Le Moine
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Description

Voici peut-être le plus fameux des romans gothiques (ou romans noirs), ces romans qui ont tenu un grande place dans la littérature anglaise de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle et qui étaient conçus pour tenir le lecteur éveillé d'effroi la nuit. À l'époque de l'Inquisition, Ambrosio, prieur du couvent des Capucins à Madrid, est admiré pour sa vertu et la pureté de sa foi. Les fidèles se bousculent pour assister à ses célébrations de messes et tremblent devant ses sermons. Cet homme rigide et pur ne se sent d'amitié que pour un jeune moine, Rosario. Mais celui-ci va révéler sa véritable identité et la vie du prieur va basculer, entraînant de nombreuses victimes dans les pires infamies...

Informations

Publié par
Nombre de lectures 9
EAN13 9782824708959
Langue Français

Extrait

Matthew Gregory Lewis
Le Moine
bibebook
Matthew Gregory Lewis
Le Moine
Un texte du domaine public. Une édition libre. bibebook www.bibebook.com
Somnia terrores magicos, miracula, sagae nocturnos lemures, portentaque… [Horace] Songes, terreurs magiques, miracles, magiciennes, spectres nocturnes et présages menaçants. Imitation d’Horace Ep. 20-L 1
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AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR
a première idée de ce roman m’a été suggérée par l’histoire deSantOn Barsisa, relatée dans leGuardian. – LaNOnne sanglanteune tradition à laquelle on est continue d’ajouter foi dans plusieurs parties de l’Allemagne ; et j’ai ouï dire que les Lun fragment d’une ballade danoise ; – et celle de Belerma et Durandarte est traduite ruines du Château deLauestein,où elle est censée revenir, se voient encore sur les confins de la Thuringe. – LeROi des eaux,de la troisième à la douzième stance, est de quelques strophes qui se trouvent dans un recueil de vieille poésie espagnole, lequel contient aussi la chanson populaire deGayferOs et Melesindra,il est parlé dans dont DOn QuichOtte. – Voilà ma confession pleine et entière des plagiats dont je me sais coupable ; mais je ne doute pas qu’on n’en puisse découvrir bien d’autres dont, en ce moment, je n’ai pas le moindre soupçon.
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PREFACE DE L’AUTEUR
l me semble,ô livre vain et sans jugement ! que je te vois lancer un regard de désir là où les réputations s’acquièrent et se perdent dans la fameuse rue appelée Pater-Noster. Furieux que ta précieuseolla podrida soit ensevelie dans un portefeuille oublié, tu Idangereuse d’où jamais livre ne peut revenir ; et quand tu te trouveras condamné, méprisé, dédaignes la serrure et la clef prudentes, et tu aspires à te voir, bien relié et doré, figurer aux vitres de Stockdale, de Hookham ou de Debrett. Va donc, et passe cette borne négligé, blâmé et critiqué, injurié de tous les lecteurs de ta chute (si tant est que tu en aies un seul), tu déploreras amèrement ta folie, et tu soupireras après moi, mon logis et le repos.
Maintenant, faisant l’office de magicien, voici la destinée future que je te prophétise : dès que ta nouveauté sera passée, et que tu ne seras plus jeune et neuf, jetées dans quelque sombre et sale coin, moisies et toutes couvertes de toiles d’araignée, tes feuilles seront la proie des vers ; ou bien, envoyées chez l’épicier, et condamnées à subir les brocards du public, elles garniront le coffre ou envelopperont la chandelle.
Mais dans le cas où tu obtiendrais l’approbation et où quelqu’un, par une transition naturelle, serait tenté de t’interroger sur moi et sur ma condition, apprends au questionneur que je suis un homme ni très pauvre, ni très riche ; de passions fortes, d’un caractère pétulant, d’une tournure sans grâce et d’une taille de nain ; peu approuvé, n’approuvant guère ; extrême dans la haine et dans l’amour ; abhorrant tous ceux qui me déplaisent, adorant ceux pour qui je me prends de fantaisie ; jamais long à former un jugement, et la plupart du temps jugeant mal ; solide en amitié, mais croyant toujours les autres traîtres et trompeurs, et pensant que dans l’ère présente l’amitié est une pure chimère ; plus emporté qu’aucune créature vivante ; orgueilleux, entêté et rancuneux ; mais cependant, pour ceux qui me témoignent de l’affection, prêt à aller à travers feu et fumée. Si encore on te demandait : « Je vous prie, quel peut être l’âge de l’auteur ? » tes fautes, à coup sûr, l’indiqueront : j’ai à peine vu ma vingtième année, qui, cher lecteur, sur ma parole, arriva lorsque George III occupait le trône d’Angleterre. A présent donc, poursuis ta course aventureuse ; allez, mes délices… cher livre, adieu ! La Haye, 28 octobre 1794. M. G. L.
