durant tout ce temps, la lumière blanche de la lune l’éclairait comme s’il était fait de chair et d’os.- Je suis bloquée à cause de toi, dit-il enfin. Mes organes firent une chute libre dans ma poitrine. - Qu... quoi ? Comment ça ? - Pourquoi passes-tu toutes tes nuits au cimetière? C’est moi le mort, pas toi.- Mon Dieu, ne me dis pas ça... Comment tu te sentirais à ma place, hein ? - Je savourerais le sang chaud coulant dans mes veines. Je me sentirais respirer. Je resterais allongé des heures au soleil. Je prendrais un billet de train pour n’importe quelle destination. Je sourirai à l’avenir qui est devant moi.- Si tu sentais encore le sang couler dans tes veines, toi aussi tu traînerais dans un cimetière. Les camps ont posé un voile noir sur mes yeux qui ne s’enlèvera jamais. Tu vois quand on a fait le tour des hommes, les pierres tombales sont de meilleure compagnie. - Si seulement, mon cher ami, tu voyais les choses comme je les vois maintenant... Ma poitrine se serra. Pouvait-il seulement comprendre ce que c’était d’être vivant et de devoir vivre pour le restant de ses jours avec le poids de ce que l’on avait vu? Comment tourner la page à une boucherie pareille et se réconcilier avec l’humanité entière? Mon souffle se fit alors profond et sec tandis que je ruminais ma colère, regardant Max s’asseoir sur une tombe juste à proximité d’un air désinvolte.- Je ne peux pas pardonner aux hommes, dis-je tout haut. - Tu devras bien un jour, rétorqua-t-il calmement. Tu ne pourras pas toute ta vie manger du chien enragé sans porter un revolver à ta tempe ou sur une autre personne. - Je le ferais bien sur un nazi, crachai-je. -Quand ces ordures mourront, je peux t’assurer qu’ils recevront leur juste châtiment.- Et en attendant où sont-ils à l’heure qu’il est, hein? haussai-je le ton sans pouvoir me contrôler. Ils sont en train de se la couler douce, et personne ne viendra jamais les inquiéter. Ils ne paieront jamais de leur vivant car tous leurs actes se sont perpétrés dans la plus grande légalité.
- Ils paieront, Aaron. Je te le promets. Ils souffriront, mais pas de ta main. -Ce n’est pas une réponse bordel, ce n’est pas une réponse...Je levai la tête vers le ciel en me balançant légèrement d’avant en arrière, et des larmes commencèrent à perler de mes yeux. -Tu sais ce qui s’est passé après qu’ils vous aient pendus au sapin? Max se contenta de me fixer, attendant patiemment la réponse. - Ils nous ont obligé à défiler devant vous et nous ont conduits à la cantine où ils nous ont servi le repas de Noël. C’était juste du pain, quelques patates et un morceau de lard dans du gras synthétique, mais t’imagine bien pour nous que c’était un véritable festin. Et tu sais quoi ? Ma voix s’étrangla et faillit dérailler en sanglots, mais je réussis à continuer : -J’ai mangé comme un porc. J’ai mangé sans laisser aucune miette, léché jusqu’à la dernière goutte de gras et tu sais quoi encore? Je n’ai pas pensé à toi. T’entends ça? Pas un seul instant. Je venais de te voir mourir, vous faisiez tous une danse horrible au bout de la corde pendant que vous vous étouffiez, et la nourriture a tout effacé de ma mémoire. Alors dis-moi, comment suis-je supposé vivre avec ça ?? Et c’est ainsi, enfin et pour la toute première fois depuis qu’un autre prisonnier m’avait volé mon pain au Struthof, que je réussis à pleurer. Ce fut comme si à l’intérieur de moi une digue avait cédé au poids de l’eau et se déversait un torrent monstrueux. Ses flots me faisaient aussi mal que si l’eau avait été remplacée par des rasoirs, mais cela faisait du bien en même temps. Ça sortait. Je devinais à son silence que Max était resté assis là à me regarder vider mon sac. Je ne l’entendis pas plus lorsque qu’un filet de sang coula de mes poings dans lesquels je serrais les graviers sur le sol. Par contre, j’entendis un léger vent à mes oreilles lorsqu’enfin je me calmai. Les joues mouillées, je relevai le front de terre et posai le regard sur mon ami perdu. Il me regardait avec toute la compassion et la tristesse au monde. -Je ne t’en veux pas, me dit-il. Je dû faire une tête bizarre, car il me répéta : -Je ne t’en veux pas.Et ce que je ressentis fut très étrange. Plus de poids, mais le vertige. Je ne ressentais plus de rage. J’aurais voulus encore pleurer, mais je n’avais plus de larmes. Jedois avouer que je ne me souviens plus très bien à ce moment-là de comment les évènements se sont enchaînés, mais nous nous sommes retrouvés à parler toute la nuit. De quoi exactement, impossiblede dire. J’ai commencé par sourire, appréciant chaque parole de la conversation et de l’osmose entre nous. Puis sans m’en rendre compte j’ai ris, et ris avec lui jusqu’à en avoir mal au ventre. Cela a dû faire un bon raffut car un faisceau de lumière apparut tout à coup au travers de mes jambes. Une fenêtre du voisinage était allumée, et le propriétaire n’allait sûrement pas tarder à appeler la police. Je réagis au quart de tour et détalais des lieux au pas de course, sans me retourner. *** Une page blanche suit avant de trouver ce texte avec aucune mention de date :Je ne suis plus retourné au cimetière après cela. Je n’en ressens tout simplement plus le besoin et de toute façon, je sais que Max n’y est plus. Il fait partis des étoiles quand je lève la tête vers le ciel, mais je ne sais jamais laquelle. Après avoir écrit tout ça, je n’ai plus envie de prouver que ce qui s’est passé dans ce cimetière était bien réel. A mon avis, la vraie question n’est pas là. Je marche désormais d’un pas léger, je savoure le sang chaud coulant dans mes veines, je me sens respirer et je souris à l’avenir qui est devant moi. Je crois que je lui dois bien ça.