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1 Chapitre
ly avait à peine cinq minutes que la cloche du couvent sonnait, et déjà la foule se pressait dans l’église des Capucins. N’allez pas croire que cette affluence eût la dévotion pour cause, ou la soif de s’instruire. L’auditoire assemblé dans l’église des Capucins y était Id’entendre un si fameux prédicateur ; ceux-là faute de meilleure distraction avant l’heure attiré par des raisons diverses, mais toutes étrangères au motif ostensible. Les femmes venaient pour se montrer, les hommes pour voir les femmes : ceux-ci par curiosité de la comédie ; d’autres encore, parce qu’on leur avait assuré qu’il n’était pas possible de trouver des places dans l’église ; enfin la moitié de Madrid était venue dans l’espoir d’y rencontrer l’autre. Les seules personnes qui eussent réellement envie d’entendre le sermon étaient quelques dévotes surannées, et une demi-douzaine de prédicateurs rivaux, bien déterminés à le critiquer et à le tourner en ridicule.
Quoi qu’il en soit, il est certain du moins que jamais l’église des Capucins n’avait reçu une plus nombreuse assemblée. Tous les coins étaient remplis, tous les sièges étaient occupés ; même les statues qui décoraient les longues galeries avaient été mises à contribution. Aussi, malgré toute leur diligence, nos deux nouvelles venues, en entrant dans l’église, eurent beau regarder alentour : pas une place.
Néanmoins la vieille continua d’avancer. En vain des exclamations de mécontentement s’élevaient contre elle de tout côté ; en vain on l’apostrophait avec – « Je vous assure, señora, qu’il n’y a plus de place ici. » – « Je vous prie, señora, de ne pas me pousser si rudement. » – « Señora, vous ne pouvez passer par ici. Mon Dieu ! comment peut-on être si sans-gêne ! » la vieille était obstinée, et elle allait toujours. A force de persévérance, et grâce à deux bras musculeux, elle s’ouvrit un passage au travers de la foule et parvint à se pousser au beau milieu de l’église, à une très petite distance de la chaire. Sa compagne l’avait suivie timidement et en silence, ne faisant que profiter de ses efforts.
– Sainte Vierge ! s’écria la vieille d’un air désappointé, tout en cherchant de l’œil autour d’elle ; Sainte Vierge ! quelle chaleur ! quelle foule ! qu’est-ce que cela veut dire ? Je crois qu’il faudra nous en retourner : il n’y a pas l’ombre d’un siège vacant, et je ne vois personne d’assez obligeant pour nous offrir le sien. Cette insinuation peu équivoque éveilla l’attention de deux cavaliers qui occupaient des tabourets à droite, et avaient le dos appuyé contre la septième colonne à compter de la chaire. Tous deux étaient jeunes et richement vêtus. A cet appel fait à leur politesse par une voix de femme, ils suspendirent leur conversation pour regarder qui parlait. La vieille avait relevé son voile pour faciliter ses recherches dans la cathédrale. Ses cheveux étaient roux, et elle louchait. Les cavaliers se retournèrent et reprirent leur conversation. – De grâce, repartit la compagne de la vieille, de grâce, Léonella, retournons tout de suite chez nous ; la chaleur est excessive, et je meurs de peur au milieu de cette foule. Ces paroles avaient été prononcées avec une douceur sans égale. Les cavaliers interrompirent de nouveau leur entretien ; mais, cette fois, ils ne se contentèrent pas de regarder : tous deux se levèrent involontairement de leurs sièges, et se tournèrent vers celle qui venait de parler. C’était une personne dont la tournure élégante et délicate inspira aux jeunes gens la plus vive curiosité de voir sa figure. Ils n’eurent pas cette satisfaction. Ses traits étaient cachés
par un voile épais ; mais sa lutte avec la foule l’avait suffisamment dérangée pour découvrir un cou qui aurait pu rivaliser de beauté avec celui de la Vénus de Médicis. Il était d’une blancheur éblouissante, et encore embelli par de longs flots de cheveux blonds qui descendaient en boucles jusqu’à sa ceinture. Sa taille était légère et aérienne comme celle d’une hamadryade. Son sein était soigneusement voilé. Sa robe était blanche, nouée d’une ceinture bleue, et laissait tout juste apercevoir un petit pied mignon et des mieux faits. Un chapelet à gros grains pendait à son bras, et son visage était couvert d’un voile d’épaisse gaze noire. Telle était la femme à laquelle le plus jeune des cavaliers offrit son siège, ce qui força l’autre de faire la même politesse à la vieille dame.
Celle-ci accepta l’offre avec de grandes démonstrations de reconnaissance, mais sans faire beaucoup de façons ; la jeune suivit son exemple, mais ne fit pour tout compliment qu’une révérence simple et gracieuse. Don Lorenzo (tel était le nom du cavalier dont elle avait accepté le siège) se mit près d’elle ; mais il avait apparemment dit quelques paroles à l’oreille de son ami, qui comprit à demi-mot, et tâcha de faire oublier à la vieille son aimable pupille. – Vous êtes sans doute arrivée depuis peu à Madrid ? dit Lorenzo à sa charmante voisine, tant d’attraits n’auraient pu rester longtemps inaperçus ; et si ce n’était pas aujourd’hui votre première apparition, la jalousie des femmes et l’adoration des hommes vous auraient fait remarquer. Il s’arrêta dans l’espoir d’une réponse. Comme sa phrase n’en exigeait pas absolument, la dame n’ouvrit point les lèvres : après quelques instants, il reprit : – Ai-je tort de supposer que vous êtes étrangère à Madrid ? La dame hésita ; et enfin, d’une voix si basse qu’elle était à peine intelligible, elle fit un effort et répondit : « Non, señor. » – Votre intention est-elle d’y rester quelque temps ? – Oui, señor. – Je m’estimerais heureux, s’il était en mon pouvoir de contribuer à vous rendre le séjour agréable. Je suis bien connu à Madrid, et ma famille n’est pas sans crédit à la cour. Si je puis vous être de quelque utilité, disposez de moi ; ce sera me faire honneur et plaisir. – « Assurément, se dit-il, elle ne peut pas répondre à cela par un monosyllabe : cette fois il faut qu’elle me dise quelque chose. » Lorenzo se trompait : la dame salua de la tête pour toute réponse. Pour le coup, il avait reconnu que sa voisine n’aimait guère à causer ; mais ce silence provenait-il d’orgueil, de réserve, de timidité ou de bêtise, c’est ce qu’il ne pouvait encore décider. Après une pause de quelques minutes : « C’est sans doute parce que vous êtes étrangère, dit-il, et encore peu au fait de nos usages, que vous continuez à porter votre voile ? Permettez-moi de vous le retirer. » En même temps, il avançait sa main vers la gaze ; la dame l’arrêta. – Je n’ôte jamais mon voile en public, señor. – Et où est le mal, je vous prie ? interrompit sa compagne, non sans aigreur. Ne voyez-vous pas que toutes les autres dames ont quitté le leur, par respect pour le saint lieu où nous sommes ? J’ai déjà moi-même ôté le mien ; et certes, si j’expose mes traits à tous les regards, vous n’avez aucune raison de prendre ainsi l’alarme. – Chère tante, ce n’est pas l’usage en Murcie. – En Murcie, vraiment ! Sainte Barbara ! Qu’importe ? Vous êtes toujours à me rappeler cette infâme province. C’est l’usage à Madrid, c’est là tout ce qui doit nous occuper. Je vous prie donc d’ôter votre voile à l’instant même. La nièce se tut, mais elle ne mit plus d’obstacle aux tentatives de Lorenzo, qui, fort de
l’approbation de la tante, se hâta d’écarter la gaze. Quelle tête de séraphin se présenta à son admiration ! Cependant elle était plus séduisante que belle ; le charme était moins dans la régularité du visage que dans la douceur et la sensibilité de la physionomie. A les détailler, ses traits, pour la plupart, étaient loin d’être parfaits ; mais l’ensemble était adorable. Sa peau, quoique blanche, n’était pas sans quelques taches ; ses yeux n’étaient pas très grands, ni ses paupières remarquablement longues. Mais aussi ses lèvres avaient toute la fraîcheur de la rose ; son cou, sa main, son bras étaient admirables de proportion ; ses paisibles yeux bleus avaient toute la douceur du ciel, et leur cristal étincelait de tout l’éclat des diamants. Elle paraissait âgée d’à peine quinze ans. Un malin sourire