Fin de Journal. *****  Réveilléen sursaut par la sonnerie guerrière de son téléphone fixe, Aaron Rosenbaum grommela en décrochant le combiné. -Quel est l’enfant de putain qui me réveille à une heure pareille? grogna-t-il sans préambule. -Vous savez très bien que c’est impubliable, dit une voix féminine sans introduction elle non plus. Le vieilhomme reconnut la voix et se calma comme une braise dans de l’eau froide.- Qui a parlé de publication, miss Klein ? - Votre histoire est très puissante monsieur Rosenbaum, et elle ferait un très beau roman. Mais personne ne prendra ça comme un témoignage authentique. Personne ne croira ça. -Vous avez bien lu mon journal, vous avez dû comprendre que cela m’importe peu que les gens y croient ou non. Je sais moi ce qui s’est passé, et ma foi est inébranlable. Je n’ai pas besoin de reconnaissance mais ce dont j’ai besoin, ma chère miss Klein, est que mon récit ne tombe pas dans l’oubli. Gardez précieusement mon journal, et à l’heure de votre mort transmettez-le à quiconque saura en prendre soin à son tour. Je veux que Max puisse continuer de vivre. Un silence se faisait entendre à l’autre bout de la ligne. Rosenbaum pouvait sentir sa gorge serrée depuis là. -Ne soyez pas triste, je vous en prie, l’implora-t-il encore. -Ça me dépasse, tout ce que les nazis vous ont fait subir. J’ai du mal à croire qu’unhomme puisse survivre à tout cela. Vous avez vraiment réussis à leur pardonner ? -Vous savez, Max m’a fait comprendre que le pardon n’est pas tant pour les assassins que pour leurs victimes. Pardonner, c’est se libérer dupoids de toute la souffrance quel’on porte sur ses épaules. C’est un acte qui demande une force et un courage pratiquement surhumain, mais ça nous permet de vivre après. Vraiment. -C’est inimaginable... Quand j’ai lu votre journal, j’ai ressentis tout ce que vous avez ressenti vous dans ce cimetière. Les mots sur le papier m’ont littéralement traversée. J’aurais tant aimé connaître votre ami Max et vous, vous connaître depuis toujours. Rosenbaum garda silencieuses quelques secondes d’émotions avant de répliquer: - Mais vous me connaissez maintenant. Promettez-vous de prendre soin de mon journal, miss Klein ? Ou si puis-je vous appeler Katia ? - Bien sûr monsieur Rosenbaum, vous pouvez en être sûr. -Très bien, cela me fait très plaisir. Je vous souhaite bonne nuit, Katia. J’espère que nous resterons en contact. - Aucun doute là-dessus, je garde votre numéro dans mon portable. Vous n’en avez pas finis avec moi. Le vieux survivant s’esclaffa de bon cœur, lui souhaita gentiment bonne nuit et se recoucha, heureux d’avoir enfin trouvé un gardien pour son journal. Des dizaines de paires d’yeux de curieux suivirent l’équipe de pompiers qui montait énergiquement les escaliers d’une résidence paisible d’Erstein, petite ville d’Alsace. Au troisième étage, une petite femme arabe d’une cinquantaine d’années les attendait d’un air inquiet. -C’est vous qui nous a appelés, madame? -Oui, c’est moi. Je me fais du souci parce que mon voisin n’est pas sorti aujourd’hui. Il est très vieux, il vit seul et il sort absolument tous les jours, sans exceptions. J’espère qu’il ne lui
est pas arrivé malheur, c’est un survivant des camps de concentration vous savez...-D’accord, nous allons voir ça. Comment s’appelle ce monsieur? - Monsieur Rosenbaum. Les pompiers ne tardèrent pas à forcer la porte et à envahir le petit appartement, appelant le nom de Rosenbaum. Un des pompiers, un jeune homme tout récemment intégré à l’équipe ouvrit la porte de la chambre à coucher et trouva le vieil homme toujours allongé dans son lit à quatre heures de l’après-midi. - Il est là ! héla-t-il aux autres. Il s’approcha alors du lit et n’eut pas besoin d’appeler une nouvelle fois son nom. Aaron Rosenbaum reposait mort dans son lit, un sourire immobile aux lèvres.
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