qui se jouait sur ses lèvres annonçait en elle une vivacité qu’une timidité excessive comprimait encore. Ses regards étaient pleins d’un embarras modeste, et chaque fois qu’ils rencontraient par hasard ceux de Lorenzo, elle les baissait aussitôt ; ses joues se couvraient de rougeur, et elle se mettait à dire son chapelet. Lorenzo la contemplait avec un mélange de surprise et d’admiration. Mais la tante jugea nécessaire de faire l’apologie de la mauvaise honte d’Antonia. – C’est une enfant, dit-elle, qui n’a rien vu du monde. Elle a été élevée dans un vieux château en Murcie, sans autre société que celle de sa mère, qui, Dieu lui fasse paix, la bonne âme ! n’a pas plus de bon sens qu’il n’en faut pour porter sa soupe à sa bouche ; et pourtant c’est ma propre sœur, ma sœur de père et de mère ! – Et elle a si peu de bon sens ! dit don Christoval avec un étonnement simulé. Voilà qui est extraordinaire ! – N’est-ce pas, señor, que c’est étrange ? Mais c’est un fait, et malgré cela, voyez le bonheur de certaines gens ! Un jeune gentilhomme, d’une des premières familles, ne se mit-il pas en tête qu’Elvire avait des prétentions à la beauté ! Quant à des prétentions, le fait est qu’elle n’en manquait pas ; mais, quant à la beauté ! – si j’avais pris pour m’embellir la moitié autant de peine. – Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Comme je vous le disais, señor, un jeune homme tomba amoureux d’elle, et l’épousa à l’insu de son père. Leur union resta secrète près de trois ans ; mais enfin la nouvelle en vint aux oreilles du vieux marquis, lequel, comme vous pouvez bien le supposer, n’en fut pas très charmé. Il prit la poste et se rendit en toute hâte à Cordoue, résolu de s’emparer d’Elvire et de l’envoyer n’importe où, pourvu qu’il n’en entendît plus parler. Bienheureux saint Paul ! comme il tempêta quand il vit qu’elle lui avait échappé, qu’elle avait rejoint son mari, et qu’ils s’étaient embarqués pour les Indes ! Il jura contre nous tous, comme s’il eût été possédé du malin esprit ; il fit jeter mon père en prison, mon père, le cordonnier le plus honnête et le plus laborieux qui fût à Cordoue ; et à son départ, il eut la cruauté de nous prendre le petit garçon de ma sœur, alors à peine âgé de deux ans, et que, dans la précipitation de la fuite, elle avait été obligée de laisser derrière elle. Je présume que le pauvre petit misérable fut cruellement traité par lui, car, peu de mois après, nous reçûmes la nouvelle de sa mort. – C’était, señora, un terrible homme que ce vieillard. – Horrible ! et si totalement dénué de goût ! Le croiriez-vous, señor ? quand je m’efforçai de l’apaiser, il me traita de maudite sorcière, et il souhaita que, pour punir le comte, ma sœur devînt aussi laide que moi ! Laide ! en vérité ! il est adorable ! – On n’est pas plus ridicule ! s’écria don Christoval. Sans aucun doute le comte eût été trop heureux de pouvoir échanger une sœur contre l’autre. – Oh ! Jésus ! señor, vous êtes réellement trop poli ! Néanmoins, je suis enchantée, ma foi, que le comte ait été d’un autre avis. Elvire a fait là une si brillante affaire ! Après être restée à bouillir et à rôtir aux Indes pendant treize longues années, son mari meurt, et elle revient en Espagne, sans un toit pour abriter sa tête, sans argent pour s’en procurer. Antonia, que voici, était toute petite alors, et c’était le seul enfant qui lui restât. Elle trouva son beau-père remarié ; il était toujours furieux contre le comte, et sa seconde femme lui avait donné un fils qui, à ce qu’on dit, est un fort beau jeune homme. Le vieux marquis refusa de voir ma sœur et son enfant ; mais il lui fit savoir que, sous condition de ne jamais entendre parler
d’elle, il lui assignerait une petite pension, et lui permettrait de vivre dans un vieux château qu’il possédait en Murcie. Ce château avait été l’habitation favorite de son fils aîné ; mais, depuis que ce fils s’était enfui d’Espagne, le vieux marquis ne pouvait plus souffrir cette résidence, et la laissait tomber en ruine. Ma sœur accepta la proposition ; elle se retira en Murcie, et elle y est restée jusqu’au mois dernier. – Et quel motif l’amène à Madrid ? s’informa don Lorenzo, qui admirait trop la jeune Antonia pour ne pas prendre un vif intérêt au récit de la vieille bavarde. – Hélas ! señor, son beau-père vient de mourir, et l’intendant du domaine de Murcie a refusé de lui payer plus longtemps sa pension. Elle vient à Madrid dans l’intention de supplier le nouvel héritier de la lui continuer ; mais je crois qu’elle aurait bien pu s’épargner cette peine. Vous autres jeunes seigneurs, vous savez toujours que faire de votre argent, et vous êtes rarement disposés à vous en priver pour de vieilles femmes. J’avais conseillé à ma sœur d’envoyer Antonia avec sa pétition : mais elle n’a pas voulu m’écouter. Elle est si obstinée ! L’enfant a un joli minois, et peut-être bien qu’elle aurait obtenu beaucoup. – Ah ! señora ! interrompit don Christoval prenant un air passionné, s’il faut un joli minois, pourquoi votre sœur n’a-t-elle pas recours à vous ? – Oh ! Jésus ! señor, je vous jure que je suis tout accablée de vos galanteries. Mais je connais trop bien le danger de pareilles commissions, pour me mettre à la merci d’un jeune gentilhomme. – Oh ! pour cela, señora, je n’en doute nullement. Mais, permettez-moi de vous le demander, vous avez donc de l’aversion pour le mariage ? – Voilà une question un peu personnelle. Je ne puis pourtant m’empêcher d’avouer que s’il se présentait un aimable cavalier… Ici elle voulut lancer à don Christoval un regard tendre et significatif ; mais comme malheureusement elle louchait abominablement, l’œillade tomba sur Lorenzo qui prit le compliment pour lui, et y répondit par un profond salut. – Puis-je vous demander, dit-il, le nom du marquis ? – Le marquis de Las Cisternas. – Je le connais intimement. Il n’est point à Madrid pour le moment, mais on l’attend de jour en jour. C’est le meilleur des hommes, et si l’aimable Antonia veut me permettre d’être son avocat auprès de lui, je me flatte d’être en état de lui faire gagner sa cause. Antonia leva ses yeux bleus, et le remercia silencieusement de cette offre par un sourire d’une douceur inexprimable. La satisfaction de Léonella fut beaucoup plus bruyante. – Oh ! señor ! s’écria-t-elle, toute notre famille vous en aura les plus grandes obligations ! J’accepte votre offre avec toute la reconnaissance possible, et je vous rends mille grâces de votre générosité. Antonia, pourquoi ne parlez-vous pas, ma chère ? Monsieur vous dit toutes sortes de choses civiles. – Ma chère tante, je sens que…
– Fi donc ! ma nièce, que de fois je vous ai dit qu’il ne fallait jamais interrompre une personne qui parle ! Quand m’avez-vous vue faire une pareille chose ? Sont-ce là vos manières de Murcie ? Mais je vous prie, señor, continua-t-elle en s’adressant à don Christoval, apprenez-moi pourquoi il y a tant de monde aujourd’hui dans la cathédrale.
– Est-il possible que vous ignoriez qu’Ambrosio, le prieur de ce monastère, prononce ici un sermon tous les jeudis ? Madrid entier retentit de ses louanges. Il n’a encore prêché que trois fois ; mais tous ceux qui l’ont entendu sont tellement ravis de son éloquence, qu’il est aussi difficile de se procurer des places à l’église qu’à la première représentation d’une nouvelle comédie.
– Hélas ! señor, jusqu’à hier je n’avais pas eu le bonheur de voir Madrid ; et à Cordoue nous sommes si peu informés de ce qui se passe dans le reste du monde, que jamais le nom
d’Ambrosio n’a été prononcé dans ses murs. – Vous le trouverez ici dans toutes les bouches. Ce moine semble avoir fasciné tous les habitants ; et n’ayant point même assisté à ses sermons, je suis étonné de l’enthousiasme qu’il excite. Jeune et vieux, homme et femme, c’est une adoration générale et sans exemple. Nos grands l’accablent de présents ; leurs femmes refusent tout autre confesseur, et il est connu par toute la ville sous le nom de l’homme de Dieu. – Je ne vous demande pas, señor, s’il est de noble origine ? – On l’ignore jusqu’à présent. Le dernier prieur des capucins le trouva, encore enfant, à la porte du monastère ; toutes les recherches que l’on a faites pour découvrir qui l’avait laissé là ont été inutiles, et lui-même n’a pu donner aucun indice sur ses parents. Il a été élevé dans le couvent, et il y est resté depuis. Il a montré de bonne heure un goût décidé pour l’étude et pour la retraite, et aussitôt qu’il a été en âge, il a prononcé ses vœux. Personne ne s’est jamais présenté pour le réclamer, ou pour éclaircir le mystère qui couvre sa naissance ; et les moines, qui y trouvent leur compte à cause de la vogue qu’il procure à leur maison, n’ont pas hésité à publier que c’est un présent que leur a fait la Vierge. En vérité, la singulière austérité de sa vie prête quelque appui à cette version. Il est maintenant âgé de trente ans, et chacune de ses heures s’est passée dans l’étude, dans un isolement absolu du monde, et dans la mortification de la chair. Avant d’être nommé supérieur de sa communauté, il y a de cela trois semaines, il n’était jamais sorti des murs du couvent ; même à présent il ne les quitte que le jeudi, lorsqu’il vient dans cette cathédrale prononcer un sermon qui attire tout Madrid. Il passe pour observer si strictement son vœu de chasteté, qu’il ne sait pas en quoi consiste la différence qu’il y a entre l’homme et la femme. Aussi les gens du peuple le regardent comme un saint. – Un saint pour cela ? dit Antonia. Alors je suis donc une sainte ? – Bienheureuse Barbara, s’écria Léonella, quelle question ! fi donc, petite fille, fi donc ! ce ne sont pas là des sujets convenables pour de jeunes personnes. Vous ne devriez pas avoir l’air de vous souvenir qu’il existe sur la terre rien de semblable à un homme. L’ignorance d’Antonia aurait été bientôt dissipée par la leçon de sa tante ; mais heureusement un murmure général dans l’église annonça l’arrivée du prédicateur.
C’était un homme d’un port noble et d’un aspect imposant. Sa taille était haute, et sa figure remarquablement belle ; il avait un nez aquilin, de grands yeux noirs et étincelants, et d’épais sourcils qui se touchaient presque ; son teint était d’un brun foncé, mais transparent ; l’étude et les veilles avaient entièrement décoloré ses joues ; la tranquillité régnait sur son front sans rides ; et le contentement exprimé dans chacun de ses traits annonçait une âme exempte de soucis comme de crimes. Il salua humblement l’assemblée ; pourtant, même alors, il y avait dans sa physionomie et dans sa contenance une certaine sévérité qui imposait généralement, et peu de regards étaient capables de soutenir le feu des siens. Tel était Ambrosio, prieur des capucins, et surnommé l’Homme de Dieu.
Antonia, qui le considérait avidement, sentit son cœur troublé d’un plaisir inconnu, et dont elle chercha vainement à se rendre compte. Elle attendait avec impatience que le sermon commençât ; et lorsque enfin le moine parla, le son de sa voix sembla la pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Quoique aucun des assistants n’éprouvât d’aussi violentes sensations que la jeune Antonia, ils écoutaient tous avec intérêt et émotion.
Dans un langage nerveux, clair et simple, le moine développa les beautés de la religion. Il donna de certains passages des saintes écritures une explication qui entraîna la conviction générale. Sa voix, distincte à la fois et grave, sembla chargée de toutes les menaces de la tempête, lorsqu’il déclama contre les vices de l’humanité et décrivit les châtiments qui les attendaient dans la vie future. Chacun des auditeurs fit un retour sur ses offenses passées, et trembla ; mais lorsque Ambrosio, changeant de thème, célébra les mérites d’une conscience sans tache, le glorieux avenir promis aux âmes exemptes de reproches, et la récompense qui lui était réservée dans les régions de la gloire infinie, les assistants sentirent peu à peu se relever leurs esprits abattus.
Le sermon était fort étendu ; cependant, lorsqu’il fut terminé, les auditeurs regrettèrent qu’il n’eût pas duré plus longtemps. Quoique le moine eût cessé de parler, un silence d’admiration régnait encore dans l’église. A la fin, le charme s’étant dissipé par degrés, l’enthousiasme se manifesta hautement. Ambrosio descendait de la chaire : on l’entoura, on le combla de bénédictions, on tomba à ses pieds, on baisa le bord de sa robe. Il passa lentement, les mains dévotement croisées sur sa poitrine, jusqu’à la porte qui donnait dans la chapelle du couvent, et où ses moines attendaient son retour. L’humilité était sur tous ses traits : était-elle aussi dans son cœur ? Antonia le suivit des yeux avec anxiété. Il lui sembla, quand la porte se referma sur lui, qu’elle venait de perdre quelque chose d’essentiel à son bonheur ; une larme roula en silence sur sa joue. – Il est séparé du monde ! se dit-elle ; peut-être ne le verrai-je plus ! Comme elle essuyait cette larme, Lorenzo remarqua son mouvement. – Etes-vous contente de notre prédicateur ? dit-il ; ou pensez-vous que Madrid élève trop haut son talent ? Le cœur d’Antonia était si plein d’admiration pour le moine, qu’elle saisit avidement l’occasion de parler de lui : d’ailleurs, ne considérant plus Lorenzo précisément comme un étranger, elle se sentait moins embarrassée par son extrême timidité. – Oh ! il dépasse de beaucoup mon attente, répondit-elle ; jusqu’ici, je n’avais aucune idée du pouvoir de l’éloquence ; mais tandis qu’il parlait, sa voix m’a inspiré tant d’intérêt, tant d’estime, je dirais presque tant d’affection pour lui, que je suis moi-même étonnée de la vivacité de mes sentiments.
Lorenzo sourit de la force de ces expressions.
– Vous êtes jeune, et vous débutez dans la vie, dit-il ; votre cœur, neuf au monde, et plein de chaleur et de sensibilité, reçoit avidement ses premières impressions ; sans artifice vous-même, vous ne soupçonnez pas les autres d’imposture ; et, voyant le monde à travers le prisme de votre innocence et de votre sincérité, vous vous imaginez que tout ce qui vous entoure mérite votre confiance et votre estime. Quel malheur que de si riantes visions doivent bientôt se dissiper !
– Hélas ! señor, répondit Antonia, les infortunes de mes parents ne m’ont déjà fourni que trop d’exemples attristants de la perfidie du monde ! mais assurément cette fois la chaleur de la sympathie ne peut m’avoir trompée. – Cette fois, je reconnais que non. La réputation d’Ambrosio est tout à fait sans reproche ; et un homme qui a passé toute sa vie entre les murs d’un couvent ne peut avoir trouvé l’occasion de mal faire, quand même son penchant l’y pousserait. Mais à présent que les devoirs de sa position vont l’obliger d’entrer de temps à autre dans le monde, et le jeter sur la voie de la tentation, c’est à présent qu’il aura à montrer sa vertu dans tout son éclat. L’épreuve est dangereuse ; il est précisément à cette époque de la vie où les passions sont les plus violentes, les plus indomptées, les plus despotiques. Sa réputation le désignera aux séductions comme une victime illustre ; la nouveauté ajoutera ses charmes aux entraînements du plaisir ; et les talents mêmes dont la nature l’a doué contribueront à sa ruine, en lui facilitant les moyens de satisfaire ses désirs. Bien peu de gens reviendraient vainqueurs d’une lutte si périlleuse. – Oh ! si restreint qu’en soit le nombre, Ambrosio en sera certainement. – Je n’en doute pas non plus : sous tous les rapports, il fait exception parmi les hommes, et l’envie chercherait en vain une tache sur sa réputation. – Vous me ravissez, señor, en me donnant cette assurance ! elle m’encourage à m’abandonner à la prévention favorable qu’il m’inspire, et vous ne savez pas quelle peine j’aurais eue à réprimer ce sentiment ! Ah ! très chère tante, engagez ma mère à le choisir pour notre confesseur.
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